vendredi 17 septembre 2010

Les paysans haïtiens veulent en finir avec le néolibéralisme

Les organisations paysannes sont en colère contre les autorités haïtiennes pour avoir permis aux multinationales et aux grandes sociétés de profiter de la reconstruction post-séisme pour augmenter encore la dépendance du pays vis-à-vis du monde extérieur. Ils réclament à la place un programme radical de reconstruction agricole, destiné à remettre sur pied  une paysannerie ravagée. Cette reconstruction serait fondée sur la souveraineté alimentaire.

Le 4 juin 2010, environ 10 000 paysans haïtiens ont marché de Papaye à Hinche dans le Plateau Central de l’île. Ils ont brûlé plusieurs sacs de semences de maïs hybride qui faisaient partie du lot offert par Monsanto au programme de reconstruction post-séisme (cf. Encadré n°1, page 22). Durant la manifestation, les paysans scandaient des slogans comme « Longue vie au maïs local !» et « Les OGM et semences hybrides de Monsanto violent l’agriculture paysanne ! ».

Dans son entretien avec GRAIN, Chavannes Jean-Baptiste, leader paysan haïtien, coordinateur du Mouvement Paysan Papaye (MPP ou Mouvman Peyizan Papay) qui avait aidé à organiser la manifestation, a expliqué que Monsanto profitait du programme d’assistance pour rendre les paysans dépendants de ses semences et détruire l’agriculture paysanne. Il fallait, a-t-il déclaré, faire entendre un “non” très clair (cf. entretien, page 24).  Des actions de solidarité similaires ont été menées à Montréal au Canada et à Seattle, aux États-Unis.

La position de Chavannes Jean-Baptiste correspond à celle qui a été adoptée par 15 associations paysannes, dont une organisation de jeunes et un groupe de femmes, qui, avec le soutien de l’ONG haïtienne PAPDA (Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif) ont publié une violente critique de la réponse d’urgence du gouvernement haïtien après le tremblement de terre.

Suite au terrible séisme de janvier 2010, qui a fait environ 230 000 morts et obligé un demi-million de personnes a quitter Port-au-Prince pour retourner dans les campagnes, le Ministère de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et du Développement Rural (le MARNDR) a annoncé un Programme Spécial d’Urgence et d’Appui à la Production Alimentaire à hauteur de 687 millions de dollars US. Ses principaux objectifs sont  « de promouvoir la réintégration sociale des personnes ayant migré des villes en zone rurale », « d’augmenter leurs opportunités d’emploi », « d’augmenter leur capacité de génération de revenus par des activités à haute intensité de main d’œuvre, pour leur permettre d’acheter immédiatement la nourriture dont ils ont besoin à court terme » et « d’établir la sécurité alimentaire de façon permanente ».

Il n’y a pas grand chose à redire à ces objectifs en tant que tels. Là où les auteurs du document de la PADPA ne sont plus d’accord avec le gouvernement, c’est dans la stratégie à mettre en oeuvre pour parvenir à ces objectifs. Selon eux, le gouvernement est incapable de prendre une première mesure  essentielle, qui serait de remettre en cause les politiques néolibérales qui ont détruit l’agriculture paysanne en premier lieu. Sil ne rompt pas avec le néolibéralisme, affirment-ils, le gouvernement ne pourra jamais rétablir les moyens de subsistance des petits producteurs.

Jusque dans les années 1980, les Haïtiens faisaient pousser suffisamment de riz, de haricots, de maïs, de patates douces et de manioc pour satisfaire à leurs besoins. Mais après le renversement de la dictature de Duvalier, Haïti a commencé à libéraliser son économie. « Le FMI et la Banque mondiale ont décrété que nous devions appliquer des ajustements structurels », rappelle Camille Chalmers de la PADPA. « Ils nous ont dit que nous étions voisins du plus gros producteur agricole du monde et qu’il n’y avait donc aucune raison pour nous de produire notre propre nourriture, parce que nous pourrions l’acheter à bon marché. Au lieu de faire de l’agriculture, les paysans devaient aller en ville vendre leur travail dans les ateliers américains qui fabriquent des textiles ou du matériel électronique pour l’exportation. »

Les moyens de subsistance de milliers de paysans ont été détruits. Le document de la PADPA explique ce qui s’est passé : « Les politiques néolibérales ont frappé les communautés rurales au cœur de la résistance paysanne provoquant alors la massification de l’exode rural et la bidonvilisation accélérée. De telles pratiques économiques s’inscrivent dans l’orbite de la déstructuration de l’agriculture locale paysanne au profit des grandes transnationales opérant sur le marché alimentaire. Il s’ensuit un extrême appauvrissement des producteurs paysans éliminés du marché par la libéralisation du commerce extérieur et générant une dépendance extraordinaire et un chômage massif. »

Le secteur public fut presque réduit à néant par les réformes néolibérales et laissé sans ressources, humaines ou financières, pour lui permettre de préparer Haïti aux désastres naturels, tremblements de terres comme ouragans. Pour la PADPA, « il faut admettre que l’ampleur des dégâts [du tremblement de terre] est intrinsèque aux éléments liés a l’irresponsabilité d’un État monté contre le peuple. Ce n’est pas un secret, déjà en 2007 un rapport de la Purdue University avertit de l’imminence d’un tremblement de terre en Haïti, mais l’État n’a rien fait pour au moins vulgariser ce rapport et indiquer les mesures à prendre pour se protéger. »

Aujourd’hui, dans le sillage du séisme qui a causé tant de dégâts, le MARNDR a annoncé un programme de reconstruction agricole qui, pour la PADPA, profitera bien davantage aux multinationales qu’aux petits producteurs. Plus de la moitié des 687 millions de dollars a été allouée à des projets d’infrastructures : systèmes d’irrigation, routes rurales, réparation et renforcements des berges des rivières, etc. La deuxième part la plus importante du budget a été allouée à l’acquisition d’équipement comme des tracteurs et autres machines agricoles (113,5 millions de dollars US) ; puis viennent la reforestation (58 millions de dollars), l’élevage : bovins et chèvres, aviculture et apiculture (37 millions de dollars) et les structures anti-érosion (20 millions). Un budget considérable a aussi été réservé pour les engrais (18,4 millions), les pesticides (4,7 millions) et les semences/plantules (5 millions).

Comme la majorité des paysans haïtiens ne peut se permettre d’acheter un tracteur ou des intrants chimiques, même s’ils étaient subventionnés, le programme ne bénéficiera qu’à une petite minorité. De plus, étant donné qu’Haïti ne produit pas ses propres engrais, ses pesticides ou ses machines agricoles, ce sont des sociétés étrangères qui remporteront les contrats de production de tous ces produits. Il ne fait aucun doute que ce sont les multinationales qui se verront aussi confier les contrats concernant les infrastructures. Loin de promouvoir l’autosuffisance nationale, le programme ne peut qu’accroître la dépendance du pays en matière d’intrants importés. La PADPA, comme l’indique son rapport, pense qu’avec le temps le programme sera revu et corrigé pour favoriser les intérêts étrangers de façon encore plus éclatante : « ce sera un programme remanié, dicté et commandité par l’international. Donc malgré la petitesse des ambitions du document, ce sera encore pire à l’heure des correctifs des Agences comme l’USAID et autres. »

Et la PADPA de remarquer avec une certaine amertume : « Les aides humanitaires obéissent aux lois du marché capitaliste qui fait passer les contrats dans des circuits où une grande quantité de l’argent misé dans l’humanitaire reste dans les pays donateurs. Dans l’humanitaire, le souci d’intérêt et de profit du capitalisme n’en finit pas. » Les autorités haïtiennes ne voient plus dans les paysans des acteurs légitimes qu’il convient de consulter : « Le MARNDR nie l’existence et la force que représente la classe paysanne. Ce choix néolibéral nie les savoir-faire populaires. Le MARNDR continue à donner place aux ONGs, aux entreprises de services comme de vrais acteurs à la place des producteurs dont [les] intérêts sont toujours autres que les commodités, les profits et les gros sous. »

Mervyn Claxton, expert en économie politique des Caraïbes, est également d’avis que les autorités haïtiennes sont en passe de rater leur chance de lancer une véritable économie paysanne qui pourrait aider le pays à se reconstruire vraiment : « Haïti dispose de toute une série de variétés riz, de maïs et de haricots traditionnelles. Ce sont les esclaves africains qui ont introduit le riz ici il y a plus de deux cents ans. Il en existe plusieurs variétés traditionnelles qu’on peut regrouper sous deux grands types : le riz de montagne et le riz des marais. Ces variétés traditionnelles, on le sait, ont une meilleure valeur nutritionnelle que le riz américain bon marché subventionné (le riz “de Miami”) qui les a remplacées il y a vingt ou trente ans, suite à la libéralisation du commerce. Le riz traditionnel de Haïti est donc mieux adapté à la lutte contre la malnutrition, considérée par le gouvernement comme un problème majeur, que les VHR [variétés à haut rendement] importées…L’utilisation de VHR va très probablement augmenter le risque d’insécurité alimentaire au lieu de le réduire, parce que ces variétés ont absolument besoin d’eau régulièrement et en quantité suffisante, une condition qui ne pourra être remplie durant les périodes de sécheresse courantes en Haïti… Les VHR vont être source d’exclusion, plutôt que d’intégration, car le fait qu’elles aient absolument besoin d’eau a poussé le Ministère à exclure les zones non irriguées ou non irrigables de cette partie du Programme d’Urgence. Les propriétaires des fermes moins facilement cultivables, moins fertiles, ou exclues seraient inévitablement les paysans les plus pauvres du pays. »
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Les mouvements paysans ont leur propre vision du modèle d’agriculture alternative qu’ils veulent bâtir. Dans le document de la PADPA, ils appellent à redéfinir les politiques afin de rompre clairement avec les pratiques du passé : [il faut une ]«rupture au modèle de développement par rapport au néolibéral, rupture par rapport à l’exclusion, rupture par rapport à l’impérialisme et rupture par rapport à l’État centralisateur ». À la place, la reconstruction doit mobiliser quatre forces sociales importantes : les femmes, la paysannerie, les jeunes, les artistes et les artisans.

Doudou Pierre, comme Chavannes Jean-Baptiste, est membre du Mouvement National des Paysans du Congrès de Papaye (le MPNKP). Il décrit ce que pourrait être le modèle alternatif. Il s’agit pour lui de “relancer” l’agriculture en Haïti selon deux grands principes : Le premier est la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire produire sur place la plus grande part de la nourriture dont ont besoin les Haïtiens : « Nous sommes capables de produire au moins 80 % de ce que nous mangeons. » Le second implique une réforme agraire intégrée. «Nous ne pouvons pas parler de souveraineté alimentaire si les gens n’ont pas de terre. Nous prévoyons de prendre des terres aux grands propriétaires fonciers pour les donner aux paysans, afin que ceux-ci puissent les exploiter. » Une fois qu’ils auront les terres, les paysans auront besoin du soutien des autorités : « L’État doit nous accorder des crédits, nous fournir un soutien technique et nous aider à stocker et à gérer l’eau. »

Après la mise en place de ces changement structurels, les propositions visant à expliquer comment étayer l’agriculture paysanne ne manquent pas. Le Centre de recherche en économie politique (CEPR) demande que les bailleurs de fonds internationaux acceptent d’acheter toute la récolte de riz d’Haïti des deux prochaines années. Forts de cette incitation, les paysans locaux pourraient produire presque autant de riz qu’ils en reçoivent en aide alimentaire et le rétablissement du secteur paysan en ruines pourrait se mettre en marche. Une autre organisation demande au gouvernement de faire en sorte que les écoles achètent toutes les denrées nécessaires aux cantines scolaires auprès des petits producteurs locaux.

Le gouvernement quant à lui n’a aucunement montré qu’il était prêt à accepter certaines des propositions mises en avant par les organisations paysannes ou les groupes de réflexion qui travaillent avec eux. Il n’est guère surprenant dans ces conditions que Chavannes Jean-Baptiste et ceux qui ont manifesté à ses côtés soient en colère.

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