samedi 20 mars 2010

Pour d'autres jours...


A la mémoire de Léophat, Pierre-Richard, Adensie, Nicole, Daniela et peut-être Robenson,

Le 12 janvier 2010 a eu lieu. Nous en subissons et devons nous préparer à en subir pour longtemps encore les conséquences. Toutefois, vous m’excuserez d’ajouter que, jour de catastrophe majeure, le 12 janvier n’a pas fini d’avoir lieu. Il est sans doute à venir. D’ailleurs, partant de nos conditions actuelles d’existence en tant que peuple de laissés-pour-compte, force est d’admettre que chaque jour est un 12 janvier 2010 en puissance. En sorte que la question désormais est de savoir comment sortir de l’ère du 12 janvier ? Comment passer à une autre date du calendrier chrétien ? Comment penser l’espace public haïtien tel que nous puissions rendre caduc cette date fatidique ? Comment accueillir un jour nouveau, sur une nouvelle terre, sous de nouveaux cieux ?

Ces questions, simples en apparence, ne devraient pas manquer de dévoiler, à l’observateur attentif de la réalité haïtienne, leur vertu d’énigme. Car dans le contexte sismique, je ne dirai pas post, qui est le nôtre, il apparaît très clairement que le développement d’Haïti est un sujet mystérieux. Au juste, près de deux mois après le 12 janvier, l’on doit bien avouer qu’il n’est pas aussi évident que l’on soit, comme d’aucuns avaient commencé à le souhaiter, en train de transiter du régime de la mort vers celui de la salvation. Si le 12 janvier a un mérite, c’est de nous avoir porté à voir en caractères gras et sur la place publique, ce qui, de toujours, avait été présent, en petites lettres, dans les corridors de misère et les couloirs des lieux de décisions :

Désolation et corruption.

Que l’Etat a failli à sa mission de protéger les vies et les biens et de maintenir les espérances. Ses Ministères ne sont des Ministères de rien. Pour ne pas dire de rien du tout.

Que les ONG ne sont pas la solution. Qu’elles ne font même pas partie du problème, étant entendu qu’elles n’intègrent pas un circuit de responsabilité qui les porterait à rendre compte à la population qu’elles prétendent servir. Elles n’ont que des rapports à rendre aux bailleurs avec qui, souvent, elles ont en commun la science, la soif et la passion des chiffres. Verts et ronds.

Que les Nations Unies, la Minustha / Le peuple a toujours dit la Turista, est un annexe, en mieux loti, du pays qu’elles disent assister.

Que la communauté internationale, présente dès 1804 et pourquoi pas depuis la constitution de 1801, est une vieille recette. Historique. Rabâchée. Connue. Acceptée. Bon gré. Mal gré. Comme une amuseuse de plus dans le conte des saltimbanques. Nationaux. Internationaux.

Que les élites haïtiennes sont conviées sur le théâtre du monde pour jouer la scène. Boire la sale cène. Interpréter la prophétie. La farce. La prémonition. Crier ses pannes. D’idée. D’imagination. Prolonger la honte.

Que le peuple est seul. Livré. A lui-même. A la rue. Aux vents. A la pluie. A la putréfaction.

Que le malheur haïtien attire. La pitié. La bonne conscience du monde. Le show biz. L’escroquerie. La charité. La Scientologie. Le spectacle. Les concerts spirituels. Et même le désir d’enfants ! Depi Ayiti frape, tout moun jwenn. Haïti est à la une, la table est servie, prenez, madame, monsieur, vos places et vos morceaux, nous sommes un peuple qui donne…[1]

Que le pays piétine et sombre.

Que l’on n’y peut rien ou pas grand-chose.

Que tout cela, tout ce que l’on dit, tout ce que l’on fait, même l’inverse, ne changera rien à notre malheur. A notre bonheur. Absolument rien. Si ce n’est ce que nous savions déjà. Et fort bien. Et depuis fort longtemps.

Désolation et corruption.

« Nous ne gagnerons rien. Sinon, l’érosion. Une petite coupure de temps à autre. Et quelques secours en vaccin. Histoire d’aider les autres. Puisque, de toute façon, ça file ailleurs, les grosses coupures. » René Philoctète, Les tambours du soleil, 1962, cité de mémoire.

Fécond le ventre de la bête d’où est sorti le 12 janvier. Il est fécondé d’insouciance, d’indifférence, du mépris, et de l’incompétence de ceux et celles qui dirigent, à un titre ou à un autre, la barque de notre pays[2]. La question reste d’actualité de chercher et de trouver les voies et moyens pour, à défaut de mettre fin au règne des malfaisants, il y aura toujours des malfaiteurs et des malfaitrices (à la veille de la journée du 8 mars le clin d’œil est de bonne guerre), sortir du système de malfaisance. De ce système où le mal faire est la règle, le critère, l’objectif et l’horizon.[3]

Or, ce pari n’est pas gagné d’avance. A moins de poser le développement du pays en termes magico-religieux en faisant appel au bon génie du peuple et au bon vouloir des invisibles de tout poil et de tous bords. Mais, si l’on part de nos infrastructures réelles et existantes, ou, pour paraphraser le grand Jean Price-Mars de La vocation de l’élite (que je médite en ce moment), notre outillage intellectuel, - Nous sommes les héritiers d’un système médiocre. Nous autres haïtiens, il faut qu’on ait le courage de le reconnaître, devons avoir le cerveau à l’image de nos infrastructures : médiocre, atrophié, asphyxié, phagocyté, sale et crasseux-, le développement d’Haïti n’est pas encore au rendez-vous.

Ne dit-on pas tant vaut l’école, tant vaut la nation ?

On n’est donc pas sorti de l’auberge, on est même, comme j’aime à le dire pour amuser mes proches, en plein cœur de l’aubergine, et si l’on ne prend pas garde, on risque même de passer à côté du « plus fortuit des hasards » d’un changement probable.

Le Chef de l’Etat, révélé dans toute sa splendeur et dans tout son verbe par la toute puissance du séisme, et, depuis, tant critiqué, l’a bien compris. Lui semble parler de la nécessité de ne pas reconstruire l’hôpital général là où il y avait l’hôpital général ou le Ministère des Travaux Publics sur les décombres du Ministère des Travaux Publics[4]. A ce rythme certainement on finirait par tomber dans la situation absurde de vouloir ressusciter telle éminence grise pour reconstruire sa Faculté publique. Et de tels scénarii ne seraient pas bien pour le développement. D’accord. Le Président parle donc de refondation. Même si cette refondation ne semble vouloir aller plus loin que le refrain de la décentralisation, il faut donner acte au Président de son intuition de la nécessité d’une plus juste organisation des choses. Serions-nous donc en train de marcher à grands pas vers, enfin, un Etat de justice et d’inclusion ?

Je sais au moins que la politique de refondation se soutient d’un slogan. Fort. Mobilisateur. Fédérateur. Canalisateur. Déterminant. Décisif. Génial. « Ayiti pap peri / Ayiti pa ka peri »

Preuve donc de l’émergence d’une intelligence post-sismique ? Car, on doit admettre avec le slogan que ce n’est pas du jour au lendemain que le territoire haïtien va se détacher de la République Dominicaine pour se noyer dans l’océan ou s’accrocher aux ailes du vent pour s’envoler dans les airs !

Nous sommes donc au lendemain et à la veille d’un grand désastre. Qui va jusqu’à menacer notre existence de peuple. Mais, il y a un désastre encore plus grand dont la menace est plus dure à craindre. C’est le désastre de la sécheresse, de la faillite mentale[5]. Nous avons aussi un combat : celui de la relève de notre pays. Celui de la conquête de l’espoir. Celui de fonder Haïti sur des bases fermes. Celui de la vie pour tous les fils et filles de cette terre. Celui de faire advenir, pour les générations futures, des jours nouveaux. Ce combat, pourrons-nous le gagner ? Je n’ai pas la réponse. Sinon que. Il est urgent que se révèlent les guerriers, les guerrières. Et, surtout, les armes…

Faubert BOLIVARSaint-Esprit (Martinique), 7-8 mars 2010

[1] Le monde a tenté, avec hésitation, mais a tenté quand même, de reprendre en faveur du peuple haïtien la formule de solidarité qui a poussé récemment encore les populations occidentales à scander après le 11 septembre 2001, « nous sommes tous des américains. » On avait vraisemblablement voulu dire : nous sommes tous des haïtiens. Mais, on a dû s’apercevoir bien vite que cette formule ne marche pas à tous les coups. Le séisme du Chili a d’ailleurs permis de rappeler que seuls les haïtiens (et les peuples qui nous ressemblent) sont des haïtiens. Eux seuls « profitent » du moindre prétexte que leur offrent la nature et les hommes pour mourir en masse.

[2] Je suis toujours fasciné par le courage des hauts responsables dans mon pays. On dirait qu’ils ne s’angoissent pas quand ils sont en poste. On a du mal à comprendre qu’aucun d’entre eux ne se soit arraché les cheveux devant les caméras, ou, saisi par la déprime, devant la tâche à accomplir et l’impossibilité de l’accomplir, ne se soit donné la mort. Loin de là. On serait même porté à dire qu’ils sont heureux et qu’ils dorment toujours du sommeil du juste.

[3] Voire mon article paru en ligne sur Alterpresse en novembre 2007, L’Etat c’est moi, revisité par John Picard Byron, Pour une réflexion sérieuse sur l’Etat et la République. A propos de « l’Etat c’est moi » de Faubert Bolivar, Le Nouvelliste, 20 février 2010.

[4] Au lendemain du séisme ceux qui parlent tous les jours ne parlaient pas beaucoup. En ce temps-là, un directeur d’école et homme politique se présenta à la radio, prit la parole et dit : il faut, pour la reprise des écoles, que le gouvernement favorise aux directeurs d’école l’accès à des prêts à des taux zéro pour la reconstruction des écoles détruites par le tremblement de terre. J’ai explosé en moi-même en ces termes : quoi ! Le Monsieur voudrait-il qu’après ce qui vient d’arriver l’Etat aide le Directeur Sauveur à reconstruire sur trois étages longilignes, Rue des patates chaudes, l’Institut Kindergaten Primaire Secondaire Universitaire Mixte du Savoir Global ! Mais c’était une époque lointaine et depuis tout le monde a déjà recommencé à parler. Qui, pour demander des tentes. Qui, des patentes. Qui, d’autres têtes. Qui, les mêmes et les autres. Qui, la tutelle. Qui, mille camions et mille jours. Qui, Dessalines. Qui, Jésus-Christ. Et tous parlent. En même temps. Ils parlent. Ils parlent. Et ne prennent la peine de s’entendre que pour sortir le mot de guerre. Qu’ils se passent, de bouche en bouche, du bout de la langue. C’est, ma chérie, le temps de la parole, du parler en piles, du radotage.

[5] Un mois après le 12 janvier, Haïti était pour Christ et Christ pour Haïti. Des individus d’horizons divers investissaient les espaces publics d’un coin à l’autre du pays pour chanter, prier, jeûner, danser et voir le soleil danser sa belle danse de soleil couchant. Cela a duré trois jours. C’était, en un certain sens, positif. Car nous avions besoin de nous défouler en cette sorte de cure collective. Mais, d’un autre côté, on a pu mesurer l’état avancé de la faillite mentale. Le peuple, c’était des millions de personnes, s’en remettait en masse à Dieu comme il est remis en masse, en main propre, à la mort. Les protestants, Alléluia, avaient jugé utile de regarder le peuple en face pour lui adresser la parole. Ils ont été, convenons-en, parmi les rares à le faire. Les autres (quels autres ?), c’est à l’étranger, et avec l’étranger, qu’ils refont le pays. Tiens, Tiens ! Les lumières de ce pays, ampoules grillées tous phares éteints, reconnaissent qu’ils n’ont donc rien à dire à leur peuple ! Tous les prétextes sont bons pour se faire, se parfaire « son » Blanc. Et son beurre, en passant. A l’école des ténèbres…

Faubert Bolivar

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