dimanche 22 mai 2011

COMMEMORER L'ESCLAVAGE ET SON ABOLITION


« PASSÉ » ET « PRÉSENT »

« Mais où sont-ils donc les enfants de ces mulâtres que nous pendions si joyeusement autrefois? Comment se fait-il que nous vivions en ce moment si eux vivent encore? Ne prennent-ils pas leur revanche? Ils n'ont donc ni coeur ni entrailles! Etc. »

Cette citation est extraite de la pétition rédigée le 12 octobre 1870 par un Blanc de la Martinique - qui signe Comte Emmanuel de Lagrange De Lavernais - pour demander la grâce des chefs révoltés de l'Insurrection du Sud de 1870, condamnés à mort... Ces propos qu'il dénonce ont été tenus par d'anciens colons lors d'un festin auquel il a été invité sur l'habitation Basse-Pointe. Paroles de vérité, d'autant plus séditieuses qu'elles viennent d'un Blanc; il les paya bien sûr : au mois de novembre il est arrêté une première fois mais plus de trois mille personnes de Saint-Pierre et des environs se rassemblent et bravent les tirs des gendarmes pour obtenir sa libération. Le gouvernement recule et attend 6 mois. Le 3 mai 1871, l'état de siège est proclamé à Saint-Pierre, Lagrange est arrêté dans la nuit et expulsé au petit matin.

Dans cette pétition reproduite par Gilbert Pago dans sa récente publication, L'Insurrection de Martiniquei, l'auteur De Lagrange poursuit en répondant à la question des anciens colons : «  Eh bien! Messieurs du passé, les enfants de ces Mulâtres égorgés autrefois au son des tambourins, ce sont les révoltés d'aujourd'hui, les hommes de l'Avenir... »

« Autrefois » … « Aujourd'hui » … « l'Avenir... » Il ne viendrait à l'esprit de personne, alors, de tenter d'ériger un mur infranchissable, ni des portes hermétiquement et définitivement closes entre le passé, le présent et même le futur.
Les nostalgiques de l'esclavage comme ce Français éclairé prêt à payer de son sang et de sa liberté le droit de parler au nom des malheureux s'accordent tous sur un fait : l'Insurrection du Sud ne peut être comprise que si on l'inscrit dans la continuité de la société esclavagiste. Mais il ne s'agit pas simplement de vengeance. Si l'explosion a lieu en Septembre 1870, ce n'est pas en souvenir des souffrances subies par le passé, c'est beaucoup plus en réaction à la persistance dans le présent des injustices sur lesquelles reposait l'esclavage. Ainsi à l'origine des événements de 1870 à la Martinique il y a d'abord le même racisme, la même discrimination envers les Noirs – Mulâtres compris – à laquelle ces derniers avaient été habitués dans un temps supposé révolu mais qui subsistait à travers la séparation des « races », les inégalités et la discrimination des Blancs (propriétaires, usiniers, agents de l'administaration) envers les « non-Blancs ». Ce n'est donc pas tant le passé esclavagiste (le passé est effectivement passé) que ses survivances dans le présent qui posent problème.

Il faut tordre le cou à cette idée qui voudrait que s'intéresser au passé signifie forcément en être esclave, être incapable de vivre au présent et de regarder l'avenir. Imaginez un individu, vous... sans connaissance de son passé, imaginez un aveugle (de naissance)... Nécessaire dépendance...

Commémorer c'est certainement construire, reconstruire une mémoire. C'est et ce doit être de plus en plus mettre en lumière les fils qui nous relient au passé, interroger le passé pour mieux comprendre les problématiques de nos sociétés actuelles ou l'inverse : comprendre les problématiques du passé pour mieux interroger les dynamiques du présent.

Ainsi, Mai 1848 ne peut être considéré simplement comme une rupture. Il n'y a pas eu un 22 ou un 23 Mai qui a brutalement mis fin à l'esclavage. C'est davantage une direction qui est donnée, une nouvelle étape avec de nouveaux objectifs.
Bien sûr le soulèvement des esclaves de mai 1848  a permis d'accélérer la suppression dans la loide plusieurs attentats contre l'humanité des Noirs : Abolition du travail servile, de la séparation des races, de la supériorité des Blancs et l'infériorité des Mulâtres et des Noirs. Commémorer c'est évidemment rappeler à la conscience que cette conquête n'a pas été aisée : Son principe n'a pas été gagné en France par la simple proclamation de la République, il a encore fallu la bataille acharnée d'une fraction éclairée conduite par Schoelcher contre un puissant courant conservateur qui retrouvera assez vite sa superbe. Il a fallu le souvenir de 1804, la mémoire d'Haiti et toutes les révoltes d'esclaves dans les îles.

Mais au-delà du discours héroïque qui fut nécessaire face au déni absolu de la part prise par les esclaves dans la lutte contre l'esclavage, commémorer l'abolition doit aussi être l'occasion de rappeler que la loi, le principe sont une chose et que le passage à l'acte, la transcription dans la réalité en est une autre. Celle-ci n'est jamais acquise en un jour, elle ne l'est jamais définitivement. Elle résullte des rapports de forces, de l'intelligence de la situation, de la capacité à agir ensemble dans la bonne direction, dans le concret et dans la durée.

En 1870, 22 ans après le décret d'abolition et la proclamation de la fin de la discrimination, les nostalgiques de l'esclavage avaient réussi à vider de leur sens les mots liberté et égalité : ils avaient finalement conservé ou récupéré une grande partie de ce qui avait été menacé en 1848. La République (des propriétaires) avait permis l'expulsion des anciens esclaves des cases avec leurs vieillards et infirmes s'ils ne reprenaient pas leur travail d'esclave sur l'habitation où ils avaient été esclaves. Les choses n'ont fait qu'empirer ensuite : l'instauration du passe-port a permis de limiter les déplacements intérieurs; la fermeture en grand nombre des écoles et la suppression de la gratuité ont ramené à la canne les fils de nègres. Anciens et nouveaux libres, anciens esclaves et nouveaux « travailleurs sous contrat » subissent le même racisme que sous l'esclavage. Lubin d'abord, puis les dizaines de tués d'expulsés, d'emprisonnés et de traumatisés en font les frais.

70 ans plus tard, à l'occasion de la mise en place du régime de Vichy, le scénario n'est pas très différent; la société martiniquaise est toujours rongée par les mêmes contradictions, les mêmes affrontements sourds, les mêmes clivages. L'une des premières mesures du gouverneur Nicol an tan Robè, aura été de casser les Conseils municipaux élus au suffrage universel et de nommer 8 maires békés (Carbet, Diamant, Ducos, FDF, Lamentin, Saint-Joseph, Saint-Pierre et Trinité). Sur 32 maires, 25 sont liés aux secteurs agricole, rhumier et sucrier... Les békés saluent (Bulletin hebdomadaire du 22/01/41) « le gouvernement rédempteur du Maréchal (…)» c'est-à-dire celui qui rétablit la hiérarchie naturelle et l'ordre traditionnel de la colonie. Bien sûr, il n'y a pas - heureusement - unanimité dans le groupe. Quelques uns se sont très tôt opposés au régime collaborationniste notamment les 4 Michel de Reynal internés en juillet 1941, mais la majorité n'hésite pas à afficher son soutien dans la presse au moins jusqu'au début 1943 en rappellant ainsi à quel point « la fusion des races » prônée par la Commission d'abolition en 1848 est loin d'être réalité.
A quel point en sommes nous? Les propos entendus en 2009, ont choqué – brutal retour au passé ou au présent qu'on échoue à vouloir oublier ?

Le tableau est forcément schématique, rapide. Simple évocation très incomplète d'une histoire méconnue, d'un parcours dont trop de zones restent dans l'ombre... Ne pas être esclave du passé, c'est aussi faire la lumière, voir et enfin être en mesure d'inscrire ses pas dans la direction dictée par une conscience éclairée.

Mai 2011, Richard Chateau-Degat

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