lundi 17 mai 2010

Haiti-Politique : La puissance d’un soulèvement général contre l’imposture


Par Leslie Péan*

Les manifestations se déroulant aux Cayes, à Miragoane, Léogane, Jacmel, Hinche, Cap-Haitien, Port-au-Prince et Petit-Goâve sont la réponse populaire à la politique de gabegie et de vente du pays à l’encan du gouvernement de René Préval. Les manifestations sont un avertissement de taille à tous ceux qui croient que les faibles sont responsables de leurs propres faiblesses et qu’ils peuvent manipuler le peuple à volonté. Le peuple a manifesté pour dire au président Préval qu’il ne peut pas faire à sa guise. Haiti n’est pas sa propriété privée et les Haïtiens ne sont pas des zombies comme certains le prétendent. Un président élu n’a pas pour mission de refuser de respecter la Constitution, détruire un pays, installer un Conseil électoral pour organiser des élections frauduleuses, laisser assassiner en toute impunité des citoyens comme Robert Marcello, directeur de la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP), avilir les sénateurs et députés en confisquant tous les pouvoirs, dilapider les deniers publics comme c’est le cas avec les 197 millions de dollars de PetroCaribe, laisser croupir dans des conditions abjectes les victimes du séisme du 12 janvier et chercher à bénéficier de ses propres erreurs.

Stupidité quotidienne du gouvernement Préval

Le soulèvement général contre le gouvernement Préval fait tâche d’huile. L’adhésion aux manifestations se fait sans arrières-pensées pour protester contre le crime de haute trahison du président de la République, contre son refus de porter assistance à personne en danger (Article 52-1 de la Constitution de 1987) lors de son silence après le tremblement de terre du 12 janvier, contre sa loi d’urgence et sa volonté de prolongation de son mandat. Des actes qui ajoutent au musée de la stupidité quotidienne d’un gouvernment qui voulait s’imposer comme parti unique sous le nom, INITÉ. Le peuple passe du pouvoir en puissance qu’il détient au pouvoir en actes en refusant l’assujettissement auquel le soumet le gouvernement de Préval. Des démocrates indépendants et la Plateforme Tèt Kole ont pu établir la solidarité entre des courants politiques de tendances différentes contre l’autisme croissant du président Préval.

En effet, le président Préval fait fausse route. Cela fait longtemps qu’on le lui dit. Les Haïtiens doivent régler leurs problèmes entre eux. Tous les Haitiens doivent pouvoir vivre chez eux, s’ils le désirent. L’exil est banni par la Constitution. Mais le président Préval refuse d’écouter. Il continue en pensant que les forces armées onusiennes sont les seules à lui donner légitimité et sécurité. Il refuse de battre en retraite. La jeunesse veut un changement réel et ne semble plus prête à accepter n’importe qui comme dirigeant. Nombre de jeunes qui avaient participé à la farce des élections de la piscine de 2006 ont montré qu’ils ne sont pas dupes. Après avoir mangé la soupe hier à l’hôtel Montana, ils ont appelé au secours aujourd’hui dans la foule en manifestant contre Préval. Ils cherchent d’autres repères et scrutent l’horizon. À la limite de l’improbable, leurs actions sont déroutantes à plus d’un titre et surprennent certains éléments de la classe politique qui mettront plusieurs années à en comprendre les sens. L’aversion pour Préval est l’axe déterminant d’un soulèvement d’une multitude dont les attentes ne trouvent pas de voix ni d’échos dans le gouvernement actuel. René Préval a accumulé tant de fautes grossières qu’il semble être trop tard pour lui de reculer. Le mouvement de protestation lui demande simplement de renoncer au pouvoir.

Le peuple haïtien sait se battre. En tirant les précieuses leçons de toutes ses anciennes mobilisations qui ont été détournées, il démontre que tout pouvoir vient de lui et qu’il ne peut pas accepter la désintégration sociale et nationale. Il l’a fait en janvier 1946 quand un Jacques Stephen Alexis, président de l’Association des Étudiants de la faculté de Médecine (ADEM), donna le signal du soulèvement général qui mit fin à la dictature du gouvernement de Lescot. Pour construire lui-même son devenir, le peuple haïtien est revenu à l’assaut contre la racaille au pouvoir sous le gouvernement de Paul Eugène Magloire, le 17 mai 1956. Suite au signal donné par Guy Bauduy, les étudiants du lycée Pétion gagnèrent les rues et sonnèrent le glas de ce gouvernement qui voulait garder le pouvoir pour un autre mandat. Les hommes de pouvoir ayant toujours le même stock idéologique, le gouvernement de Jean-Claude Duvalier charriera la folie du pouvoir à son paroxysme avec la présidence à vie héréditaire jusqu’à ce que les trois jeunes écoliers Jean-Robert Cius (20 ans), Daniel Israël (19 ans) et Mackenson Michel (13 ans) offrirent leurs vies à la Nation et permirent à cette dernière de congédier la dictature des Duvalier.

Le peuple haïtien a gagné tous les combats qu’il a livrés même si les résultats ont été confisqués par des malades du pouvoir qui ont détourné la lutte de ses objectifs initiaux. Le cercueil tragique du pouvoir continue son cheminement entre les mains mafieuses. À chacune de ces occasions, le peuple haïtien a indiqué qu’il n’a pas peur de prendre les risques nécessaires en mettant sa vie en jeu pour s’attaquer aux pouvoirs qui n’ont rien à lui offrir et qui veulent perdurer. Face à un gouvernement qui utilise la terreur et l’insécurité pour confisquer la souveraineté populaire et conserver le pouvoir indéfiniment, le soulèvement général est vite devenu la seule perspective pour forger un avenir meilleur. Conclusion produite tant à la fois par la pensée que par les émotions. Mettre sa vie en jeu par des actions pour que les choses changent. Le peuple haïtien en est arrivé là, au grand jour. Le leve kanpe (soulèvement) est sur toutes les lèvres. Le seul dialogue possible que veut engager l’opposition politique avec le gouvernement Préval, c’est pour réclamer sa démission immédiate.

L’exemple du soulèvement du Kirgihzstan


La démocratie ne se résume pas à laisser les gens dire ce qu’ils veulent tandis qu’une minorité de manipulateurs prend des décisions en tous points contraires aux intérêts de la majorité. Ce jeu d’écervelés ne peut pas continuer éternellement. En Asie Centrale, le peuple du Kirgihzstan l’a bien compris. Après avoir contribué au renversement du président Akiev en 2005, son successeur Kourmanbek Bakiev a confisqué l’État et mis en place un dispositif de corruption en accord avec la communuté internationale (Américain et Russes confondus) pour sucer le sang du peuple kirghiz. Le gouvernement russe vendait du carburant à son homologue kirghiz à des prix subventionnés et ce dernier le revendait au gouvernement américain au prix du marché pour approvisionner ses avions qui utilisent la base de Manas, près de la capitale Bichkek, dans la guerre contre les talibans en Afghanistan.

Selon le FBI américain, les juteux profits découlant de ce trafic de carburant, soit 8 millions de dollars par mois, allaient sur les comptes privés de Maxsim Bakiev, le fils du président. [1] Cet arrangement alambiqué était en vigueur sous le gouvernement précédent de Askar Akiev dans lequel son fils Aidar Akiev vendait au gouvernement américain le carburant acheté des Russes dans les mêmes conditions. C’était du donnant donnant car le Pentagone pouvait utiliser la base aérienne de Manas pour ses opérations logistiques dans la région mais aussi en payant moins pour le loyer. Le gouvernement Bakiev avait déclaré en 2005 que le Pentagone lui devait 80 millions de dollars pour le leasing de la base aérienne. [2] Les paiements pour l’utilisation de la base aérienne de Manas ont augmenté annuellement de 2 millions de dollars en 2005 à 60 millions en 2009. [3] L’opposition kirhgize qui a pris le pouvoir accuse le gouvernement américain de corruption dans ses rapports avec le gouvernement déchu de Bakiev. [4]

C’est un fait universellement accepté aujourd’hui que le Pentagone sait parfaitement comment sauvegarder les intérêts vitaux américains avec un bon dosage de corruption et des alliances avec les gouvernements corrompus comme ceux du Shah d’Iran, Somoza, Marcos, Mobutu et Duvalier. Cela n’empêche pas des voix au Congrès américain comme celui du Congressman démocrate John F. Tierney de s’élever pour demander une enquête sur les allégations de corruption du gouvernment américain avec les gouvernments de Akaiev et de Bakiev au Kirghizstan. [5] C’est bien cela la force du système démocratique de savoir sauver les apparences.

L’opposition kirghize a relevé le défi et a pu renverser le dictateur Bakiev en dépit du fait de la présence de bases militaires américaines et russes, et de la dépendance du pays par rapport à la communauté financière internationale. Les étapes les plus importantes de ce combat sont l’occupation des bureaux publics, la fermeture de l’aéroport international, le blocage des autoroutes, les manifestations dans les quartiers populaires, et enfin la création d’un gouvernement de transition, etc. Il a fallu à l’opposition kirghize deux jours assidus de protestations, les 6 et 7 avril 2010 dans les principales villes du pays pour que le gouvernement de Bakiev prenne la fuite, et ceci malgré le fait que le gouvernement américain continuait de reconnaitre officiellement le gouvernement de Bakiev le 7 avril 2010. Le modèle gagnant kirghize semble inspirer l’opposition démocratique haitienne dans sa lutte contre le gouvernement Préval coupable d’avoir abdiquer la souveraineté nationale.

La démultiplication de la bêtise

Le refus du peuple haïtien d’accepter la Loi d’urgence imposée par le gouvernement de René Préval et la communauté internationale est à l’ordre du jour. Les manifestations se multiplient à travers le pays pour dire non à l’imposture de la Loi d’urgence et demander la démission du président Préval pour sa trahison des intérêts nationaux. L’opposition ne veut pas de la cacophonie de Préval qui croit pouvoir se cacher derrière le bouclier des forces de la MINUSTAH pour imposer une dictature au peuple haïtien. Il fait hurler les cordes de son violon, mais il ne réussit pas à jouer une musique agréable aux oreilles des démocrates et des patriotes. La démultiplication de la bêtise se fait avec des élections frauduleuses, des manœuvres déloyales pour amender la Constitution, la création d’un conseil électoral bidon, la prolongation du mandat présidentiel, etc. Le gouvernement Préval, avec la Loi d’urgence, montre son attachement à l’assujettissement, à ce que Judith Butler nomme « l’attachement passionnel » à la subordination. [6]

Dans une logique de malheur, le gouvernement Préval veut prolonger son mandat dans la perspective léguée par tous les satrapes qui ont gouverné Haïti. Nombre d’analystes internationaux sont unanimes à reconnaitre que son gouvernement “est mou, absent, laissant la corruption décimer le pays et engloutir les milliards de dollars d’aide internationale”. [7] Mais, personne ne soupçonnait chez le président la maladie du pouvoir absolu. Par-delà les prestations de serment et les déclarations de bonnes intentions, le président met en avant une logique de révision de la Constitution qui s’apparente à de la duperie. Il veut se donner des pouvoirs césariens en devenant un hyper-président pour arriver à des fins oscillant entre un troisième mandat et le choix de son successeur. Le mardi 20 octobre 2009, à treize kilometres de la capitale, au ranch de la Croix-des-Bouquets, le président Préval a levé le voile sur les ténèbres du système qu’il veut mettre en oeuvre en déclarant : “Allez de par le monde prêcher la bonne nouvelle. Quiconque croit sera sauvé et ceux qui ne croient pas seront condamnés.”

Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 ne l’a pas dissuadé sur sa route vers l’enfer. Il a bouclé son programme luciférien au pas de charge : annonce du projet de Loi d’urgence, présentation devant la Chambre des Députés et du Sénat, vote, publication au journal officiel, le tout en moins d’un mois. Hanté par la perspective de devoir un jour rendre des comptes, le président Préval se met une couronne sur la tête avec ce verrouillage total du champ politique. Mais en infligeant cette gifle sonore au peuple haïtien, le président Préval affiche en même temps son désespoir. Préval se veut un passeur sur un chemin de malédictions et prétend sauvegarder la continuation des institutions en gardant le pouvoir tant qu’il n’y aura pas un président élu à son goût pour protéger ses arrières. Préval est de la même (in)cohérence que celui qui avait annoncé qu’il remettrait le pouvoir à la jeunesse. C’était Papa Doc en 1970. Préval dit qu’il ne voit pas ce que lui reprochent ceux et celles qui contestent sa manière de faire. Il ne peut pas faire autrement et doit assurer une transition sans heurts à celui ou celle qui sera élu aux prochaines élections qu’il organise à sa manière.

Dans tous les pays qui revendiquent la démocratie, il faut organiser des élections. Mais pas n’importe comment. Il ne faut pas mystifier la population avec des formes au détriment du contenu. Préval se veut de la bonne école, celle de la Corporate America dont la Goldman Sachs vient de donner l’ultime démonstration en refusant toute responsabilité pour la dissémination à l’échelle mondiale des produits toxiques qui ont été la goutte d’eau faisant déverser le vase de la crise financière actuelle. [8] En effet, pour les dirigeants de la Corporate America, les entrepreneurs sont des « market makers » (faiseurs de marché) qui n’ont aucune responsabilité dans la nature de ce qui est vendu. On ne sera pas étonné si les « market makers » qui ont pris le gouvernement américain en otage, font les lois et peuvent s’engager dans des activités criminelles en toute impunité. En effet, malgré la crise financière, les règles n’ont pas été changées, les fortunes engrangées n’ont pas été restituées et les fraudeurs ne sont nullement inquiétés. Ce qui fait dire à Bob Herbert du New York Times que ces financiers sont « des gangsters et des malfaiteurs » [9] qui contrôlent l’État corporatiste.

Tout comme les dirigeants de la Goldman Sachs se sentent indignés d’être accusés de malversation par les sénateurs de la Commission des Opérations en Bourse pour les produits toxiques qu’ils ont vendus en toute connaissance de cause, Préval se sent indigné contre ceux qui lui imputent la responsabilité ultime des mauvaises décisions, de la corruption et des assassinats enregistrés pendant son mandat. L’assassinat de Robert Marcello et la dilapidation des 197 millions de PetroCaribe lui importent peu. Dans le cas de la Goldman Sachs, les dirigeants de ce géant de la haute finance se défendent en disant qu’ils sont le point de rencontre entre ceux qui veulent acheter et ceux qui veulent vendre. Ils sont un « market maker » et n’ont aucune responsabilité sur la qualité du produit. Dans le cas du marché politique en Haïti contrôlé par des secteurs corporatistes archaïques, Préval se veut aussi un point de rencontre pour les vendeurs et acheteurs au cours d’élections toujours frauduleuses et dont il décide quand et où elles ont lieu, quelle machine électorale les organise ainsi que les votes qui seront comptés.

La révolte populaire gronde

Le président Préval n’a pas été élu « dans la piscine » pour faire ce qu’il veut et trahir les intérêts nationaux. Le peuple haïtien est en train de prouver qu’il a les ressorts pour se rebeller contre ses exploiteurs. Pour se révolter contre ceux qui s’enrichissent de sa misère. La révolte populaire gronde et le refus d’envisager des élections organisées par René Préval gagne en popularité car toutes les élections organisées par son gouvernement se sont révélées frauduleuses et sont semblables à celles que l’armée d’Haïti organisait au cours du 20e siècle.

Les courants réactionnaires autour du pouvoir en place qui comptaient sur la passivité du peuple pour faire passer leur projet anti-national sont affolés. Pour ces courants, il faut corrompre le peuple en le noyant dans la drogue, en assassinant ses fils les plus lucides, en demandant aux ambassadeurs de faire pression sur les parlementaires sérieux et enfin en organisant des élections frauduleuses où certains dégénérés sont nommés députés et sénateurs. La puissance du soulèvement populaire contre l’imposture dérange. Des pseudo-légalistes disent que le gouvernement Préval doit pouvoir terminer son mandat à la date prévue par la Constitution de 1987 c’est-à-dre le 7 février 2011. Pourtant ces pseudo-légalistes ne protestent pas contre les nombreuses actions anti-constitutionnelles du président Préval qui autorisent sa mise en accusation et son jugement. Les défenseurs du statu quo ont le dos au mur. Le système politique en vigueur est pourri et ne peut faire l’objet d’aucune réforme pour calmer le jeu. Le moment semble venir pour défaire deux siècles de nœuds qui tiennent le peuple haïtien ligoté pour mieux l’assujettir. Le temps de l’écriture des unions imprévisibles frappe à la porte. C’est d’ailleurs d’une telle union imprévisible des nouveaux et des anciens libres, des cultivateurs et des propriétaires, de Dessalines et de Pétion qu’est née Haiti en 1804.

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* Economiste, écrivain

[1] Andrew E. Kramer, « Fuel sales to U.S. at issue in Krygzstan, The New York Times, April 11, 2010.

[2] David S. Cloud, “Pentagon’s Fuel Deal Is Lesson in Risks of Graft-Prone Regions », The New York Times, November 15, 2005.

[3] Piotr Smolnar, « Les liens entre Washington et le régime déchu de Kirghizistan font polémique », Le Monde, 5 mai 2010.

[4] Alan Cullison, Kadyr Toktogulov et Yochi J. Dreazen, « Kyrgyz Leaders Say U.S. Enriched Regime » Wall Street Journal, New York, 11 avril 2010.

[5] John F. Tierney, Hearing on “Crisis in Kyrgyzstan : Fuel, Contracts, and Revolution along the Afghan Supply Chain”, Statement of John F. Tierney, Chairman Subcommittee on National Security and Foreign Affairs Committee on Oversight and Government Reform, U.S. House of Representatives, April 22, 2010.

[6] Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, Léo Scheer Editions, Paris, 2002.

[7] Kora Andrieu, “Haïti : contre le défaitisme, penser la reconstruction”, Sorbonne, Paris, 25 janvier 2010.

[8] Carrick Mollenkamp et Serena Ng, « Senate Goldman Probe Shows Toxic magnification », Wall Street Journal, May 2, 2010.

[9] Bob Herbert, « Chutzpah on Steroids », New York Times, July 14, 2009.

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