mardi 17 avril 2018

DE LA CRIMEE A LA SYRIE… L’AFFRONTEMENT DES IMPERIALISMES ET LE CREPUSCULE DES PEUPLES 2ème PARTIE




Ce texte est la deuxième partie d’un article dont la première partie a été publiée ici même, et qu’il convient bien-sûr, de lire avant…

Nous avons vu qu’à la fin de la guerre de Crimée, qui consacrait la suprématie de la Grande Bretagne et de la France dans la conduite des affaires de ce monde, les Etats-Unis d’Amérique qui, après avoir mené depuis leur indépendance une politique expansionniste et colonialiste, étaient la puissance montante, avaient fermement l’intention de s’imposer eux-aussi dans le concert des nations, en concurrence surtout des Britanniques et des Français…

Ils vont donc s’inviter dans la question du Proche-Orient d’une façon bien singulière, en envoyant en Mer Noire un navire de guerre, en violation flagrante du traité de Paris qui l’interdisait, après avoir fait de celle-ci une mer neutre. Ceci, au prétexte qu’ils n’étaient pas signataires de ce traité. Le ton était donc déjà donné et il est remarquable qu’il restera celui des Américains jusque de nos jours, qui consiste à ne jamais se considérer engagés par aucun des traités ni aucun des arbitrages internationaux, comme nous venons de le voir avec leur désengagement des accords de Paris sur le climat.

Nous sommes alors en 1858 et toutes les puissances impérialistes qui vont se retrouver aujourd’hui directement engagées dans l’actuel conflit syrien, à savoir la Turquie, la Russie, la France, la Grande Bretagne, et les Etats-Unis, intriguent et manœuvrent déjà dès cette époque, concernant l’avenir de cette région, et le moyen pour elles se s’y imposer…

Car, l’immense empire ottoman va mal, il se trouve tiraillé entre ceux qui voudraient des réformes, en particulier les républicains, et les conservateurs religieux fidèles au sultan et à l’empire, entre les turcophones et arabophones qui utilisaient encore l’écriture arabe, et les grécophones utilisant l’alphabet cyrillique, entre les orthodoxes qui représentaient un tiers de la population, et les musulmans, et il subissait en plus les menées séparatistes des groupes nationalistes que les puissances impérialistes rivales, France, Grande Bretagne, et Russie, s’ingéniaient à instrumentaliser…

En 1870, consciente que le conflit franco-allemand qui sévissait allait laisser les troupes françaises bien éloignées du Bosphore, que les Ottomans n’avaient pas les moyens de s’opposer à elle, et que la Grande Bretagne n’interviendrait pas seule, la Russie tente et réussi opportunément le coup de force, en proclamant qu’elle ne se trouve plus liée par le traité de Paris, et reconstitue sa flotte de la Mer Noire. Ceci, pour retrouver un accès qui lui est d’autant plus indispensable vers les “mers chaudes”, que vient d’ouvrir en 1869, le canal de Suez, et elle ne peut envisager d’être tenue à l’écart du bouleversement économique et géostratégique considérable que cela va constituer pour tout le monde…

Toutes ces menées contre l’intégrité de leur empire et l’exercice de leur souveraineté sur les détroits, vont conduire les Ottomans qui ne le souhaitaient pas vraiment, à rechercher une alliance avec l’empire allemand, et l’occasion justement se présentait. Car, il se trouve que le chancelier Bismarck qui est pourtant celui qui a organisé selon une volonté d’arbitrage, la conférence sur le partage colonial de l’Afrique entre les puissances européennes, à Berlin en 1885, n’était pas quant à lui un véritable partisan de l’expansion coloniale. Il privilégiait une politique européenne de l’Allemagne avec le souci majeur de maintenir la France isolée, car il n’ignorait pas que celle-ci était animée d’un puissant désir de revanche…

Pour son manque d’enthousiasme colonial, il sera remercié par le nouvel empereur Guillaume II, à partir du règne duquel l’Allemagne tournant le dos à ce qui fut jusqu’alors sa doctrine, va tenter de rattraper les Français et les Britanniques. Ceci, non pas en se constituant un empire colonial de taille équivalente aux leurs, mais pour le moins par le développement d’une vaste zone d’influence de l’Allemagne au Proche-Orient, dite de Berlin à Bassora, où on venait de découvrir un important gisement de cette ressource qui provoquera bien des guerres du vingtième siècle, le pétrole…
Un des éléments clef de l’offre allemande était de construire pour l’empire ottoman, une ligne de chemin de fer qui relierait Istanbul à Bagdad, mais la perspective de voir ainsi les Allemands en position d’exercer leur contrôle sur les détroits, inquiétait la Russie…

C’est donc à la fois pour tenter de protéger l’empire, et pour assurer le développement de celui-ci que le sultan va pactiser avec l’Allemagne, mais bien mal lui en aura pris, car à l’issue de la première guerre mondiale, il va se retrouver dans le clan des vaincus, et ce qu’il voulait éviter va justement se produire, l’empire va être totalement démantelé…

Suite à l’échec du plan Shlieffen qui devait permettre aux troupes allemandes, par une audacieuse manœuvre de contournement de la ligne de défense française, de vaincre l’armée française en seulement six semaines, avant de pouvoir s’en retourner vers la Russie, l’idée d’une probable défaite allemande commence à être sérieusement travaillée dès 1915, avec tout ce que cela comporte, entre autres, le démantèlement de son empire colonial, et le démantèlement de son allié, l’empire ottoman qui dans une certaine mesure, constituait lui aussi un empire colonial. C’est alors que se forme à Londres une commission dirigée par deux experts, le britannique Mark Sykes, et le français François-Georges Picot, qui va travailler à un plan secret de partage de l’empire ottoman entre la France et la Grande Bretagne, avec l’accord de la Russie, la promesse étant faite au ministre des affaires étrangères de Russie, Sergueï Sazenov, que la Russie bénéficierait après la guerre du contrôle sur les détroits…

Il en ressortira un certains nombre d’accords secrets et qui auraient surtout du le rester, car à l’heure même où ils se trouvent signés, le 16 mai 1916, un agent britannique du nom de Thomas Edward Lawrence, qui restera pour la postérité comme étant “Lawrence d’Arabie”, est en train d’instrumentaliser les mouvements nationalistes arabes qui mènent opportunément une lutte contre les Ottomans alors en guerre, pour se soustraire de leur domination. Sir Lawrence promettra ainsi à l’émir Fayçal Al Saoud et au sheriff Hussein de la Mecque, la création d’un empire arabe en échange de leur engagement militaire contre les Ottomans, et de leur soutien aux troupes britanniques.

Or, cette promesse ne correspond absolument à rien des accords signés qui prévoient tout au contraire, un partage de ces immensités entre la France et la Grande Bretagne, avec pour chacune de ces nations, à la fois une zone d’administration directe, ce qui correspond en fait à la création de nouvelles colonies, et une zone où les nations créées demeureraient sous leur influence. Il était aussi prévu qu’une cinquième zone, constituée par le rassemblement des régions entourant les villes de Saint-Jean d’Acre, de Haïfa, et de Jérusalem, devait être placée sous une administration internationale…

On s’interroge, car sauf à supposer le cas d’une force implacable du destin qui, selon des voies qui nous dépassent, se jouerait de la raison et de la volonté des hommes, on ne sait quel mauvais génie a pu ainsi inspirer cette commission pour que celle-ci ait pu accoucher d’une disposition du pire impérialisme, qui sera par ses implications désastreuses, à l’origine d’absolument tous les conflits qui vont ensanglanter et dévaster le Proche Orient depuis cette date, et qui continuent hélas de le faire…

On peut même dire sans exagérer, qu’en plus d’avoir offert une occasion en or à l’archaïque et sombre doctrine de Abd el Wahhab, connue comme étant le “Wahhabisme”, d’être diffusée par la création de l’Arabie Saoudite que ce plan provoquera, et qui en aura fait une doctrine d’état, ce sont les conséquences désastreuses de cette ingérence malheureuse des puissances occidentales dans les affaires de l’Orient, qui permettront le message vindicatif des partisans du “djihad”, qui n’auront pas besoin de raconter des histoires pour faire de nouvelles recrues, puisqu’ils n’auront tout simplement qu’à raconter à celles-ci, “l’Histoire”…


Cette histoire en effet commence mal car en 1917, les Bolchéviks qui viennent de renverser le tsar et son gouvernement, tombent sur une copie de ces accords secrets qui seront alors révélés au monde comme étant les accords “Sykes-Picot”, qui avait été transmise au ministre du tsar Sazenov. En échange de la facilitation par les Allemands du retour de Lénine en Russie, qui allait permettre la révolution, et avec lesquels ils négociaient une paix séparée, les Bolcheviks vont transmettre le document aux Allemands qui en feront alors parvenir les éléments essentiels aux chefs arabes en lutte aux cotés des Anglais, lesquels découvriront courroucés qu’ils ont été joués…

Tout cela s’aggrave encore du fait que reprenant après l’avoir longtemps ignorée, la proposition faite par Théodore Herzl de créer un état juif dans la Palestine ottomane qui constituerait selon ses dires, un “rempart contre les Levantins”, le gouvernement britannique fait savoir par la célèbre déclaration le 2 novembre 1917 de son ministre des affaires étrangères lord Arthur Balfour, “ …qu’il envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif…”

Toute une série de raisons va justifier cette déclaration aux conséquences dramatiques, parmi lesquelles le désir de maintenir quels que seraient les événements, une présence occidentale au cœur du monde musulman, comme la nouvelle création d’un état franc, celui de s’attirer les faveurs financières des richissimes sionistes américains, celui de désolidariser les juifs allemands de l’effort de guerre de leur pays auquel ils participaient efficacement, et surtout, celui de préempter par un prétexte altruiste, la Palestine, face à la France…

Ne perdons pas de vue que depuis le traité des capitulations de 1536, signé entre le sultan Soliman le magnifique et le roi de France François 1er, et augmenté en 1673, par un accord entre le sultan Mehmed IV et le roi de France Louis XIV, la France est nominalement la gardienne des lieux saints…

Cette déclaration intervenant après la révélation des accords secrets, plongent les nationalistes arabes dans la consternation, et il est clair avant la fin même de la guerre, que les dispositions de ces accords devront être sérieusement modifiées, discutées, renégociées au fur et à mesure des contestations, des revendications, des alliances, des opérations pour sa mise en échec, et de plusieurs conflits naissants, et c’est alors que s’ouvre le “bal des maudits”, dans un tourbillons qui sur plus d’un siècle, nous conduira au drame syrien qui n’en est hélas, certainement pas la fin…

Ce qui rend encore plus problématique ce plan et qui aura de tristes conséquences, ce sont les conditions de sa mise en œuvre. Car, dans le conflit qui vient de s’ouvrir entre les empires centraux d’Allemagne et d’Autriche, et la “triple entente” constituée de la France, de la Russie, et de la Grande Bretagne, l’armée française se trouvera consacrée pour l’essentiel à la défense de son territoire qui se trouvera partiellement envahi. Ce sont donc les Britanniques qui, même s’ils ne possèdent qu’une petite armée de volontaires engagée dans la Somme, disposent cependant de troupes supplétives en provenance d’Inde, du Canada, d’Australie, et de Nouvelle-Zélande, qui mèneront l’essentiel des batailles contre les Ottomans et qui s’empareront de territoires dont ils devront rétrocéder une partie à la France selon les accords.

Ceci ne se fera pas sans difficultés compte tenu de la rivalité qui malgré tout, demeure très vive entre les deux nations, et compte tenu du fait que selon ce qu’ils sont, les Britanniques veulent créer des royaumes dans les zones sous contrôle, alors que les Français quant à eux, selon ce qu’ils sont, veulent y créer des républiques…

C’est ainsi que pour remercier le sheriff Hussein de la Mecque pour son soutien dans la lutte contre les Ottomans, les Britanniques, sans se soucier le moins du monde de l’avis des populations concernées, vont le proclamer roi d’Arabie. Mais c’était sans compter avec la famille des Seoud qui avaient été chassée du pouvoir par les Ottomans, pour être remplacée par la famille rivale des Al Rachid, afin de pouvoir exercer leur influence sur ce pays. L’un des membres de cette famille, Ibn Seoud, qui avait déjà commencé dès 1905 une longue et sanglante reconquête du pouvoir en soumettant clan après clan, se moquera éperdument de la préférence des Britanniques pour Hussein de la Mecque et des accords qui étaient passés entre eux, et il va se tailler lui-même son royaume en menant une série de batailles pour éliminer ses rivaux, qui feront au total plus de 500 000 morts. Enfin vainqueur, il va se proclamer roi d’une Arabie devenue “seoudite”, en donnant son nom à la dynastie qu’il avait ainsi créée…

Il fallait donc trouver un moyen de dédommager Hussein, personnage influent dont on avait besoin de la coopération et c’est ainsi que dans les zones qui selon le plan de partage, devaient demeurer sous influence de la France et de la Grande Bretagne, on va tailler à coup de serpe et en se moquant pas mal des délimitations historiques des anciennes nations, un état pour chacun de ses fils, étant cependant entendu que ces états demeureront sous contrôle…

Dès lors, le plan initial ne pouvant plus être appliqué, ce sera le début d’un grand charcutage de ce qui aurait du être selon les promesses, un empire arabe. Car, sous couvert de leur alliance, Français et Britanniques vont se faire une concurrence furieuse, en constituant de toutes pièces, en se moquant totalement des frontières historiques et en se préoccupant encore moins de l’avis des populations concernées, des nations dont les contours ne seront uniquement justifiés, que par la nécessité pour eux de les contrôler, ce qui va être la cause permanente de conflits incessants dans cette région…

Car, à l’heure où se révèlent sa richesse pétrolière et son importance stratégique, les puissances impériales vont constamment s’ingérer dans les affaires des différents pays de cette région, pour y prendre le contrôle, en jouant les uns contre les autres.

Les Russes auxquels on a promis le contrôle sur les détroits, ont de bonne raisons de ne pas trop y croire, d’autant qu’un nouvel arrivant inattendu va faire son entrée sur la scène. Il s’agit d’un nationaliste turc, du nom de Mustapha Kemal, qui restera pour la postérité comme étant “l’Atatürk”, autrement dit le “père des Turcs”, le fondateur de la Turquie moderne, qui n’entend absolument pas voir son pays totalement dépouillé de ses espaces ni de sa souveraineté sur les détroits, et qui posera d’ailleurs aux Français un énorme problème. L’accès à la Méditerranée restera de ce fait, malgré les accords, un problème crucial pour la Russie…

Quant aux Américains, ils ont participé à la conférence de Berlin mais n’en ont tiré aucun bénéfice pour eux-mêmes, et quant à leur volonté de s’ingérer dans ce Proche-Orient qui se présente comme le nouvel Eldorado, ils ont été totalement mis à l’écart de la combine Sykes-Picot. Dans leur besoin absolu de contrer les Français et les Britanniques, ils vont donc opérer un volte-face spectaculaire pour passer de la position d’une nation expansionniste et colonialiste, à celle d’une nation anticolonialiste, défendant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, trouvant par là eux-aussi, le bon moyen sous un prétexte altruiste, de démolir les empires des autres…

A la fin de la guerre, le traité de Versailles contenait dans ses clauses la fondation de la Société Des Nations, la fameuse SDN, pour épargner au monde un nouveau désastre tel que celui qu’il venait de subir. Fidèles à leur doctrine qui consiste à ne se plier à aucune règle internationale, les Etats-Unis n’ont pas signé le traité de Versailles et par le fait, n’ont pas adhéré à la Société des Nations. Cependant, au sortir de la deuxième guerre mondiale que cette institution n’était justement pas parvenue à éviter, la transformation de celle-ci en une nouvelle société qui sera l’Organisation des Nations Unies se fera à leur mesure, puisque cette organisation va doter ses membres permanents d’une disposition qui n’existait pas à la Société des Nations à savoir, le “droit de veto”, qui permettra ainsi à ces Américains de se soustraire aux obligations des lois internationales, tout en leur permettant de contraindre les autres nations, par les décisions du Conseil de Sécurité…

C’est donc la Société des Nations qui reprendra à son compte en en modifiant assez sensiblement les contours, le plan de partage de l’ancien empire ottoman et elle va confier aux puissances impériales, les seules disposant de la force militaire nécessaire pour faire appliquer ses résolutions, des mandats pour l’exécution de celles-ci…

Cependant, ces puissances, telles qu’elles sont vouées par nature à la domination, parviendront à en trahir l’esprit en feignant d’en respecter la forme, afin de leur avantage. Ceci se trouvera à l’origine de tout un enchainement de troubles et de conflits qui nous mèneront à l’actuelle guerre de Syrie dans laquelle s’affrontent dès lors sans aucune surprise, les Etats-Unis, la Russie, la Turquie, la France, et la Grande Bretagne…

C’est ce que je vous propose de voir dans une troisième partie…

A bientôt donc…

Paris, le 6 avril 2018 
Richard Pulvar

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