Haïti: Le tableau est familier, rien de nouveau en fait. Passer dans la boue et la crasse dans ma voiture climatisée, pour moi, comme pour la plupart de mes compatriotes, n'a rien d'insolite. Fraîche et bien maquillée, je me rends aujourd'hui à une dégustation de fromages et vins français, invitation d'un ami et chef réputé. Je suis tranquille et heureuse du programme de la soirée, et, contrairement à ce que veulent véhiculer les discours populistes et beaucoup d'étrangers démagogues, je ne suis pas coupable de la misère de mon pays. Élevée dans une famille de rudes travailleurs, je travaille dur et honnêtement moi aussi. J'ai eu la chance de recevoir une éducation. Je n'exploite personne, et sur ma conscience, s'il y a quelques grammes de fautes qui pèsent, la misère d'autrui n'a pas sa place.
Mais alors que je passe pour la millième fois dans ce quartier dit « défavorisé », je me dis aussi pour la millième fois que ce fossé n'a pas de sens. Oui, il y a des pauvres et des riches partout. Non, le trip Cuba ce n'est pas mon truc... Mais j'essaie de comprendre ce parcours anti-progrès qui est le nôtre, et je n'y arrive pas.
J'essaie de comprendre comment doit se sentir un sénateur, un député ou un homme d'Etat, passant lui aussi, comme moi, dans la boue pour se rendre à une dégustation de fromage. Est-ce qu'il dira aussi, comme moi, qu'il n'est pas responsable de la pauvreté du pays ?
Je cherche des explications à cette démission collective : Indépendance prise trop tôt ? Fuite des cerveaux ? Et je cherche aussi non pas des baguettes magiques, mais des chemins menant aux solutions : Engagement ? Responsabilité assumée ? Respect de l'autre et de nous-mêmes ?
Nous côtoyons chaque jour la boue et la misère la plus révoltante, et cela a l'air de ne pas nous déranger. Comme quoi l'on s'habitue aussi à cela. Mais comment m'habituer au fait qu'à cent mètres de moi, alors que je déguste mes fromages, des centaines de gens meurent de faim? Comment m'habituer au fait que c'est cela la situation de la majorité. Comment s'habituer au fait que depuis des décennies, l'argent de l'Etat (notre argent) ait payé des centaines de voitures tout-terrain et châteaux pour les hommes politiques de passage...et leurs maitresses ? Comment s'habituer au fait que, chez nous, il y ait plus de trois cent mille enfants en esclavage, la plupart remis à d'autres familles par leurs propres parents ? Comment s'habituer à nos marchés publics, leurs mouches, leur boue, leur insalubrité, leur odeur de merde ?
Et non, je ne dirai pas : c'est ma faute ; mais allons donc! je participe en silence moi aussi à tout cela, car, voyez-vous, je suis haïtienne, et que j'approuve ou pas ce que je vois, que je n'aie pas créé ce chaos existant, ici c'est chez moi. Regardant ce trop grand nombre de gens non scolarisés et sans emploi, le fatras dans les rues, la boue et les routes défoncées, je me dis : « Ça, c'est mon pays, ma terre natale »...et j'ai le devoir de contribuer à son progrès, pas de donner le minimum, non, mais de vraiment contribuer. Et je me demande aujourd'hui...: qu'ai-je fait pour Haïti ? Plus que certains, j'en suis sûre, mais bien moins que je n'aurais dû, j'en ai bien peur.
Pourtant ce ne sont pas les opportunités de développement qui manquent... Haïti, la miséreuse, est maintenant plus que jamais un lieu « d'opportunités », un terrain vierge, où la main-d'oeuvre est disponible, où la compétition est moindre dans presque tous les secteurs d'activités, où les nobles causes ont leur raison d'être. Si nous attendions la manne du ciel, eh bien, la voici ! Mais nous parlons de développement et non de se remplir les poches... Ah ! j'en vois qui s'en vont bien vite à reculons..
La perle des Antilles n'est plus... A nous de la réinventer ! (Oh! que j'ai envie de ponctuer cette phrase d'un « Merde ! », mais j'ai peur de la censure du journal).
Je voudrais tant vivre dans un beau pays, où les gens sont traités décemment..., où ils ont droit comme moi à une vraie vie!
Je voudrais y voir beaucoup d'arbres, des rues douces comme des rubans de soie, des enfants qui sourient.
J'ai envie de voir des bars ouverts, des salles de spectacles remplies, beaucoup d'entrepreneurs, beaucoup d'écoles, et de grandes universités.
Je voudrais y voir de vrais touristes en karabela, repartir de chez nous heureux, les bagages remplis de souvenirs.
Je voudrais voir la publicité pour nos plages et notre culture envahir l'internet et les magazines du monde entier. « Cliché, ton texte !», me dira le lecteur, « Fais-nous rire Christina !».. Mais je n'ai jamais promis de faire rire... J'ai juste avoué avoir souvent la tête ailleurs... Elle flâne dans les décombres et les laideurs de la ville alors que je mange mon fromage. Elle m'empêche d'écrire de gentilles anecdotes quand je viens de passer pour la millième fois dans la boue et la merde... Elle fait souvent dévier ma plume sur des chemins non planifiés, elle m'a encore mis les larmes aux yeux en écrivant aujourd'hui...
Je voudrais tant vivre dans un beau pays, où le fromage et le vin, si délicieux qu'ils soient, n'ont pas tout au fond ce goût amer...
Christina Guerin
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