samedi 17 avril 2010

UN DOUBLE ANNIVERSAIRE




17 avril 2008… Je me trouve avec madame Christiane DIOP (Présence Africaine) à l’UNESCO à Paris, dans le bureau de la secrétaire de Monsieur Nouréini Tidjani-Serpos, Directeur Général adjoint de l’UNESCO en charge du Département « Priorité Afrique ». Nous l’attendons pour répondre à son invitation à déjeuner. Mon téléphone sonne, c’est un appel de la Martinique.

Un ami m’appelle et dit simplement ces mots : « Nicole doudou, Il est parti… » Je raccroche et dis à madame Diop : « On vient de m’appeler de la Martinique. Il est parti… » Elle me répond qu’elle n’y croit pas ; elle fait référence aux annonces faites plusieurs jours plus tôt le donnant pour mort. Je lui assure que cette fois l’information est juste. Dans l’intervalle, la collaboratrice, Denise, allume la télé et la nouvelle tombe, il n’y a plus de doute... Nous sommes assises madame Diop et moi l’une en face de l’autre. Elle se tient droite, le visage en apparence impassible. Seuls ces yeux la trahissent, les yeux d’une petite fille perdue qui refuse pourtant de se laisser envahir par l’expression de l’extrême douleur. Digne ! Je la regarde ; je ne me rends pas compte tout de suite que les larmes roulent sur mon visage. Larmes silencieuses. Monsieur Tidjani ouvre la porte de son bureau pour raccompagner son visiteur et s’avance vers nous. Ce qu’il voit c’est l’image de deux petites filles égarées. Il comprend sans qu’il soit besoin de mots. Du haut de son immense stature il nous regarde, pousse un profond soupir et dit : « Ah ! C’est Papa Césaire ! » Je balbutie un « oui » à peine audible. Son regard nous enveloppe, il cherche en lui les mots de la consolation et c’est Birago Diop qui vient à son secours. Il se met à nous déclamer « Souffles ». Et ce sont précisément les paroles que mon cœur avait soif d’entendre…

Nous déjeunons sans appétit… Parfois nous rions ; parce que nous sommes nègres et que les nègres sont passés maîtres dans l’art de l’auto-dérision, dans le rire pour ne pas héler-anmwé ! Parce que nous sommes des humains, emplis de pudeur et que le respect mutuel qui nous habite nous dicte que la douleur de notre alter-ego est sans aucun doute plus forte, plus légitime que la nôtre. Ainsi je me dis que madame Diop n’était pas seulement l’éditrice mais l’amie de longue date et que tant de choses que j’ignore devaient les unir ; que monsieur Tidjani le Béninois, a eu, en tant que diplomate et homme de lettres, à le recevoir et qu’entre eux deux, en eux, coule un fleuve immense nommé Afrique, qui les relie jusqu’à l’indicible… Que moi, je ne suis que moi, une enfant trop pétrifiée par la force de l’amour et la timidité pour oser aller vers lui, qui s’est contentée de l’aimer dans la distance et de boire ses mots, de s’abreuver à leur source… Que moi qui n’ai de commun avec lui que d’être née sur la même terre que lui et que la passion des mots…

Après le déjeuner je regagne l’appartement de ma sœur à Sarcelles.. Là enfin, seule, je me jette dans le lit et laisse libre cours à ma douleur. Et j’appelle Birago et je le supplie, j’invoque sa sagesse et de mes larmes surgit un poème balbutiant, un dialogue posthume avec Birago Diop…


Lettre ouverte à Birago Diop


Birago ô mon frère
Mon frère de par-delà le temps
J’implore ta parole au secours de mon âme
Aujourd’hui j’ai besoin de m’arc-bouter à cette parole-là
Besoin de me dire encore et encore
Avec toi
Que « les morts ne sont pas morts »
Il est parti le Père le Maître le Griot l’Ancêtre
Il est parti au point du jour
Et ce jour-là le soleil a oublié de se lever
Il est parti
Dans la virgule qui sépare la nuit du jour
Et la nuit depuis ne nous quitte pas
Il est parti
Sans savoir que quelque part
Sur la même terre que lui
Une enfant se mourait d’amour
Sans oser se l’avouer
Ô Birago il est parti
Et mon amour désormais inutile
Tourne en lui-même
En quête de son centre
Que ne lui ai-je pas dit
Quand il en était temps
Depuis l’adolescence
Ses mots ont accompagné chacun de mes jours
Et répandu en mon corps
La fulgurance de la lumière
La chatoyance de l’espérance
Que ne lui ai-je pas dit
La violence du Rebelle
A semé en mon âme
Les graines de la révolte
Le feu du questionnement
L’exigence de la verticalité
Que ne lui ai-je pas dit
Quand il en était temps
A quel point, par la seule vertu de son chant
Les mots, dans l’alcôve de mon cœur
Fourbissaient leurs Armes miraculeuses
Pour jaillir de moi en pépites tremblantes
Offertes à mes gens
A quel point, en vertu de sa foi
J’ai rêvé un peuple rendu à lui-même
Hors des jours étrangers
Ô Birago ma parole est vaine
Comme vaines mes larmes
Mon amour inutile tourne en lui-même
En quête de son Nord
Boussole brisée
Lumières du Phare éteintes
Nos barques en perdition
Sillonnent l’Atlantique de l’errance
Combien de soleils encore
Combien de lunes encore
Et combien d’aubes fraîches
De petits matins
Et combien de Tempêtes
Avant qu’enfin
Par-delà le vent et le chagrin
Et la lente ascension en chemin de croix
Avant qu’enfin
Ne parvienne à nos cœurs
Le souffle de l’Ancêtre arrivé à bon port ?
Peut-être, peut-être dois-je seulement me taire
Taire la litanie des larmes et des pourquoi
Pour percevoir enfin
Dans l’ourlet du jour
La voix inaltérable de l’Ancêtre
Juste me taire
Ecouter plus souvent les choses que les êtres
La voix du feu
Celle de l’eau
Pour accoster enfin aux rivages de la sérénité
Ô Birago, ne lâche pas ma main
Jusqu’à ce qu’elle retrouve
La chaleur de la main de l’Ancêtre !
Paris, le17 avril 2008

17 avril 2009… Nous sommes en pleine nuit. Nous revenons mes filles et moi de promenade et d’un dîner improvisé chez une amie… Dans la rue, plusieurs voitures de pompiers… Je dis aux filles : « Oh, il y a un souci chez les voisins ! » Je gare la voiture sur le bas-côté, je demande aux filles de m’y attendre et je descends aux nouvelles. Un pompier s’avance vers moi et me demande si je suis Nicole Cage-Florentiny. Je réponds oui et m’inquiète de ce qui se passe. Il se rapproche et m’informe qu’il y a eu un problème chez moi. Un problème ? Oui… Un incendie… Chez moi ?
Les pompiers appellent ma sœur qui habite non loin. Quand son mari et elles arrivent, les pompiers leur confient les enfants et me demandent si je suis prête à entrer voir… Oui je suis prête. Les enfants s’accrochent à moi et ne veulent pas me laisser partir… Ils me soutiennent pour traverser la maison inondée où chaleur et fumée se disputent la vedette jusqu’à ma chambre, lieu de départ du sinistre…
Inaya, la lapine de ma petite Marie, semble dormir paisiblement… Je dois le lui dire . Elle ne me laisse pas terminer ma phrase ; elle pousse un cri qui lacère la nuit et mon cœur. Oh mon bébé !
Ma sœur et mon beau-frère nous emmènent passer la nuit chez eux.

Un pan de notre vie s’est effondré… Mais nous sommes vivantes… La famille, les amis nous entourent… Nous sommes vivantes et la vie nous oblige à tourner une page et à avancer… Plus fortes…

17 avril 2010. Trois mois après le séisme en terre d’Haïti… Haïti qui est venu, avec une rare violence, nous ramener, bon gré mal gré, à l’essentiel. Qui est venu cogner à la porte de nos certitudes et nous rappeler que sur les sables mouvants de nos vies, rien ne peut être tenu pour définitivement gagné et que ce qui nous rassemble, ce qui nous sauve, ce sont les liens du cœur, ceux de la grande fraternité humaine.

Nicole Cage
, le 17 avril 2010

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