Celle que l'on appelait affectueusement « la mère des comédiens antillais » est décédée hier à 100 ans 6 mois. Elle est au théâtre et au cinéma ce que les fondateurs du mouvement de la négritude avaient été pour la poésie : une éclaireuse.
Le 22 avril dernier, elle arrive au Musée Dapper, à Paris, dans un fauteuil roulant. Ses amis et le monde des Arts et des Lettres l'attendaient. Elle fêtait ce jour-là ses 100 ans. Bien que très diminuée, elle avait transmis au public sa joie de vivre, sa gaieté et le grand bol d'air d'optimisme qu'elle transportait avec elle tout le temps et partout.
Finalement, hier, elle a emprunté la grande voie sans retour. Il était 12h55 à Paris, quand la nouvelle de son décès est parvenue à Fort-de-France. La célèbre locataire de la Rue Abbé Groult s'est éteinte après une chute chez elle le week-end dernier. Le rideau s'est baissé sur plus de 80 ans de présence sur les scènes du monde de la musique, du théâtre et du cinéma.
Le 22 avril 1910, Jenny Alpha voyait le jour en plein centre de Fort-de-France, alors habité par les petits bourgeois. La ville bouillonnait sur les feux ardents de la biguine du Select Tango et les Belles lettres qui se disaient dans les salons cossus. Cette ambiance d'intenses activités créatives a dû marquer la jeune Jenny. La preuve, en partant en France en 1929 - quatre ans après l'arrivée de Joséphine Baker et Pierre Aliker à Paris - elle ambitionnait de devenir comédienne. Rêve brisé. Elle sera chanteuse de cabaret de talent en donnant des couleurs chaudes au jazz de Duke Ellington. Elle conduira la biguine au sommet. Ce faisant, elle avait bravé tous les interdits, car le destin d'une fille de bonne famille de cette époque ne passait pas par la scène.
Une artiste engagée et militante
Alors que son nom s'écrivait dans les cercles parisiens, de jeunes étudiants arrivent en France. Ils s'appelaient Césaire, Damas et Senghor. Les deux premiers lui étaient connus déjà en Martinique. Jenny Alpha la chanteuse milite à leurs côtés pour la reconnaissance des identités nègres et colonisées. Ce militantisme s'est concrétisé par son engagement dans l'affaire du journaliste de Justice André Aliker assassiné en Martinique et pour qui un comité de soutien a été mis en place en 1934 en France. Jenny Alpha avait été parmi les signataires d'une pétition portée par les associations africaines et antillaises de Paris.
Puis, arrive la Seconde guerre mondiale. Elle fut une Juste pour avoir hébergé et protégé de la furie nazie une famille juive. 1945, la France se libère. Ce grand tournant lui ouvre la voie du théâtre. Rêve réalisé. Car en 1947, le succès qu elle avait engendré était tel qu'un timbre à son effigie avait été mis en circulation. Du jamais vu : une créole sur le visuel qui circulait le plus en France.
« Jenny caresse les mots »
Du début des années soixante au milieu des années soixante-dix, la grande dame était devenue le repère pour des comédiens, metteurs en scène, écrivains et dramaturges noirs en France. Les uns se l'arrachent pour son talent, d'autres pour sa grande expérience. Mais tous la convoitent pour son amour de la scène, son respect des mots et sa grande générosité. « Jenny caresse les mots » , aurait qualifié son célèbre compatriote et écrivain Joseph Zobel.
Et la jeune génération de metteurs en scène lui déroule des pièces qui vont de « Gouverneurs de la Rosée » , de Jacques Roumain, à « Folie ordinaire d'une fille de Cham » , de Julius-Amédée Laou, dans une mise en scène de Daniel Mesguich. Elle aligne les classiques et transforme son salon en un lieu de lectures de la poésie. Mais surtout, Jenny Alpha donne son coeur et toute sa force au théâtre noir, fondé dans les années 80 par Benjamin Jules-Rosette. Elle incarne désormais le statut de pas seur de mémoire. Son jeu, toujours subtil, devient lumineux, notamment quand elle joue avec de jeunes artistes qui auraient pu être ses arrière-petits-enfants. Elle qui n'a jamais coupé avec ses racines martiniquaises, revenait très souvent sur les lieux de son enfance. Il respectait là aussi un rendez-vous immuable : une visite à Aimé Césaire. Lors de leur dernière rencontre, en 2007, ils avaient parlé de leur enfance à Fort-de-France, puis de leurs retrouvailles dans les années 30 à Paris avec « le révolté Damas » et « le sage Senghor » . Depuis hier, elle poursuit le dialogue avec son « affectueux Aimé Césaire » au paradis de la poésie.
Adams Kwaten
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