mercredi 20 janvier 2010

Haïti, vivre avec la mort, par Lyonel Trouillot




Depuis Port-au-Prince, frappée par le séisme, l'écrivain haïtien Lyonel Trouillot nous enverra chaque jour sa chronique de l'après. Voilà son premier texte.

Port-au-Prince, mardi 19 janvier. 9 heures. Dans certains quartiers, la capitale a tout d'une ville déserte. Peu de voitures, de passants. Des ruines. Et quelques braves qui essayent de sortir des objets, des souvenirs, sous les décombres.
Ce n'est plus vraiment des vivants que l'on cherche. Sur les ruines de la maison de mon amie Georgia Nicolas, coordonnatrice de l'Atelier Jeudi Soir, nous constatons, avec un ingénieur et quelques ouvriers, l'ampleur du désastre. Qu'est-ce qu'un grand désastre sinon la somme de milliers de petits désastres ! Chaque petit désastre est en soi immense. Des vies, des carrières. Sept jours après la catastrophe, l'après commence.

Je demande à un ouvrier des nouvelles de Josué, l'homme à tout bien faire du quartier (gardien, coiffeur...). Il est mort, il est quelque part sous les ruines, quelques maisons plus loin. Un coup d'oeil vers les ruines de la maison indiquée. Exit Josué. Un jeune doberman nous a rejoints. Il semble nous avoir choisis comme parents adoptifs. La maison de ses maîtres a sans doute été détruite. La veille, sa famille a enterré notre amie Valérie, une ancienne membre de l'atelier qui dirigeait une école de théâtre. Cela s'est passé dans un autre quartier, au bas de la ville. Un immeuble a traversé la rue, comme un immense projectile, pour frapper de plein fouet une école, une église et une bibliothèque.

On ne peut pas pleurer tant de morts en même temps. Cela en devient presque ridicule. On ne peut pas choisir dans le tas. J'ai rencontré aussi mon ami Danice, le graphiste du journal Le Matin. Il a perdu sa femme et ses deux enfants. Le directeur du journal n'est pas en reste : sa femme et ses trois enfants, qui étaient venus des États-Unis pour passer les fêtes avec lui, font partie des victimes. Ce foutu tremblement de terre n'aura laissé personne sans son lot de morts.

Vigilance, mais aussi exactions

Personne sans son lot de morts, c'est l'une des vérités du début de l'après. Je descends vers radio Kiskeya qui a recommencé à fonctionner depuis la veille. Je vais aux nouvelles. La distribution de l'aide qui pose toujours problème par manque de coordination. Les dernières (?) tentatives et espérances des sauveteurs pour sortir les derniers (?) survivants des décombres. Les petits vols des voyous s'infiltrant la nuit sous les ruines pour piquer un ordinateur, un gadget ou du cash. Les réactions de la police qui agit dans certains quartiers, exerce des contrôles, souvent sans nuances. Vigilance, mais aussi exactions. Tu as trouvé ça où ? En attendant, on t'arrête, tu t'expliqueras plus tard.

Quelques viols. Des cas de pillage. Carrefour, Pétion-Ville, le boulevard Jean-Jacques Dessalines... Une chose semble certaine, ni la police ni la population n'épargneront les bandits. Dans de nombreux quartiers, les jeunes ont monté des comités. La sécurité de la zone fait partie des priorités. Pas malin, celui qui se fera prendre. Les gens ont besoin d'abris, d'eau potable, de nourriture. Ils n'auront ni le temps ni l'envie de jouer aux démocrates avec les voleurs, les violeurs et les assassins.

Beaucoup de questions. Les questions sur les intentions des uns et des autres donneurs d'aide. Sur celles des États-Unis en particulier qui contrôlent désormais l'aéroport et annoncent l'envoi de troupes, de nouvelles troupes. Le gouvernement sort lentement de son mutisme, mais ce n'est pas encore suffisant ni suffisamment clair pour rassurer vraiment. Je rentre. Port-au-Prince semble s'être vidé. Ce qu'il en reste dort dans les rues. Les uns, parce qu'ils n'ont plus de maisons. Les autres, parce qu'ils ne veulent pas encore rentrer chez eux. Je les comprends. J'ai développé une peur bleue des douches et des salles de bain.
Parmi les rumeurs, des riches (il en est même dans le malheur) auraient affrété des avions privés. Pour eux aussi se pose la question, sans doute différemment : comment vivre après la mort ?

(Dernier livre paru de Lyonel Trouillot : Yanvalou pour Charlie , Actes Sud, prix Wepler 2009)

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1 commentaire:

Unknown a dit…

The International Writing Program at the University of Iowa voudrait bien faire contact avec M. Trouillot. Priere d'ecrire a iwp@uiowa.edu.