Il s'appelle Vincenzo Consiglio. Longtemps il a été spotter, c'est-à-dire un observateur monté à bord d'un avion pour repérer les bancs de thons rouges, ce qui est formellement interdit aujourd'hui. "J'ai même été le commandant d'un thonier-senneur de 1973 à 1993", écrit-il dans une longue lettre envoyée à la Cicta (Commission internationale pour la conservation des thonidés de l'Atlantique).
Du thon rouge, il en a donc envoyé des milliers finir dans l'estomac des Japonais. Mais le grand massacre qu'il a découvert ces deux dernières années depuis son coucou l'a tellement écoeuré qu'il a décidé de vider son sac. Dans son courrier, il dénonce maints actes illégaux qu'il a surpris, et pour être sûr qu'il ne soit pas rangé au fond d'un tiroir, il l'a transmis à Greenpeace et au WWF.
Le Point.fr s'est procuré une copie électronique de cette lettre. Vincenzo explique avoir assisté au printemps dernier à des transferts suspects de plusieurs centaines de tonnes de poissons entre des thoniers italiens et des fermes d'engraissement maltaises. Suspectant l'absence de déclaration de ces captures, il demande à la Cicta de mener une enquête. Il insiste en précisant que beaucoup des thons qu'il a vus n'affichaient pas 30 kilos, le poids minimum requis pour être capturé.
26 avions italiens, espagnols et français illégaux
Par ailleurs, Vincenzo affirme que 70 tonnes des thons rouges morts accidentellement lors des opérations de pêche ont été écoulées illégalement sur les marchés de Naples et de Sicile, sans donc être décomptés des quotas autorisés. Il rappelle que, chaque année, les pêcheurs opérant dans les eaux libyennes oublient de déclarer des milliers de tonnes de thons morts dans des conditions accidentelles. Et de citer le cas en 2009 du thonier le Tenace Secondo, qui entreprit de capturer 500 tonnes de thon lors d'une tempête.
Bilan : le bateau faillit couler et tous les thons périrent. L'année précédente, c'est un thonier français, cette fois-ci, qui ne parvint pas à transférer ses thons dans la cage, ce qui se traduisit par plusieurs centaines de tonnes de poissons morts. "Voulez-vous savoir où se trouvent tous ces poissons morts ? Sur le fond des océans ! Sur les documents de capture, il n'y a jamais plus de dix ou vingt poissons morts d'inscrits, car en Libye... il n'y a pas de marché pour eux, et les autorités libyennes n'autorisent pas les thoniers à quitter leurs eaux avant la fin complète de la campagne de pêche." Quant aux inspecteurs de la Cicta montés à bord, s'ils n'ont rien vu, c'est qu'un "paquet de cigarettes suffit à les acheter".
Il dénonce encore l'utilisation de petits avions pour repérer les bancs de poissons par certains pêcheurs italiens alors que c'est formellement interdit. "Croyez-vous qu'il soit correct que deux groupes (de pêcheurs) utilisent des avions pendant que les autres, sans assistance, doivent rester près des côtes à cause du mauvais temps ?" Les pêcheurs français sont également accusés par lui d'utiliser une assistance aérienne. Vincenzo affirme que lorsqu'il était spotter entre 2007 et 2009 en Libye, basé sur l'aérodrome de Misrata, il a recensé jusqu'à 26 avions italiens, espagnols et français.
Un dépassement de 19 039 tonnes
Et Vincenzo de prévenir la Commission que certains armements italiens (il cite les noms) se préparent d'ores et déjà à investir les eaux libyennes l'an prochain pour effectuer une nouvelle razzia. Il interpelle le directeur de la Cicta : "Cher monsieur, j'espère que ce témoignage sera pris en compte, car je ne peux que vous faire confiance, vous qui êtes chargé de la protection de cette espèce, et s'il vous plaît, diffusez cette déclaration à la prochaine réunion de la Cicta ; si j'ai écrit ce témoignage, c'est parce que j'ai vu des faits incroyables et que même si je sais que mes fils sont impliqués et qu'ils peuvent perdre leur job, je ne peux pas laisser ces irrégularités se poursuivre, et vous pouvez imaginer mon émotion".
Il y a quelques jours, le site internet de la BBC en rajoutait une couche en se disant être en possession d'une carte signalant la présence de nombreux thoniers-senneurs dans les eaux libyennes en juin dernier, alors que la pêche au thon y était fermée pour cause de révolution en cours. "Cette carte ne signale pas quels étaient les navires présents, quoique la Cicta semble posséder cette information", souligne Richard Black, l'auteur de l'article.
Ces révélations interviennent quelques semaines après la publication par l'ONG américaine Pew Environment Group d'une compilation des ventes de thon rouge sur le marché international en 2010. Total : 32 565 tonnes, alors que le quota délivré par la Cicta était de 13 525 tonnes. Un dépassement de 19 039 tonnes ! Des chiffres imparables. Est-il possible de continuer à fermer les yeux sur une telle fraude ?
Le 11 novembre, les 48 gouvernements membres de la Cicta se réuniront à Ýstanbul pour discuter des moyens de protéger le thon rouge. Comme cela tombe bien ! Greenpeace et le WWF se sont empressés d'envoyer une lettre commune à Driss Meski, le directeur de la Cicta, pour lui demander de diligenter des enquêtes sur les allégations de Vincenzo Consiglio et du site de la BBC, d'inscrire les thoniers convaincus d'activités frauduleuses sur la liste noire, et d'ordonner aux fermes qui engraissent les thons pêchés illégalement de les relâcher immédiatement. Pour l'instant, la Cicta n'a pas réagi. Mais le fera-t-elle ?
FRÉDÉRIC LEWINO
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