jeudi 13 mai 2010

Haiti : La privatisation de l’État

Finalement, nous commençons à voir, en attendant de les subir, les résultats des grandes manœuvres et des obscures tractations auxquelles le Président René Préval s’est dédié avec persistance et entêtement depuis son retour au pouvoir en 2006, pour un deuxième mandat présidentiel, il y a quatre ans et demi. Sa carrière politique qui se situait jusque là dans le sillage de celle de Jean-Bertrand Aristide, devenait quasi autonome après le départ pour l’exil de son alter ego.

Non sans habileté, le deuxième mandat se situait sous l’égide d’une permanente conciliation, sous le charme d’une politique de séduction tous azimuts. Le président s’indignait des accusations d’autocrate ou de dictateur qu’on lui faisait : Moi, dictateur ! Quelle idée ! et dans cette protestation, il jetait toute sa réputation de bohême cool et tranquille, étranger aux frasques et appétits de gouvernants sadiques et affamés de pouvoir, lui qui était sincèrement désireux de mener une vie simple et sans apparat.

Cependant l’air familier et débonnaire que prenaient Aristide et Préval lors de leurs premiers mandats s’accompagnait assez souvent d’une certaine réticence à se soumettre aux prescriptions et limitations que la Constitution et les procédures du système républicain-démocratique leur imposaient. Ceci était particulièrement visible quand il s’agissait de questions monétaires ou quand il s’agissait de respecter les injonctions découlant du respect des droits des personnes, droits de nature ou droits acquis, imposant des limites aux volontés du chef d’Etat.

Il y a toujours eu sous toutes les latitudes une tradition de rois et de chefs, propriétaires de l’Etat, de ses richesses et de sa population dans un imaginaire illustré par les fastes de Louis XIV ou les folies de Mobutu. On sait ce qui advint des contrats de la Teleco avec des compagnies américaines, comme aussi des entreprises d’importation de riz, des pyramides déguisées en coopératives et du brouillard légal qui entoure l’existence et les comptes d’une organisation comme la CNE (Commission Nationale d’Equipement lourd), sans parler de nos aventures dans le domaine de l’électricité.

Tout cela avec, certes, un climat de bonne volonté, mais aussi, toujours, la tendance à une officielle clandestinité ( la soi-disant « réserve »), la peur des contrôles, et les à-coups de l’avidité et des copinages où tout devient secret d’Etat. Dans la chaleur des affaires et de l’amitié, il est parfois difficile de s’arrêter pour marquer les frontières entre l’argent privé et l’argent de l’État.

Le mandat de 2006, qui héritait des grandes déceptions des deux ans de transition après le départ d’Aristide, s’ouvrit dans un climat de portes ouvertes et d’inclusion généralisée, du moins au niveau des apparences et des discours. L’idée était que vu la chute du pays qui continuait sans désemparer, il était inutile de s’établir dans l’opposition surtout qu’il s’agissait d’un dernier mandat qui ne pourrait pas continuer après le 7 février 2011 et, après 19 ans, arriverait le moment pour les populistes de passer la main. Le Palais redevint une maison fréquentable, où des commissions du Président doublaient en quelque sorte des institutions de l’Etat.

Cependant, face à la situation du pays, face aux désastres qui se succédaient, face à l’exode de la population à la recherche d’un mieux-être, on ne sentait aucun changement de rythme dans la gouvernance, aucun appel à la mobilisation, aucun plan pour le futur, aucun plan par exemple pour trouver des réchauds qui se substitueraient au charbon de bois. 150 camions continuaient chaque jour à fouiller le morne l‘Hôpital. Sur la pente du laisser-faire la lumière de l’espérance diminue tous les jours dans un pays où les arbres auront disparu.

Aucune nomination d’ambassadeur ne révélait une volonté de rénover notre action à l’extérieur. La place du Président de la cour de Cassation restait vide et elle reste vacante jusqu’à maintenant, ce qui pratiquement bloque le fonctionnement du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire et paralyse le fonctionnement de l’École de la Magistrature. Le président commença une campagne critiquant la Constitution qu’il avait juré de faire respecter et il jurait tous ses grands dieux qu’il lui fallait une autre constitution toute neuve. Bientôt il s’attaquait au Conseil électoral et inventa une façon nouvelle de nommer les neuf membres pendant qu’il repoussait sine die la convocation des élections législatives et il passa son temps à nommer deux CEP.

Les deux dernières années se caractérisent pas un embrouillamini constitutionnel qui fera les délices des professeurs de droit pour les années à venir. La route est obstruée par des institutions paralysées. Dans ces micmacs constitutionnels, la révision de la constitution ne pourrait se faire qu’en catastrophe et cela a déjà commencé comme le dénonce si bien le Dr Georges Michel dans sa brochure « La déclaration de révision est nulle ». Le rapport de la commission pour la révision déposée en juin 2009 n’a été transmis pour la votation que le dernier jour de la session ordinaire en septembre 2009 dans une version différente de celle de la commission et le texte publié dans le Moniteur est différent de celui qui fut hâtivement voté par les Chambres !

Cette activité brouillonne et dangereuse contraste avec le soin qui est mis pour bloquer des secteurs du système de justice comme la lutte contre la corruption ou la lutte contre la détention préventive prolongée. De toute façon, toute révision de la Constitution représente à l’heure actuelle une opération aussi dangereuse que le transport d’un flacon de nitroglycérine. Entre temps la qualité des services de l’Etat continue à baisser, tandis que le système de justice est bloqué, ce qui rend vaine toute tentative de combattre la corruption.

Les 35 secondes du tremblement de terre du 12 janvier 2010 et les 217,000 morts ont donné à la tragédie quotidienne du pays une ampleur et une intensité qui a atteint la limite de l’impensable. Et pourtant quatre mois après il n’y a eu aucun changement dans le style nonchalant de la gouvernance et le silence des responsables de l’Etat. Face à la faillite, cette fois-ci placardée dans la presse du monde entier, chaque jour, depuis quatre mois, la seule accélération qu’on a détectée est la mobilisation de l’aide étrangère. Après dix ans de désastres naturels, nous n’avons pas encore appris comment distribuer avec efficience l’aide aux citoyennes et citoyens de ce pays.

Ce qui, au contraire, s’est révélé à tous et qui oblige tout le monde à ouvrir les yeux, c’est le grand dessein de ce mandat. Ce dessein se lit clairement dans l’entrecroisement des grandes manœuvres : détruire la constitution de 1987, gênante par les limites et contrôles qu’elle impose au pouvoir présidentiel et par l’importance qu’elle donne aux droits des personnes. Au contraire, les mesures prises dans la hâte et sous une pression honteuse de l’exécutif ne tendent qu’à préparer les moyens pour l’équipe au pouvoir de continuer le train-train quotidien indéfiniment, donc de se succéder à soi-même. Nap naje pou n rete !

Dix neuf ans à éviter les vraies décisions et les vraies batailles n’ont pas suffi à les fatiguer. L’eau est restée dangereuse. La faim quotidienne. Et le non-savoir dominant. Englués dans cette routine et cette faillite les gens du pouvoir ne pensent pas s’en aller. Périsse la colonie plutôt que notre pouvoir ! Pluralisme et alternance sont par eux des concepts ignorés auxquels on préfère le label rassurant de « stabilité ». Qu’importent la pauvreté, les maladresses, l’ignorance crasse et l’illégalité cynique des procédures, inventées sur place, au fil des besoins. Et, curieusement, des encouragements semblent venir d’ailleurs, pour saluer, sous nos tropiques, une création originale du génie politique haïtien, la privatisation de l’Etat.


par Jean-Claude Bajeux*
*Directeur exécutif du CEDH,
Centre Œcuménique des Droits Humains

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