mardi 11 mai 2010

Avant-Propos de Jean Price Mars


Par un paradoxe déconcertant, ce peuple qui a eu, sinon la plus belle, du moins la plus attachante, la plus émouvante histoire du monde-celle de la transplantation d’une race humaine sur un sol étranger dans les pires conditions biologiques - ce peuple éprouve une gêne à peine dissimulée, voire quelque honte, à entendre parler de son passé lointain. C’est que ceux qui ont été pendant quatre siècles les artisans de la servitude noire parce qu’ils avaient à leur service la force et la science, ont magnifié l’aventure en contant que les nègres étaient des rebuts d’humanité, sans histoire, sans morale, sans religion, auxquels il fallait infuser n’importe comment de nouvelles valeurs morales, une nouvelle investiture humaine. Et lorsqu’à la faveur des crises de transmutation que suscita la révolution française, la communauté de Saint-Domingue s’insurgea en réclamant des titres que personne jusque-là ne songeait à lui reconnaitre, le succès de ses revendications fut pour elle tout à la fois un embarras et une surprise-embarras, inavoué d’ailleurs, du choix d’une discipline sociale, surprise d’adaptation d’un troupeau hétérogène à la vie stable du travail libre. Evidemment le parti le plus simple pour les révolutionnaires en mal de cohésion nationale était de copier le seul modèle qui s’offrit à leur intelligence. Donc, tant bien que mal, ils insérèrent le nouveau groupement dans le cadre disloqué de la société blanche dispersée, et, ce fut ainsi que la communauté nègre d’Haïti revêtit la défroque de la civilisation occidentale au lendemain de 1804. Des lors, avec une constance qu’aucun échec, aucun sarcasme, aucune perturbation n’a pu fléchir, elle s’évertua à réaliser ce qu’elle crut être son destin supérieur en modelant sa pensée et ses sentiments, a se rapprocher de son ancienne métropole, à lui ressembler, à s’identifier à elle. Tache absurde et grandiose ! Tache difficile, s’il en fut jamais !

Mais, nous dira-t-on, à quoi bon se donner tant de peine à propos de menus problèmes qui n’intéressent qu’une infime minorité d’hommes, habitant une très infime partie de la surface terrestre ?

On a peut-être raison.

Nous nous permettrons d’objecter cependant que ni l’exigüité de notre territoire, ni la faiblesse numérique de notre peuple ne sont motifs suffisants pour que les problèmes qui mettent en cause le comportement d’un groupe d’hommes soient indifférents au reste de l’humanité. En outre, notre présence sur un point de cet archipel américain que nous avons « humanisé », la trouée que nous avons faite dans le processus des événements historiques pour agripper notre place parmi les hommes, notre façon d’utiliser les lois de l’imitation pour essayer de nous faire une âme d’emprunt, la déviation pathologique que nous avons inflige au bovarysme des collectivités en nous concevant autre que nous sommes, l’incertitude tragique d’une telle démarche imprime à notre évolution au moment où les impérialismes de tous ordres camouflent leurs convoitises sous des dehors de philanthropie, tout cela donne un certain relief à l’existence de la communauté haïtienne et, devant que la nuit vienne, il n’est pas inutile de recueillir les faits de notre vie sociale, de fixer les gestes, les attitudes de notre peuple, si humble soit-il, de les comparer a ceux d’autres peuples, de scruter leurs origines et de les situer dans la vie générale de l’homme sur la planète. Ils sont des témoins dont la déposition ne peut être négligeable pour juger la valeur d’une partie de l’espèce humaine.

Tel est, en dernière analyse, le sens de notre entreprise, et quel que soit l’accueil qu’on lui réserve, nous voulons qu’on sache que nous ne sommes pas dupes de son insuffisance et de sa précarité.

Jean Price Mars

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