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jeudi 8 avril 2010
Haiti : Le triomphe de l’absurde
Sur « SAISONS SAUVAGES » de Kettly Mars
Par Leslie Péan
Au salon du livre qui s’est déroulé à Paris du 26 au 31 Mars 2010, la littérature haïtienne était bien représentée. Frankétienne, Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, Jean Métellus, Joël Des Rosiers, Anne Lescot, Louis-Philippe Dalembert, Claude Dauphin, James Noel, Kettly Mars, y étaient en bonne place. René Depestre, n’ayant pu faire le déplacement, a fait sa prestation en vidéo-conférence. L’éditeur et écrivain Rodney Saint Eloi de Mémoire d’Encrier était aussi de la partie à son kiosque. Haïti a répondu par la culture à la détresse du tremblement de terre. Paru au lendemain du séisme du 12 janvier, Saisons Sauvages de Kettly Mars a retenu particulièrement l’attention de la critique. Les revues et journaux Le Nouvel Observateur, Le Point, La Croix, Cultures Sud, Le Monde, Libération, ont tous salué Saisons Sauvages comme un magnifique roman qui selon Yves Chemla dit « la déstructuration térébrante du duvaliérisme ». Leslie Péan a fait de ce coup de cœur des librairies une lecture critique.
Chez Nirvah, la jouissance d’exister, l’étau qui se referme sur elle suite à l’arrestation de son mari Daniel, l’idylle commencée avec le secrétaire d’État Raoul Vincent pour tenter de sauver la vie de Daniel constituent la toile de fond de la danse de mots que nous offre Kettly Mars dans son dernier roman paru chez Mercure de France. On tourne les pages comme on traverse les jours de cette époque où la société haïtienne a basculé dans le malheur irréversible. Avec les manœuvres sordides qui aboutiront à la présidence à vie en 1964. C’est l’histoire d’une femme séduite par la vie, qui, pour relever un défi, s’enivre dans le mal. Dans sa recherche du bonheur, elle devient une amoureuse du malheur. On avance en découvrant les tribulations de cette femme jonglant avec l’innocence de ses enfants, exposée et vulnérable, et qui va se retrouver à la fin dans une grande solitude.
Happée par la sauvagerie de l’absurde qui la libère des banalités du quotidien que sont la chaleur étouffante, le black-out et la poussière, au grand bonheur des riverains de la rue des Cigales où elle habite, Nirvah enseigne à son corps à respirer sous les caresses de son amant tonton-macoute qui comble, du même coup, l’absence de Daniel. On suit la logique interne et consensuelle du maléfisme déshumanisant qui étreint la société haïtienne. Les démarches de Nirvah sont l’essence de la vie haïtienne pour trouver du travail, une maison à louer, inscrire un enfant à l’école, libérer un parent emprisonné. Démarches dans un univers clos et sans avenir. Démarches pour faire entendre les murmures et les voix silencieuses des prisonniers. Une vie qui met des brumes dans la tête. Pour Nirvah, c’est une quête de sens que de s’attaquer au mur de pierre de la dictature. Avec détermination. Sa décision d’aller voir le secrétaire d’État de l’Intérieur parait impulsive. Mais après plus de deux mois d’attente sans nouvelles de son cher époux, elle décide de se muer en une espèce d’herbe folle poussant dans les interstices des murs de pierres. Au mépris du bon sens. Au risque de dévier le cours de son propre destin.
Un temps irréversible
La mise en roman de l’expérience haïtienne sous Duvalier reflète la période noire dans laquelle ce pouvoir a plongé Haïti. Mais Kettly Mars s’en affranchit aussi en abordant des thèmes aussi variés que l’enfance, l’humiliation, l’injustice, l’innocence, l’impuissance, le temps. Le thème du temps est particulièrement poignant. Le roman se déroule entre 1963 et 1964. Dix-huit mois qui pourtant paraissent une éternité. Un temps qui semble s’être arrêté depuis l’arrestation de Daniel. Le temps d’une sortie de l’enfance pour Marie et Nicolas, les deux adolescents de Nirvah et Daniel. Un temps qui ne permet pas à Nirvah de penser à autre chose que la libération de son mari. Un temps irréversible comme la mort est irrévocable, pour paraphraser Jankélévitch. [1] En ayant recours au bourreau pour lui demander d’épargner sa victime, Nirvah fait appel à l’absurde. Raoul Vincent voit en Nirvah une sabine à enlever. Il se propose de faire ce rapt avec son pouvoir et son argent. Aspirant à libérer son mari, Nirvah accepte de se renier et de combler le décor nu de sa maison avec la présence du secrétaire d’Etat. Ce dernier mordra à pleines dents dans ce fruit qui lui était défendu. Épouse de Daniel et maîtresse de Raoul, le cœur de Nirvah appartiendra aux deux à la fois. Le premier devait rester dans son cachot, même mort, pour que le second jouisse. Tension latente sur laquelle Nirvah butte en permanence. Paradoxe qui la fait pleurer.
Les yeux de Nirvah versent des larmes causées par la proximité de Raoul Vincent épluchant l’oignon de sa vie. Des larmes qui transforment sa pensée en matière. Quand son glaive travaille sa rose avec ardeur, elle a des larmes de joie, en découvrant la jouissance comme jamais auparavant. Aux amies qui lui reprochent de coucher avec un macoute, elle répond « Pour faire la pute…, il faut être une vraie femme, avec une vraie chatte entre ses jambes … et savoir s’en servir. Tout l’argent du monde ne retient pas un homme insatisfait. Macoute ou pas macoute ». Nirvah devient l’esclave de son plaisir pendant que Raoul règle ses comptes avec la représentation coloniale qui l’empoisonne. Aux lecteurs de décider lequel des deux pense avec son sexe. Raoul voit en Nirvah sa fanm chans envoyée par les dieux. Quant à Nirvah, elle se laisse aussi aller au merveilleux pour continuer dans la transgression des limites. Elle s’abandonne au pouvoir ensorceleur et bienveillant de Solange. Un bain chez cette ancienne bouzen, devenue manbo, lui tire de son implacable réalité et la fait rêver.
Initialement, Nirvah se pense en mesure d’apprivoiser la sauvagerie de Raoul au bénéfice de son Daniel. Mais dans la perversité, sa pureté prend le dessus. Dans toute son innocence. Kettly Mars jette une lumière décisive sur le respect mutuel qui se dégage de l’échange obscur entre Nirvah et Raoul. Un échange qui, dans son fond secret, n’est pas que sexuel. Dans les moments où les caresses de l’un et de l’autre ne sont le prélude d’aucune action et d’aucun projet. Nirvah franchit le Rubicon en devenant l’amante de Raoul. Elle décide de devenir son propre juge et d’être son propre bourreau. En voulant sauver ses enfants, elle les jette dans la gueule du loup. En intériorisant l’agression dont elle était victime, elle entre en guerre contre elle-même.
Le pays de la main du diable
Le roman s’inscrit sur une année, mais Kettly Mars agence d’autres couches temporelles sur une plus longue période permettant une mise en contexte. À partir du journal de Daniel que Nirvah a trouvé dissimulé dans son bureau, elle fait des analepses dans la première partie du texte. Ces retours en arrière sont judicieux et charrient de denses remembrances sur le leitmotiv des actions de Daniel. On découvre sa militance. Il se sert d’un parti communiste bidon comme paravent pour un travail plus en profondeur afin de faire avancer le mouvement social. Ce parti communiste bidon mis en place par Duvalier est « une gauche réactionnaire, devenue droite prolétarienne et prisonnière d’une idéologie de couleur mortifère. » En effet dès le mois d’août 1959, Duvalier avait vanté au journaliste américain Dan Brigham l’efficacité de sa machine politique contre les communistes. « Contre eux, dit Duvalier, nous sommes aussi efficaces que votre FBI. Mes hommes les côtoient et vivent leur vie, jusqu’au moment de mettre la main dessus et de les écraser. » (Le Nouvelliste, lundi 17 et mardi 18 août 1959). Kettly Mars invite à revisiter le gouvernement des Duvalier. Son roman aide à comprendre le sens profond de l’expression “ l’île de la main du diable” qu’Emile Ollivier, un autre écrivain haïtien, utilise dans son livre « Les Urnes scellées » [2]. Le départ est la vie pour les habitants de cette ile de la main du diable. Et quand on retourne chercher ce qu’on croyait avoir laissé, on ne retrouve qu’écho et fumée. Les relations au pays natal deviennent alors ambigües et conflictuelles comme Dany Laferrière achève de les décrire dans L’énigme du retour. Il ne reste que la solution du départ. Surtout quand le diable se révèle être l’amour de Raoul pour Nirvah. Le charme du rythme de l’écriture de Kettly Mars donne le temps au lecteur pour anticiper cette perdition dans laquelle Nirvah s’est engagée en voulant sauver son mari. Une perdition qui noie également son amant Raoul tant son désir pour Nirvah est fort. Mais aussi une perdition dans laquelle passe aussi bien sa fille que son fils.
La problématique du retour au pays natal avec héroïsme et esprit de mission est loin des préoccupations de Kettly Mars. Comme le reflux de la mer, les vagues de retour sont ponctuées par ces situations. Pour elle, enracinée au pays natal, le problème du retour ne se pose pas. Il n’y a pas d’équivoque. Pas de chemin de Damas. La solution du départ, pour Nirvah et sa famille, est le seul choix pour ne pas mourir dans les chemins de croix de l’ile de la main du diable. Partir avec de l’argent pour corrompre les consciences en cas de difficultés au dernier moment.
Les minables petits agents qui font semblant de gouverner
Kettly Mars en reste au Duvalier qui s’est présenté comme la personnification du diable. Mais en réalité, le diable n’est pas Duvalier. Il en est plutôt un de ses minables petits agents. En effet, depuis que l’Occident religieux a inventé le diable autour de l’an 1000, pour faire peur et persécuter tous ceux qui refusent de se soumettre à son magistère, l’intériorisation de la propagande religieuse a créé les monstres des sociétés de persécution qui brisent les individus encore aujourd’hui. Ces monstres se renouvellent en appliquant les techniques de pouvoir de l’inquisition pour brûler tous les Giordano Bruno qui disent NON à leur entreprise de contrôle des consciences. En intimidant, en récupérant et en massacrant les individus rebelles avec leur famille, Duvalier n’a fait qu’appliquer cette technique coloniale des conquérants européens qui ont exterminé pendant quatre siècles femmes et enfants des Indiens des Caraïbes et de l’Amérique. Des pratiques génocidaires dont furent aussi victimes nos ancêtres africains en Haïti. Des pratiques génocidaires qui donnent aux bénéficiaires de ces conquérants, la force morale pour continuer leurs interventions dans les affaires des peuples cette fois au nom des « droits de l’homme ». L’humanité qui lutte contre les ténèbres sait donc où se trouve l’enfer et qui sont les suppôts du diable.
Le plongeon de Kettly Mars dans cette ronde sans fin de la condition haïtienne touche l’esthétique de la survie. Toute l’œuvre est décidée à partir de ce commencement qu’est la visite de Nirvah au bureau de Raoul Vincent, secrétaire d’État de l’Intérieur. Pour sortir de l’impasse de l’impuissance. Un rêve obscur. C’est là que commencent le vertige et la violence. Une grande symphonie faulknérienne se développe avec de la passion et de la haine, du pouvoir et de la perversité. Nirvah est prise dans une interminable fuite hors d’elle-même et le lecteur se rend compte que sa conscience est impénétrable.
La logique de destruction de l’être humain
La vérité de ce monde haïtien présenté par Kettly Mars reconstitue les éléments un à un pour éclairer la désorientation d’une génération désabusée. Tout y est. Autant le dévoiement des luttes pour la reconnaissance identitaire que l’implication du gouvernement américain dans la maintenance de la mauvaise gouvernance. Duvalier, qui aimait Hitler, a mis en pratique les théories de dépersonnalisation de ce dernier pour essayer de créer une population de zombies et d’Untermenschen laissant aux tontons-macoutes le privilège d’être les seuls Herrenvolk. Dans le journal de bord de Daniel découvert par son épouse Nirvah, les émotions sont extériorisées, ce qui permet au lecteur de se retrouver dans le monde cynique des relations internationales entre le ciel du centre et la mer de la périphérie. Ainsi, il appréhende mieux les contours précis d’un temps de sang quand le ciel se mêle à la mer. Daniel expose au grand jour les connivences notoires d’un ordonnancement qui garantit la continuation de la politique d’exclusion de la grande majorité de la population dans la conduite des affaires publiques.
Kettly Mars fait parler Nirvah comme l’écrivain anglais Simon Mawer le fait avec son héroïne Hana dans le roman The Glass Room. Se référant à l’occupation allemande de la Tchécoslovaquie en 1939, Hana exprime ses désillusions en disant : « The whole damned country is reduced to whoredom » (Ce foutu pays tout entier est réduit à la prostitution). Rongé par l’occupation des macoutes et des chimères, la peur et les persécutions de toutes sortes, le peuple haïtien est aux abois, obligé d’adopter une apparente soumission, aux prises avec la dureté de la vie et les tracas du quotidien. Nirvah symbolise ce peuple contraint par les puissants à négocier sa survie impitoyablement. La communauté internationale est venue renforcer l’état de mal en envoyant ses troupes verser leur propre terreur sur la population afin qu’elle ne se révolte pas contre le pouvoir cannibale qui la maintient dans un état de végétation.
Les masses doivent avoir peur constamment pour protéger l’ordre établi en noyant tout mouvement de protestation. La logique d’appropriation du pouvoir s’accompagne d’une logique de destruction de l’être humain aux effets encore plus dévastateurs que ceux des mouvements des plaques tectoniques causant les tremblements de terre comme celui du 12 Janvier 2010. Le frein à tout développement est la conception exclusiviste du pouvoir politique qui alimente le maintien d’une corruption improductive bloquant l’émergence des surplus. Les saisons sauvages se télescopent et se poursuivent sans limites dans cet espace de la postcolonie où les structures sociales bloquent l’accumulation. Si les députés venant de Saint Domingue (Haïti) ont pu faire adopter par la France en 1795 le mot Fraternité et l’ajouter au binôme Liberté, Égalité, les Haïtiens en 2010 ont encore du chemin à faire pour intégrer dans leurs pratiques quotidiennes qu’ils sont tous des frères et que 1% de la population ne peut plus continuer d’avoir plus de 50% du revenu national.
L’exemple de fraternité donné par les trois députés Louis-Pierre Dufay (blanc), Jean-Baptiste Mills (mulâtre libre) et Jean-Baptiste Belley (noir et ancien esclave) à l’Assemblée Nationale en France en 1794 pour faire abolir l’esclavage a été remis en question par les forces racistes réactionnaires. Elles ont pu revenir à la charge avec une succession de régimes répressifs qui ont eu pour mission de limiter l’éducation et l’instruction. Pour assurer le triomphe de l’ignorance sur la connaissance. Pour que des générations d’Haïtiens ne puissent faire travailler leur cerveau. La communauté internationale s’est donné les moyens pour maintenir le manque de communication entre les élites et le peuple. Surtout, le positionnement de cette communauté a été essentiellement la fabrication de gouvernements fantoches pour empêcher que les principes évoqués dans la déclaration d’indépendance de 1804, dont l’original vient d’être récemment découverte à Londres, ne soient appliqués en Haïti. Mentionnons un des principes de cette déclaration qui dit : « il faut ravir au gouvernement inhumain, qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur la plus humiliante, tout espoir de nous réasservir ; il faut enfin vivre indépendant ou mourir. »
Le régime duvaliériste constitue le dernier tour de passe-passe pour faire rentrer de force dans le cerveau des Haïtiens la torpeur et la servitude. L’offensive menée par ce gouvernement dictatorial contre l’intelligentsia en vidant l’enseignement à l’université de son contenu, en assassinant des écrivains de la trempe de Jacques Stephen Alexis, en arrêtant les journalistes comme Daniel du roman de Kettly Mars, a sapé les fondements de la personnalité haïtienne. La posture de l’intelligentsia sera moins celle de la défense des opprimés que celle de la défense du vide créé par ce régime sanguinaire. La part de vérité de cet aspect-là est souvent sous-estimée. Toute l’astuce de la postcolonie est de porter les individus à faire le choix de la déréliction. Duvalier engage Haïti dans un sens contraire de celui de la geste de 1804. Son motto est la corruption ou la mort.
Sa façon de néantiser est d’approfondir cette pratique inaugurée par le président Sténio Vincent consistant à envoyer de l’argent dans les rues à ceux et celles assemblés pour applaudir au passage du cortège présidentiel. Mais il néantise aussi les opposants politiques en les tuant ou en les libérant après les avoir embastillés, et en leur donnant une enveloppe contenant de l’argent. Partout c’est l’émulation de la sottise et de la bêtise. La jeunesse est condamnée à l’agonie et à l’asservissement. Le quotidien est structuré par la référence à l’absurde qui, en triomphant, bloque toute émancipation. Nirvah a beau se démêler pour sortir son mari de la prison, elle reste impuissante. Si son rapport à son corps semble changer, il ne modifie en rien son rapport à son esprit, à la réalité de la servitude environnante. Aussi, aucune transsubstantiation n’est possible. Tous les dieux mis ensemble ne peuvent accomplir ce miracle. Avec une démarche scripturale d’une apparente simplicité, Kettly Mars capte le souffle d’une époque qui perdure avec cette dernière invention que constitue l’intégration du crime dans la stratégie de monopole du pouvoir politique.
Une société sans personnalité
La présence en filigrane du gouvernement de Duvalier et de ses tontons-macoutes donne un angle de vue qui met en valeur la dimension politique qui sous-tend le roman. On trouvera une conscience lucide des enjeux, mais la romancière n’a pas cédé à la tentation de la démagogie pour trouver à tout prix des lendemains qui chantent. La fin du mélodrame aurait pu être le divorce de Raoul, son mariage avec Nirvah, et enfin la libération de Daniel. Comme cela s’est produit parfois sous les gouvernements de Papa et Baby Doc. Egalement, Nicolas aurait pu faire une carrière d’éphèbe dans les alcôves des homosexuels associés au pouvoir ou encore Marie aurait pu devenir l’épouse de Raoul comme des macoutes le firent dans certains foyers. Kettly Mars a pris une autre option qui combine la maitrise de son récit avec une écriture d’une grande finesse incisive. A-t-elle compris que rien n’a changé sur le fond dans un pays où la dépersonnalisation des individus, en commençant par celle des intellectuels, est l’héritage du duvaliérisme ?
Son art est de nous faire voir, à travers la complexité de la métaphore aux accents amoureux et sexuels de son roman, l’émergence d’une société sans personnalité. Nirvah est bien la société haïtienne aux prises avec une conception du pouvoir qui oblige l’Autre à se corrompre et à se renier pour exister. Telle est la fêlure constitutive de la condition haïtienne dans sa finitude. Crise ontologique que Kettly Mars expose sous une forme allusive dans l’expérience de la dérive de Nirvah. La cohérence d’être et l’articulation de soi sont absents chez des êtres qui ont atteint le degré zéro de l’existence. La fin du roman témoigne de cette situation d’une société sans personnalité, ballottée entre la défaite et l’errance, agrippée à un ordre symbolique décadent qui a détruit tous les repères de la connaissance. Avec un tel défaut de fondement auquel la communauté internationale souscrit à coups de milliards, les chemins ne peuvent que mener nulle part. Quels qu’ils soient.
L’auteure aborde la débauche duvaliériste avec un art consommé, sans vulgarité, ni complaisance, même si certains sujets s’y prêteraient volontiers. Le résultat est, au fil des pages, un suspense qui continue même quand on fermé le livre. Une atmosphère pesante, mais poétique. Comme un après-midi d’été avant l’orage qui ne veut pas éclater. Kettly Mars prend le monde duvaliériste à la racine en montrant le bras de fer entre Raoul Vincent et ses adversaires politiques au sein du gouvernement, partisans de la libération de Daniel. Une image réelle du gouvernement des Duvalier avec ses luttes de clans et les bouleversements résultant de la manipulation des acteurs dans le chantier meurtrier qu’ils ont créé et qui les dépasse. Tourmenté de jalousie, Raoul se révèle un parfait égoïste, voulant garder Daniel en prison afin de jouir de Nirvah. La contradiction majeure et invivable de Saisons Sauvages est la présence de ces deux opposés complémentaires, la passion de Raoul pour Nirvah et la possible libération de Daniel. Le réel et le possible s’affrontent sans possibilité de réconciliation. Leur exclusion mutuelle est incontournable dans ce décor aux intrigues multiples. Kettly Mars termine avec des prolepses sur la précarité, l’abime et le désastre. Une conclusion elliptique laissée à l’imagination du lecteur.
La plume de l’auteure est conduite avec une telle précision que, quand on arrive à la fin, on veut recommencer. Pour penser les passions, les illusions et l’auto-production de l’opacité de notre propre servitude. Un livre à lire pour ses enseignements. Mais aussi un livre à lire plusieurs fois pour le grand plaisir qu’il procure.
[1] Vladimir Jankélévitch, L’Irréversible et la Nostalgie, Flammarion, Paris, 1974, p. 15.
[2] Émile Ollivier, Les Urnes scellées, Paris, Albin Michel, 1995.
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