samedi 20 mars 2010

Anywhere out of Haiti


Où je parle de fuite des cerveaux, de l’Université, de synergies qu’il faut rechercher ; de mélancolie, de solitude et d’angoisse. Des passages qu’on repèrera aisément sont interdits aux personnes délicates. J’ai été tenté, en pensant à elles, d’aseptiser ma verve, mais ce serait, de ma part, oublier que j’écris la bouche pleine d’un dégoût qui, toute ma vie, me met au défit d’avaler ma salive. Mes humbles excuses à mes chers amis qui pourraient croire déceler dans ma hargne l’imposture du donneur de leçon. Je suis, vous le savez bien, beaucoup moins sage que la plupart des gens. Il importait simplement, dans l’exercice qui suit, qu’on éclaircisse les ombres qui à notre insu nous dévorent. Et si l’on se brouillait que cela soit au nom d’une sismicité profonde.


LE PRÉTEXTE


Un ami cher est parti s’installer aux Etats-Unis, lui, sa femme et ses deux enfants. Ce n’est que provisoire, comme on se promet toujours au début. D’autres que je croise encore dans la pestilence et les décombres profitent de la manne des bourses d’études et autres possibilités pour monter, eux aussi, leur petit plan d’évasion.

Le vide se fait autour de moi.

Mais il y a peut-être plus préoccupant que mon petit malheur privé… Le pays se vide de ses cerveaux, la preuve en est peut-être cette Ambassade, pas des moindres, qui, dit-on, ne délivre que des visas d’étudiant. Comment survivre à l’hémorragie ? Comment, si on le peut encore, colmater la brèche ?

La question qui interpelle déborde le territoire restreint que notre souffrance d’aujourd’hui lui assigne. Il faudra déplier ses multiples dimensions et surtout la restituer à son avenir. La nouvelle « intelligence sismique » exige que l’étonnement ne nous surprenne plus au coup par coup, il doit demeurer un état permanent en tant que conscience aigüe du mal chronique qui nous ronge. Il est à tous interdit de sortir de l’étonnement haïtien.

Ce texte cherche à tisser un lien certes improbable mais nécessaire entre deux urgences.

COTE PILE : FUIR, PARTIR LOIN


L’évidence du partir, l’impuissance à retenir. La volonté d’exil a été déposée dans nos cœurs voilà cinq cents ans.

Une bête affamée nommée consommation


Je ne connais aucun pays de l’ex bloc de l’Est, depuis vingt ans que le mur est tombé, qui soit devenu prospère parce que ses cerveaux s’exportaient bien, au contraire, la misère s’intensifiant, la traite des blanches a assez vite pris le relai du trafic de matière grise. Qui pis est, ces pays ne peuvent survivre aujourd’hui qu’arrimés aux austérités hypocrites de l’Europe.

Partout où il étend son empire, le système traine avec lui une idée fixe.

Achalander ses sex shops, absorber l’énergie animale de ses travailleurs saisonniers qui souvent triment au noir, détourner l’énergie mentale du jeune, plutôt doué, mais qui en a marre de crever de faim dans son tiers-monde, siroter les savoirs exotiques, bien à l’ombre dans ses grands instituts de recherche qui ne sont, au fond, qu’un outil parmi d’autres dans un dispositif orienté vers l’asservissement des populations pauvres, ces esclaves d’un nouveau genre, que bien souvent le système appelle aussi ses clients, la règle étant, à l’image de l’enfant que le magicien embobine avec une pièce, de ne jamais rien donner qu’on ne reprenne dans le même geste, -- autant de figures d’une même voracité qui sert au Nouvel Ordre Mondial à repousser les frontières de la consommation.

Nous autres, il nous plait de nourrir la bête, du moins, cinq siècles d’esclavage, de colonisation et d’échange inégal, nous ont dressé au dévouement inconditionnel. Etre ou ne pas être, avoir, telle est désormais la question ou plutôt la réponse qui obnubile l’élite d’un tiers-monde obsédé de standing. Famille, tradition, conviction ne sont plus. C’est la consommation qui donne le chiffre de toute valeur.

Il est courant sous nos latitudes ce cas clinique du pauvre hère qui, après s’être exilé quelques années pour pouvoir enfin « vivre correctement », revient au pays avec des gratte-ciel accrochés à sa visière comme si le pays avait été, lui aussi, du voyage.

Serions-nous d’étranges Peter Schlemhil qui trimbalons sous nos pas une ombre, invisible à l’œil nu, mais obsédante d’exigences que ma mère et ma sœur, l’ouvrier, la domestique et la petite marchande doivent payer à la sueur de leur sang ? Nous devenons la Sphinx qui dévore, impitoyable, le hameau incapable de combler son énorme appétit monstrueux. Quand arrêterons-nous de mettre les voiles au supermarché du coin qui nous transporte au seul vent de son air climatisé et de ses produits « made anywhere out of Haïti » ?

Il fait bon, parait-il, de regarder la neige descendre sur Port-au-Prince.

Conscience malheureuse et conscience héroïque


On sait les méfaits de cette mélancolie brassée dans les éprouvettes de la société de plantation (xviie-xviiie siècles). Nous avons, à cause d’elle, perdu tout sens de l’engagement, non cet engagement d’intellectuel pétitionnaire bien au chaud dans le froid du nord, mais cet engagement à tout instant physique qui te remue les entrailles quand la faim t’assaille, le révolver te perce. « Anywhere out of this shit ! » Aujourd’hui notre petit bonheur privé se paie au prix de l’agonie d’une Nation.

Comment, à l’inverse, pour être resté au pays, pour la raison que l’on fait tous les jours l’expérience de la faim, pour la raison que le policier peut, en toute quiétude, t’enfoncer sa matraque dans le cul sans que tu aies le droit de péter (mais si tu le fais quand même tu dois t’empresser de t’excuser très bas et accepter qu’on t’achève pour impolitesse), oui, comment, auréolé des galons de la misère, ne pas se laisser tenter par la conscience héroïque ?

D’où viendra-t-il, en fin de compte, le père que nous appelons de nos vœux et qui saura, habile, réconcilier le fils prodigue avec son frère ? Cette quête de fraternité n’est pas une quête d’autorité ni une autre, culturelle, de recherche de paternité ; il s’agit ni plus ni moins d’une quête existentielle, véritable plongée dans notre conscience dédoublée qui entretient avec elle-même des soliloques orageux.

Haïti, une nation pathétique


Ecartelée, dispersée aux quatre vents, notre Nation se meurt.

Veines béantes, nous vivotons sous constante perfusion grâce au petit milliard que notre diaspora, d’année en année, nous achemine ; s’il faut un pontage ou une ablation ou bien s’il faut, de toute urgence, faire un simple saut à la pharmacie, les ONG, toujours postés au chevet du moribond, se chargeront du reste. L’Etat, dans tout cela, se cantonne, d’année en année, à garder les choses en l’état. Dernier rempart de l’avilissement, depuis deux cents ans, il fait son boulot de gardien de la misère. Il ne doit surtout pas chasser les mouches qui harcèlent notre charogne. Il appartient en fait à une autorité plus compétente de décerner les patentes et de régler la circulation dans notre bric-à-brac de corruption, de tradition et de fierté nationale.

« Anywhere out of this shit ! » Tel est le refrain qu’on chantonne jusqu’à épuisement, nos pieds pétrissant, sous haute surveillance, la merde qui s’abime en puits de pétrole imaginaires, se dresse en faits d’arme inédits et s’étale en sublimes paysages travaillés au couteau.

Poétique de l’exil et autres prétextes


Les catastrophes accumulées au cours du 20e siècle haïtien ont, toutes, contribuées à éroder notre potentiel. Dans le contexte de 1915 ce fut le bras vigoureux de nos fiers paysans qu’on exportait en tant que braceros vers Cuba et la République Dominicaine et, dans les années soixante, à un moment où le pays croupissait sous une dictature atroce parrainée par les grandes démocraties de l’Occident chrétien, on poussait le dos à nos intellectuels et à nos enseignants.

On n’oubliera certes pas qu’une part importante de ce beau contingent partait au Congo, mais c’était, piégés que nous sommes de partout, pour apporter aux damnés de l’enfer africain la bonne nouvelle de la soumission à la culture, aux valeurs et à la vision occidentales du monde. Les proclamations officielles n’ont jamais véritablement brisé nos chaines. En réalité, le rôle de ces proclamations était, au contraire de les couler à nouveau en accessoires plus subtils, plus résistants et moins visibles.

Quant à nos remarquables gouverneurs de l’hiver, ils se crurent très tôt visités par la grâce au point que, pour rien au monde, ils n’auraient voulu renoncer à leur exil. L’affaire est entendue en ce qui concerne Métellus. Depestre, lui, traficote au coin de la rue des prix littéraires, à Paris, dealant des histoires de zombi coupées aux contes de ma mère l’oie, tandis que Ollivier, Laferriere, Desrosiers brodent, chacun, leur variation sur le thème du salut dans l’exil, chacun à sa façon : plaintif, rusé, exalté.

Découlant en droite ligne d’une économie politique de la saignée, la poétique de l’exil
est un pacte avec le Diable, du moins, l’acte ostensible du sinistre contrat.

COTE FACE : SI RESTER IL FAUT


La nécessité de rester s’impose heureusement au gros de la population même quand dans cette majorité une partie regarde vers le ciel et l’autre, aussi nombreuse, sinon plus, regarde l’océan. En particulier vers les cotes de Miami là-bas derrière l’horizon.

Quand nos cervelles on aspire


Que peut-on maintenant et ici-même ? Que peut l’Université, la principale interpellée par la fuite échevelée des cerveaux, à un moment où la rumeur circule que les ambassades puisent à pleine mesure dans le réservoir de nos établissements d’enseignement supérieur ?

Dans un contexte où nous avons, dans l’ensemble du système, des milliers d’étudiants morts, on voudrait donc aussi nous en rafler des milliers d’autres parmi les meilleurs. Ce qui est une bonne chose pour chaque concerné pris en particulier et peut-être aussi pour le pays à la longue. Quoiqu’il en soit on ne peut s’empêcher de penser aux saignées du passé. Et à quelques-unes plus récentes.

Il aurait été préférable qu’on puisse consentir de plein gré au sacrifice, mais la cérémonie se déroule malheureusement sans nous, on n’y peut rien, alors que, comble de l’ironie, les « bénéficiaires » du rituel c’est nous...

Dans le cas favorable où notre avis compterait pour quelque chose, l’alternative touche la possibilité d’avoir des institutions moins performantes aujourd’hui (parce nos meilleurs étudiants et enseignants auront pour la plupart quittés le pays) et plus performantes dans une décennie suite au retour hypothétique des exilés qui n’auront pas trouvé leur place au soleil doré de l’hiver. On se doit bien sûr de mentionner également le contingent, sans doute infime, des « militants » revenus d’aventure qui auront à cœur de contribuer in situ au développement du pays. Nou fenk kare konte ze nan vant poul.

Nous sommes placés devant un énorme dilemme : Retenir ou laisser partir ? Accepter la décapitalisation mentale ou l’endiguer ? En corolaire, d’autres questions se posent aussi : Comment retenir ? Dans quelle mesure ? De quel droit ? Comment gérer le mécanisme de filtrage ? Qui décidera ? A qui reviendra-t-il d’en superviser l’application ?

La réponse que l’avenir attend de l’Université


Il me semble qu’il soit urgent que l’Université (d’Etat et le privé) commence à lorgner du coté des institutions d’enseignement primaires et secondaires. Une synergie avec le Ministère de l’Education et les puissantes ONG comme le PHARE ou la FONHEP permettrait peut-être d’investir davantage de qualité dans la formation des jeunes esprits. Histoire que, le moment venu, on puisse renouveler et décupler la gerbe brûlée au soleil de ce petit pays aux rigueurs volcaniques. A moins que l’on ne tire une leçon nihiliste de l’incompétence du Ministère et des ONG dépensières qui accouchent constamment d’une souris. Je sais que, à terme et même si le pari est gagné, le cycle infernal de la saignée pourrait toujours reprendre.

Il faut nous y préparer en posant dès aujourd’hui les bases de la Nouvelle Ecole ! En dehors bien sûr des supercheries déjà pesées, tâtées et finalement « creuses » qu’on appelle les Sciences de l’Education qui se posent, chez nous, comme origine et fin de leur babillage. A moins qu’on fasse leur toilette, qu’on les nourrisse de manière équilibrée et qu’on leur interdise de faire comme ces gens d’un autre temps qui se contentaient, scapulaire sous la tunique et silice au coté, de se parfumer et quelques fois de changer de vêtement alors que la crasse et la mauvaise odeur restaient collées à leur chair émaciée.

J’imagine que, dans la perspective ainsi tracée, on pourrait mettre le paquet sur les sciences et savoirs de base adossées évidemment à tous les diplômes qui habilitent d’une façon ou d’une autre l’Enseignement et le Conseil dans les Ecoles. Moi je doute fort que ça soit après le séisme qu’on arrive à créer une honorable école polytechnique ou à former de très grands philosophes. La reconstruction doit être lente, modeste, mais sûre. Ma génération, dispersée, friande d’exil facile et de steak, ne peut rien pour ce pays, il faut, pour une fois, s’en remettre aux enfants.

Mais encore faut-il penser à tous les enfants et pas qu’aux enfants des anciens de l’Amicale des gosses de « riches ». Il n’en faut pas beaucoup pour être cousu d’or ou paraitre tel dans ce pays où la plupart des gens ne savent plus la dernière fois qu’ils ont mangé à leur faim.

J’ai encore l’estomac lourd, quant à moi, de la remarque en ma présence d’un révérend père, directeur d’établissement, qui tout fier confiait à une amie que son collège fait partie des quatre ou cinq bonnes écoles qu’on trouve dans le pays. Cet état d’esprit traduit assez l’exclusivisme de la qualité même quand, au fond, c’est du toc qu’on propose partout et toujours en dépit des beaux labels.

Les masses, toujours à la peine, ont dû livrer de formidables combats pour monter à l’assaut de l’instruction. Une fois les va-nu-pieds dans la place, on s’est plu à railler leur maintien, leur élocution, tout ce qui en eux sent l’école-bordel ou la « mal instruction » pillée dans les dépôts de l’élite. Comme aujourd’hui ce genre de vol n’est plus puni de mort et comme, après tout, il faut bien toute une armée mal payée de nouveaux prolétaires pour faire marcher la boutique, il n’y a personne qui nous tire dessus pour ce seul motif, sauf bien sûr en cartouches de mépris.

Haiti : Quelle Université ?


Comment renverser cette situation qui dure malheureusement depuis cinq siècles ? Quelle sorte d’université faut-il pour en finir avec cette laideur de yon lekòl tet anba nan yon peyi tet anba ? Une école à l’envers dans un pays à l’envers, à quand la fin ?

Il nous faut, pour appuyer le changement souhaité, une Université qui soit au service d’un développement réellement durable et qui sait donner la réplique, cinglante ou rusée, mais qui travaille à son avantage et au bénéfice du grand nombre. Il ne faut plus, cette Université, qu’elle ne soit que soucieuse de placer des commis derrière les comptoirs. Cette Université-là doit pouvoir dialoguer avec les Ministres, les élus et autres bailleurs qui baillent aux corneilles toute la sainte journée, leur tordre la main, au besoin, pour imprimer elle aussi une impulsion au gouvernail. Elle se doit aussi de bousculer la présidentielle indifférence. Si nous montrons le sang-froid de mise, qui sait ? Peut-être que se reproduira, en notre faveur, le miracle de David affrontant Goliath ?

Bien sûr, ce qui nous attend, c’est un corps à corps inégal et sans fronde. Il faut nous attendre à prendre des coups, gueuler fort la douleur des abus, faire la guérilla contre le mépris et les cabales, infiltrer aussi les trafics. Elle doit être révolue l’époque du tapage et des cloisonnements. Il faut instituer une intelligence universitaire au service d’une Université intelligente soucieuse d’un développement véritable. Autrement nous resterons la putain des mauvais coups et des viols odieusement consentis.

Un, deux, trois : l’avenir est aux enfants !


Il est temps qu’on aligne, au départ de la course vers le développement, des jeunes en majorité convenablement formés au secondaire des quatre coins et autres « trous perdus » du territoire national. C’est à eux qu’il appartiendra de remporter la victoire si l’Université se hisse à leur niveau. D’où la nécessité que celle-ci investisse l’hémorragie qui nous vide en ce moment et tire son épingle du jeu en mettant l’accent sur la formation continue et l’amélioration du statut et des conditions de travail de son personnel. Nous autres, enseignants de l’Université, nous n’avons peut-être plus d’étudiants, mais il nous faut nous préparer à les engendrer, les guider, les former pour donner enfin sens au mot d’Université qui sonne pompeux dans nos bouches.

Je le redis, commençons par 1, 2… si nous voulons compter jusqu’à 3. La réforme de l’Université (d’Etat et du privé) jetée à terre dans le grand tremblement, malheureusement trop superficiel, n’est qu’une niaiserie si d’ores et déjà nous ne préparons pas enfin la réforme de l’Education. N’attendons pas une autre danse macabre pour revenir à nos responsabilités, le moment est venu, il est temps.


Nixon Calixte

1 commentaire:

Nixon Calixte a dit…

Bonjour,
Je prie le webmestre, s'il compte garder ce texte sur le site, de le rafraichir en donnant à lire la version légèrement modifiée qu'on peut consulter sur ma page Facebook.
Merci d'avance.
Nixon Calixte