lundi 10 mai 2010

Le 10 mai 2010



Chères amies, chers amis,

La lourdeur de l'actualité, la crise financière européenne, la marée noire sur les côtes américaines, la politique de rigueur annoncée par le gouvernement, le grave recul du Grenelle de l'environnement, les menaces sur les retraites et bien d'autres sujets graves d'inquiétudes et de colère – dont je vous parlerai demain – vont sans doute rejeter au second plan ce qu'il faudrait activement commémorer en ce 10 mai 2010 : non pas seulement l'élection de François Mitterrand en 1981, ce jour d'espoir si cher à notre coeur, mais la « journée nationale des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ». Je voudrais toutefois vous en parler un peu car c'est un jour important et une page de notre histoire.

Cette date a été choisie car c'est le 10 mai 2001 que fut définitivement adoptée par le Parlement la loi proposée par Christiane Taubira, députée de la Guyane, et soutenue par la gauche, reconnaissant la traite et l'esclavage pour ce qu'ils furent : un crime contre l'humanité.

La République, ce jour-là, assuma avec lucidité un passé constitutif de notre histoire commune et décida de rendre hommage à ceux, noirs et blancs, esclaves et abolitionnistes, qui se dressèrent contre « l'infâme commerce ».

La France, ce jour-là, fut digne de ses valeurs.

Loin, très loin de ceux qui, sous prétexte de pourfendre je ne sais quelle repentance imaginaire, la voudrait amnésique, oublieuse de ses combats fondateurs, frileusement crispée sur une identité au rabais.

A l'opposé de ceux qui tentèrent, en 2005, de donner force de loi aux « bienfaits de la colonisation » et de ces 40 députés UMP qui, à la veille du 10 mai 2006, voulaient empêcher que, conformément à l'article 2 de la loi de 2001, les programmes scolaires et de recherche accordent à la traite et à l'esclavage la place qu'ils méritent.

Je l'ai dit souvent car je le crois profondément : notre pays s'honore d'avoir été le premier à caractériser clairement l'esclavage non pas comme un crime inhumain mais comme crime contre l'humanité. La France a tout à perdre d'une lecture révisionniste de son passé et tout à gagner d'une histoire partagée qui l'arme pour les combats d'aujourd'hui et de demain.

Je me souviens d'en avoir parlé avec Aimé Césaire, à Fort de France, lui qui affirmait en 1982 à la tribune de l'Assemblée nationale, combien il est important pour tous les Français « de se rappeler que le combat, le séculaire combat pour la liberté, l'égalité et la fraternité, n'est jamais entièrement gagné et que c'est tous les jours qu'il vaut la peine d'être livré ».

Il rendit à cette occasion un bel hommage à Victor Schoelcher, artisan majeur de l'abolition définitive de l'esclavage en 1848, soulignant que le même mouvement l'avait porté, sa vie durant, à vouloir l'émancipation des esclaves et celle des ouvriers « victimes désignées d'un capitalisme sauvage ».

Mais nous voulons aussi, ajoutait Césaire, que soit célébré le souvenir de ceux qui ne se résignèrent jamais et se levèrent périodiquement contre l'asservissement esclavagiste.

En ce 10 mai 2010, souvenons-nous qu'ils étaient nos frères et nos soeurs ces esclaves déportés d'Afrique qui, par tous les moyens, résistèrent à leur déshumanisation et à leur marchandisation. Ces hommes et ces femmes qui se jetèrent à la mer durant la traversée des bateaux négriers, Ces « marrons » qui s'évadèrent des plantations pour vivre libres. Ces esclaves révoltés qui s'emparèrent des idéaux de 1789 et anticipèrent la première abolition de 1794.

Et aussi Louis Delgrès et les siens, dressés en 1802 contre le rétablissement par Bonaparte de l'esclavage en Guadeloupe. Dans la belle Proclamation de Basse Terre publiée le 10 mai 1802, Delgrès en appelle « à l'univers entier » et rappelle à ceux qui trahissent la République que « la résistance à l'oppression est un droit naturel ». Encerclés par les troupes venues les remettre dans les fers, ils choisirent la mort plutôt que la servitude.

A leurs côtés, des femmes. Parmi elles, la Mûlatresse Solitude, exécutée après la naissance de son enfant, et Marthe-Rose, blessée au combat, qu'on conduisit à la mort sur un brancard.

La répression de cette insurrection républicaine fut sanglante.

Il fallut bien des luttes encore et le développement du mouvement abolitionniste pour que la République issue de la Révolution de 1848 abolisse définitivement l'esclavage.

Si j'évoque la mémoire des résistants d'alors, c'est pour rappeler que l'abolition ne fut pas un cadeau octroyé mais une conquête, fruit d'une double lutte menée, dans les outre-mers et dans l'Hexagone, par les esclaves eux-mêmes et par les ennemis de l'esclavage.

Nous savons qu'après la fin de l'esclavage vinrent d'autres formes de domination : le travail forcé, la citoyenneté inachevée car prise dans le carcan colonial, les espoirs déçus de la départementalisation outre-mer et, de nos jours encore, ces discriminations qui défigurent la République.

Mais il ne faut pas, comme le disait sagement Césaire, demander « aux hommes du siècle dernier de résoudre des problèmes qui ne se posaient pas encore à eux ». Ils firent, en leur temps, les choix courageux qui permirent à l'émancipation d'aller de l'avant. D'autres, ensuite, prirent le relais. A nous, aujourd'hui, d'approfondir le chemin qu'ils ont ouvert.

Voilà pourquoi il est important de garder vive la mémoire d'un crime dont Frantz Fanon, dans « Peau noire, masques blancs » a admirablement décrit les ravages sur ses victimes et sur ses auteurs : « Le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été esclavagisé. Le malheur et l'inhumanité du Blanc sont d'avoir tué l'homme quelque part ». Il disait aussi : « je ne suis pas esclave de l'esclavage qui déshumanisa mes pères » car « moi, l'homme de couleur, je ne veux qu'une chose : que jamais l'instrument ne domine l'homme. Que cesse à jamais l'asservissement de l'homme par l'homme ».

Voilà pourquoi il est important de transmettre aux jeunes générations les repères solides d'un récit partagé et citoyen qui ne gomme pas les blessures profondes laissées par quatre siècles de traite et d'esclavage mais rende, dans le même temps, pleinement justice aux combattants et combattantes passés des droits humains et à la richesse actuelle d'une culture française forte de tous ses métissages. L'école et les programmes scolaires ont, ici, le premier rôle. Car il ne s'agit pas de concurrence des mémoires mais de valeurs universelles.

Voilà pourquoi, aussi, nous avons quelques raisons supplémentaires d'assumer à l'égard du peuple haïtien, si durement frappé par le terrible séisme de janvier dernier, un devoir de solidarité qui n'oublie pas la contribution apportée à l'histoire de l'humanité par ce pays qui se dressa, à l'appel de Toussaint Louverture, pour « déraciner l'arbre de l'esclavage » et où, comme l'écrit Césaire dans le Cahier d'un retour au pays natal, « la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait à son humanité ».

En Poitou-Charentes et tout particulièrement à La Rochelle qui fut un grand port négrier, le 10 mai est un moment fort où l'on peut prendre la mesure du rôle que joua le système esclavagiste dans l'économie du territoire et l'édification des fortunes locales des armateurs et des industriel du sucre. Durant sept mois, de mars à septembre 2010, des débats, des conférences, des expositions, des publications permettent aux habitants de la région de s'approprier cette histoire et aux scientifiques de faire un bilan des connaissances disponibles tout en promouvant de nouvelles recherches.

Ce capitalisme négrier dont la région porte l'empreinte eut ses dissidents : au 18ème siècle, Léon-Robert de l'Astran, humaniste et savant naturaliste mais également fils d'un armateur rochellais qui s'adonnait à la traité, refusa que les bateaux qu'il héritait de son père continuent de servir un trafic qu'il réprouvait.

En ce 10 mai 2010, je tiens à faire le lien entre ces deux émancipations que furent, à plus d'un siècle de distance, l'abolition définitive de l'esclavage et les indépendances africaines dont on célèbre cette année le cinquantenaire.

Nous savons bien, et les Africains mieux que nous, que ces affranchissements de la tutelle coloniale française n'ont, comme le pressentait lucidement Frantz Fanon, pas exaucé toutes les espérances de ceux qui combattirent pour la libération de leur pays. D'autres sujétions prirent le relais. Economiques, politiques et sociales. Le Nord, en général, et la France, en particulier, en portent une part de responsabilité. Ce ne fut pas la fin de l'histoire mais le commencement d'une autre et, avec elle, d'autres combats.

Mais je n'ai pas, vous le savez, de l'Afrique une vision misérabiliste car je sais combien elle recèle de talents, d'énergies, d'intelligences, de solidarités pour tracer son propre chemin et construire, à égalité, ce monde nouveau dont nous ressentons l'urgence.

J'ai dit à Dakar, le 7 avril 2009, combien nos destins étaient liés, pour le pire, parfois, dont témoigne notre passé mais surtout pour le meilleur, à bâtir ensemble.

J'ai dit, à Dakar, que nous avions le devoir de poser des mots justes sur ce qui fut, un devoir de vérité. C'est pourquoi elles n'auraient jamais dû être prononcées au nom de la France, ces paroles humiliantes d'un Président aveugle à l'histoire de l'Afrique et à sa contribution de longue date à l'histoire du monde.

J'ai dit, à Dakar, ma conviction que ce siècle serait celui du continent africain.

La mondialisation esclavagiste a été défaite.

La mondialisation colonialiste a été défaite.



La mondialisation de la finance prédatrice le sera à son tour si nous en avons le courage, à commencer par celui d'aller contre les idées reçues, les modèles éculés et les égoïsmes dépassés.

Amitiés fidèles,

Ségolène Royal


Présidente de "Désirs d'Avenir"

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