mardi 20 avril 2010

Haiti-Histoire : La nécessité d’une pensée stratégique

Cinquième de sept segments d’un dialogue de Leslie Péan avec Vertus Saint Louis [1]

Ils ont échangé des notes à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de ce dernier « Mer et Liberté : Haïti 1492-1794 ». Ces entretiens de janvier 2010 abordent un certain nombre de questions essentielles pouvant aider à contribuer à augmenter la capacité à penser ce qui se passe en Haïti.

Soumis à AlterPresse et publication débutée en janvier 2010

Leslie Péan : Votre critique de l’intériorisation par les élites haïtiennes du projet colonial au niveau du savoir scientifique, du commerce et de l’industrie est originale. En effet, depuis 1492, Haïti a fait le plein avec trois siècles de colonialisme et deux siècles de colonialité. Cette façon de voir rejoint la critique postmoderne de la colonialité, en tant que condition de la domination, formulée dans les travaux des chercheurs du Conseil Latino Américain des Sciences Sociales (CLACSO en espagnol) dirigé par le politologue argentin Atilio Boron. Loin de tout fondamentalisme tiers-mondiste, la critique de la stratégie épistémique de l’Occident rejette la modernité eurocentrée sur le discours de violence auto-justificatrice pour en garder les éléments émancipateurs de base de cette modernité. Le CLACSO montre que la géopolitique ne concerne pas seulement le pétrole ou le gaz mais également la connaissance. Au cours du développement historique, un espace dominant fabrique de la connaissance qu’elle présente comme universelle, neutre et objective. C’est ce que l’Europe a fait en se voulant le « point zéro » de la connaissance. La critique de l’épistémologie dominante est faite par le philosophe colombien Santiago Castro-Gomez, questionnant le cogito ergo sum (je pense, donc je suis) de Descartes adossé à 150 ans de conquitus ergo sum (je conquiers, donc je suis), autant que par les philosophes argentin Enrique Dussel et portoricain Nelson Maldonado Torres. Cette problématique du CLASCO qui montre la face cachée de la modernité se développe dans d’autres champs tels que la sociologie avec le péruvien Aníbal Quijano, le vénézuélien Edgardo Lander, le portoricain Ramón Grosfoguel ; l’anthropologie avec le colombien Arturo Escobar, le vénézuélien Fernando Coronil ; l’économie avec le canadien Michael Lebowitz, le chilien Orlando Caputo du Chili, l’argentin Aldo Ferrer, le sud-coréen Ha-Joon Chang ; la sémiotique avec le théoricien culturel argentin-américain Walter D. Mignolo. Toute une nouvelle axiologie pour remettre en question ce que l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano nomme « la culture d’impotence » basée sur la consommation et non la création, imposée par le colonialisme. La pensée haïtienne a longtemps été prise dans une forme d’insularité qui la maintient éloignée des grands courants de la pensée mondiale. Depuis un certain temps, il existe une percée significative pour rompre l’isolement dans lequel le prisme coloriste indigéniste (mulatrisme/noirisme) l’a enfermée. Après les travaux pionniers de Rémy Bastien et Gérard Pierre-Charles, le rebondissement opéré avec Rolph Trouillot et Jean Casimir, vous inaugurez une déconnexion épistémologique pour rendre intelligible la récupération du projet émancipateur original de libération et sa reconversion dans la colonialité du pouvoir. Pouvez-vous élaborer sur les éléments constitutifs de cette rupture ?

Vertus Saint Louis : Ma méthode consiste à décentrer l’histoire sur les chefs et à dégager les problèmes et faire ressortir comment les différents secteurs sociaux et leurs représentants y font face. J’articule trois éléments : la terre, le commerce maritime, la navigation et la science qu’elle suppose. A l’assemblée de 1764, pour décider du mode de paiement de l’octroi, les planteurs de Saint-Domingue avaient déclaré que le commerce de France était le véritable propriétaire des habitations, qu’ils n’en étaient que les fermiers. Au lendemain de 1794, les officiers indigènes entrés en possession des habitations des colons partis n’en sont que les fermiers, par rapport au commerce américain qui s’est substitué à celui de France. Or, le commerce de France à travers ses agents commissionnaires faisait des avances sous formes de fournitures (équipements et comestibles) aux plantations. Celui des Etats-Unis se contente de jouir du peu qu’elles produisent, de vendre très cher et chichement des armes et comestibles, en pratiquant non l’échange monétaire mais le troc. Il applique à son niveau la formule politique de Jefferson qui se propose de jouir de la colonie sans en consentir le coût. Face à cette situation les chefs indigènes sont désarmés. Ils ne disposent pas de liquidités monétaires pour remplacer l’esclavage par un salariat productif. Ils ne disposent pas d’une science encore à naître en Europe pour augmenter la productivité. C’est surtout dans le domaine de la navigation des Européens que s’applique la science. Ils n’ont que la terre et leur seul recours, c’est la contrainte contre les cultivateurs plus enclins à la culture des vivres de subsistance que celle des denrées. Il leur apparaît que ces derniers ne comprennent pas qu’il faut restreindre leur liberté et écarter les principes de droit qui ont inspiré la révolution. Les chefs indigènes n’ont pas eu à inventer la colonialité, ils se sont trouvés de fait dans une situation de colonialité. Ils s’y sont installés au lieu de la répudier.

Leslie Péan : Je reviens sur la politique de William Pitt qui en 1793, à 24 ans, en tant que premier ministre anglais, détermine que la stratégie fondamentale pour le développement de son pays est de combattre la France en lui faisant perdre Haïti d’une part et en détruisant sa flotte marine de guerre et marchande d’autre part. Il y arrivera en bloquant les ports d’Haïti permettant la victoire des insurgés haïtiens en 1804, mais aussi après les défaites de la marine française à Aboukir en 1798-1799 et Trafalgar en 1805, consacrer l’Angleterre comme maitresse des mers. Si Haïti ne pouvait choisir ou se confondre avec son environnement, au moins pouvait-elle s’imposer pour transformer cet environnement ? Cela demandait un niveau de rationalisation au niveau de la pensée, et un certain pragmatisme, pour formuler une politique générale en rapport avec les opportunités identifiées et les ressources disponibles. Les buts et objectifs d’une telle stratégie ne peuvent s’accommoder des petits desseins de prise du pouvoir pour s’affirmer en tant qu’être humain. Pourquoi ce genre de pensée stratégique n’a jamais pu germer dans les cerveaux des élites haïtiennes ? N’est-ce pas là qu’il faut cerner ce que Roger Gaillard nomme « la déroute de l’intelligence ». En dehors d’une incontournable rencontre nationale pour envisager des avenirs alternatifs, comment peut-on arriver à la construction d’une telle pensée stratégique aujourd’hui ?

Vertus Saint Louis : Gaillard a bien parlé de « la déroute de l’intelligence » à propos de Firmin. Je ne nie pas les mérites de ce dernier, en particulier, ses connaissances, son intégrité, son amour et dévouement pour le pays. Cependant, il se trouvait dans le camp de Hyppolite, favorisé par les Allemands, et largement soutenu par les Américains, contre Légitime mollement soutenu par une France défaillante. On s’interroge sur les concessions faites aux Américains par Firmin pour obtenir leur appui décidé et décisif à la cause d’Hyppolite. De plus, à la chute de Sam, Firmin s’est empressé d’emprunter de l’argent du commerce allemand du Cap pour financer la marche sur Port-au-Prince des troupes de Nord Alexis, alors son allié. Firmin a agi suivant la pensée traditionnelle : c’est à l’intérieur de l’espace de pouvoir qu’il faut agir. Il nous faut nous demander ce que vaut cet espace de pouvoir. L’étranger a pris l’habitude de se donner le beau rôle en laissant à ceux qui rentrent dans le modèle traditionnel les tâches inférieures, les sales besognes : arrêter, emprisonner, torturer, exiler, assassiner des compatriotes. Alors, l’étranger peut avantageusement invoquer les droits de l’homme. Aujourd’hui, il nous faut apprendre à négocier nos désaccords pour nous mettre en mesure de négocier avec l’étranger au lieu de nous constituer ses dépendants individuels.

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