mercredi 6 avril 2011

Ne pleure pas, Jeannette…

Dans l’une de mes précédentes chroniques, je dénonçais le désarroi de ceux qui s’offusquaient de la candidature et de la popularité des chanteurs Wyclef Jean et Michel Martelly : les symptômes d’une crise sociale dont l’expression politique prend la forme du rejet de tout ce qui peut représenter l’ordre social, aux yeux des masses urbaines défavorisées et de la paysannerie. Pas besoin d’être sociologue ou historien pour se rendre à l’évidence de cette perception, chez celles et ceux qui ont voté Michel Martelly, qu’il existe un ordre qui est contre eux. Leur vote, dès lors, est déterminé par l’écart que le candidat choisi entretient selon eux avec le pouvoir politique en tant que garant de cet « ordre » duquel ils n’attendent rien.

Quand on offre le vote à des gens qui ne se sentent pas citoyens, dans une atmosphère d’ancien régime, ils votent le « désordre ». Depuis Duvalier, en passant par Aristide, pour en arriver à l’élection de Michel Martelly, la présidentielle haïtienne prend l’allure d’Etats Généraux. Dans ces trois cas, sans nier les spécificités conjoncturelles et les particularités de chacune de ces candidatures, le malheur a voulu qu’aux yeux d’une bonne partie de l’électorat, ces candidats soient porteurs du cahier de charge dont l’exécution mettrait fin à « l’ordre ». Le malheur. Au moins dans les deux premiers cas. La déstructuration de ce qui mérite d’être déstructuré n’a pas conduit à l’organisation d’une société républicaine fondée sur moins d’inégalité sociale. Le désordre n’a pas changé l’ordre social, il en a révélé et exploité la pourriture.


Plutôt que de se lamenter sur l’échec électoral de la constitutionnaliste lectrice d’Agatha Christie, il s’agira pour les progressistes de déborder ce nouveau populisme sur sa gauche. Veiller au respect des acquis démocratiques contre toute dérive totalitaire qui, plutôt que d’engager les institutions dans l’exercice de la transformation sociale dans le respect de leurs pouvoirs respectifs, pourrait prendre le chemin de la destruction de ces institutions. Dénoncer toute tendance au retour vers les préjugés sociaux et le clientélisme : la « bande » à Michel Martelly n’est pas exempte de fils et filles d’ayants-droit en droite lignée du mulâtrisme et du noirisme. Exercer la pression pour des mesures économiques et sociales pour une république fondée sur l’équité et l’égalité réelles.


Il s’agira aussi pour les progressistes de surmonter la contradiction qui les divise en deux : celle qui fait du même homme un intellectuel de gauche contrarié par le notable en lui. A titre d’exemple, des évidences que l’intellectuel aurait dû saisir et que le notable a ratées : Michel Martelly, dans le rôle de Sweet Micky, a choqué les bonnes mœurs, mais dans le système de représentation de celles et de ceux qui ont voté pour lui, cela n’a aucune importance. Pourquoi ? Parce que la crise sociale est telle, le rejet de l’ordre tel, que la « désacralisation » de tout ce qui le représente ne gêne pas, et pourrait même séduire.


Autre évidence : le coup de la sensibilité à la misère. Il faut reconnaître que les gens ont senti une sensibilité à leur condition, et qu’ils voteront à chaque fois (on en revient aux élections Etats-Généraux) celui ou celle qu’ils croiront sensible à leur condition. Si les gens ne croient pas que vous êtes sensibles à leurs conditions, comment pourraient-ils croire que vous allez y changer quelque chose ! Encore une fois, c’est sur sa gauche qu’on pourra vaincre le populisme : sensibilité réelle aux conditions du peuple, propositions claires de transformation de ces conditions. Les pleureurs qui se lamentent auraient dû pousser leur candidate à être plus « sociale », ou se constituer en force autonome et affronter le populisme. Le vaincre : Montrer que c’est nous qui comprenons vos problèmes et qui allons prendre les mesures justes pour les résoudre. C’est aussi ce silence, cette absence, qui a élu Michel Martelly.

Lyonel TROUILLOT

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