jeudi 28 janvier 2010

Haïti, année zéro


Tribune Jean-René Lemoine est un Français né en Haïti. Acteur, dramaturge, metteur en scène, il vit et travaille à Paris.

Avant toute chose, redisons-le. Il n’y a pas de malédiction haïtienne. Si malédiction il y a, elle est dans le fantasme d’un Occident dont on se demande s’il n’a pas besoin d’une terre où dévider sa propre peur. «Haïti, pays le plus pauvre des Amériques», ce slogan mis en exergue dans de si nombreux articles, semble brandi comme une amulette, un exorcisme. Que signifient ces mots, répétés à l’envi comme une sentence ? Que c’est là et pas ailleurs que ce séisme devait advenir ? Qu’il n’y a plus, qu’il n’y aura jamais plus d’espoir ? Qu’il existe sur terre un espace dédié exclusivement à l’horreur ? Au début des années 80, la rumeur disait que le foyer du sida était en Haïti. La peste était née là-bas. Ce pays-là représentait l’infini danger tout comme maintenant il synthétise pour beaucoup l’infinie misère et le cataclysme annoncé. Et avant encore, quand je me disais haïtien, on me répondait «ah oui, les Tontons Macoutes !» cette proposition n’étant même pas insérée dans une phrase structurée. Haïti était réductible à ce seul lieu commun. Je sais combien ce pays est pauvre, fragile, malmené. Je sais qu’il a connu une kyrielle de malheurs, a subi, entre autres, les dictatures des Duvalier, père et fils, mais on ne raconte pas une terre, aussi meurtrie soit-elle, en faisant un zoom sur une plaie. C’est lacunaire et donc faux. Il serait plus juste de dire qu’Haïti est un pays bouleversant qui dans sa douleur cèle aussi une incroyable et inestimable vitalité. C’est un pays où les gens ont une force de résilience qui les maintient debout, un pays où la violence fait des ravages, mais où l’individu n’est pas agressif. Un pays qui a résolu son Œdipe avec la France, dont il fut la plus riche colonie, qui a conservé et transfiguré sa mémoire africaine. Un pays incroyablement riche en traditions, où l’art et le mystère sont partout. C’est un pays de peinture, de sculpture, de littérature, de musique. C’est aussi le pays où une religion, le vaudou, accompagne de ses rites le quotidien d’un peuple et là encore, on est loin des clichés de sorcellerie. Un pays de contes et de mythologies où le merveilleux est à la croisée d’innombrables chemins. Un pays qui a gardé, dans son extrême dénuement, le sens et la générosité. Beaucoup de gens qui y ont vécu pourraient en témoigner, car aussi paradoxal que cela puisse paraître, on en tombe souvent amoureux.
Haïti fait partie du monde

Alors, de grâce, finissons-en avec cette épuisante et suintante compassion kouchnérienne, osons d’abord entendre ce que cette terre qui gémit maintenant tente de nous dire. Comprenons qu’elle pleure ses victimes et respectons son affliction. A l’annonce de la catastrophe j’ai été sidéré. J’avais beau regarder les images hallucinantes, je n’arrivais pas à les intégrer comme étant la réalité. Ensuite, j’ai, comme beaucoup, cherché à savoir où étaient mes proches, qui était vivant, qui était mort. Je voudrais dire à tous ceux qui souffrent, mes condoléances : dire que je souffre avec eux. Je sais combien c’est peu de chose, mais je me souviens que des mots m’ont consolé quand je pensais être inconsolable et je les glisse, ces mots, comme un talisman (qu’il est temps maintenant pour moi de rendre) dans la main de qui voudra les prendre.

Cela étant dit, je salue l’élan de solidarité que je vois naître de toutes parts et l’humanité que témoignent tous ceux que je rencontre. Le monde semble comprendre qu’Haïti fait partie du monde et qu’on ne peut plus abandonner cette contrée comme on l’a fait depuis si longtemps. Des gens agissent en cet instant, ardemment, distribuent aux sinistrés de l’eau, de la nourriture, des soins. Tout cela est admirable. Mais il faut dès maintenant penser l’avenir. Une amie haïtienne me disait : «On ne peut pas laisser les gens à la fois dans le dénuement et dans le traumatisme de l’au revoir, quand les organisations humanitaires s’en vont.»

On sait que les catastrophes ont sur beaucoup l’impact du spectaculaire. On sait à quelle vitesse ce même spectacle se démode. Mais si on ne change pas de point de vue, toutes ces images diffusées en boucles n’auront servi à rien. On ne peut pas poser un frêle paravent de charité sur un tel désastre et ensuite s’en aller, la messe étant dite. Il faut, il est indispensable que naisse une pensée pour que toute cette souffrance, toutes ces destructions n’aient pas eu lieu en vain. Il faut absolument penser à reconstruire. C’est d’abord la communauté internationale qui en a le pouvoir. Cela ne veut pas dire mettre Haïti sous tutelle, comme on enlève ses droits à un parent fou. Haïti est un parent, mais lucide. C’est un pays qui a besoin d’aide pour se relever et retrouver une cohérence. C’est un pays qui traverse la mort et demande à renaître. Je sais qu’il y a là-bas, malgré l’exode dont on a tant parlé, des gens capables d’agir. Il faut une concertation avec eux pour penser cette reconstruction. Si cela est mis en place, alors un espoir est possible. L’espoir d’un vrai changement. Reconstruire un véritable espace de vie, c’est un projet extraordinaire qui peut générer un profond bouleversement. Cette utopie peut demain devenir réalité.
Un espoir s’est levé

Lorsque l’on m’a demandé ce témoignage, j’ai répondu que j’étais incapable d’écrire, car pétrifié, il me fallait du temps. Et puis bien sûr, à la seconde suivante, j’ai commencé à écrire, dans ma tête. Je sais que des écrivains diront, raconteront ce qui s’est passé. Cela aussi est important. J’espère que leurs mots pourront non seulement témoigner du désastre, car une mémoire est nécessaire, mais qu’ils diront aussi que quelque chose s’est ouvert, qu’un espoir exemplaire s’est levé dans cette île de la Caraïbe, sœur de douleur et complice de tant d’autres îles, de tant d’autres pays.

Dernier ouvrage paru : «Erzuli Dahomey, déesse de l’amour» (éd. les Solitaires intempestifs, 2009).

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