POINTE-À-PITRE, ENVOYÉ SPÉCIAL - Et la Guadeloupe découvrit l'insécurité. Non pas que l'île ait ignoré sa délinquance : les faits divers ont toujours fait la "une" du quotidien France-Antilles, et le poids des violences dans l'île est bien documenté –le taux de criminalité est le plus élevé de France. Mais depuis quelques semaines, on parle d'une "explosion de la délinquance", de "mineurs de plus en plus violents", de "gangs" ; les élus accusent l'Etat d'incurie, l'Etat renvoie la balle aux maires ; et tout le monde se retrouve pour accuser les médias de jeter de l'huile sur le feu. En bref, la Guadeloupe a droit à un vrai débat sur la délinquance, avec sa dose de mauvaise foi, d'arrière-pensées politiques, d'exagérations, mais aussi de réalité douloureuse.
Les faits sont consignés dans un rapport confidentiel sur les dispositifs de lutte contre la délinquance en outre-mer, commandé par les ministères de l'intérieur et de l'outre-mer à trois inspections générales (administration, police et gendarmerie), et remis en juillet. Ce texte, que Le Monde a pu consulter, décrit l'"imprégnation de la société guadeloupéenne par la violence" et le "développement de bandes violentes". Il fait surtout le constat d'une "nette dégradation" en 2009 et en 2010.
Cette évolution n'est pas totalement déconnectée de celle de la métropole : les cambriolages et les vols violents (notamment de bijoux en or) y contribuent pour l'essentiel. Mais dans l'île de 40 0000habitants, formidable caisse de résonance, cette petite délinquance ne passe pas inaperçue. Et le tourisme est menacé. Le vieux centre de Pointe-à-Pitre, étape des croisières dans la Caraïbe, est livré dès 18 heures aux trafics et à la prostitution.
"SENTIMENT D'IMPUNITÉ"
Le président (PS) du conseil régional, Victorin Lurel, a fait de la violence et de l'insécurité le thème d'un congrès qui réunissait conseillers régionaux et généraux, le 7 novembre. On peut y voir un coup politique de la part du patron de la région. M.Lurel est pris, sur le plan local, dans une rivalité fratricide avec le président du conseil général, Jacques Gillot (divers gauche), et engagé, au plan national, dans la campagne de M. Hollande.
Le porte-parole du LKP, Elie Domota, évoque la "supercherie intellectuelle" qui consiste à s'emparer du thème, une compétence régalienne, "pour mettre l'Etat en difficulté sur son terrain" avant la présidentielle. Pour l'intéressé, il s'agit au contraire de répondre à une demande des maires: "Le problème est récurrent et obsédant. C'est une préoccupation sociale."
Pendant plusieurs semaines, l'équipe de M. Lurel a donc auditionné élus, magistrats, policiers, intervenants sociaux et sociologues. Ce travail de fond s'est trouvé ramené à une petite phrase d'une criminologue auditionnée: "Il est frappant d'observer que la majorité des crimes et des délits est commise par des Guadeloupéens d'origine africaine." Levée de boucliers, évidemment. "Une phrase malheureuse, reconnaît Gladys Démocrite, la conseillère de M.Lurel qui a coordonné les travaux. Mais c'est une piste intéressante: elle souhaitait dire que la problématique identitaire non réglée peut être génératrice de violence."
L'identité guadeloupéenne, l'héritage de l'esclavage, la crise sociale : le triptyque explicatif de la violence et de la délinquance en Guadeloupe réunit élus de gauche et indépendantistes. Selon les auteurs du rapport remis en juillet, les 44 jours de blocage complet de la Guadeloupe par le mouvement du LKP, qui protestait contre le coût de la vie, en 2009, ont "probablement joué un rôle déclencheur, voire selon certaines sources, de catalyseur, dans le développement de la violence physique crapuleuse des bandes. (…) Les scènes d'émeutes et de pillage ont profondément brouillé la représentation de l'interdit. Les émeutiers n'ayant pas été sanctionnés, le sentiment d'impunité s'est généralisé parmi la jeunesse."
Pour Eric Jalton, député et maire (divers gauche) des Abymes, la grande ville de l'agglomération de Pointe-à-Pitre, c'est la "situation sociale" et ses 55% de jeunes au chômage qui sont en cause. Pour l'indépendantiste Luc Reinette: "On s'éloigne des standards européens, la Guadeloupe est engagée dans une spirale de sous-développement." Et pour Jacques Bangou, maire (divers gauche) de Pointe-à-Pitre:"Nous avons de la chance que la violence ne se soit pas exprimée avec plus de force."
Retranchés derrière la crise sociale et le manque de moyens, les maires tardent à se saisir de leurs compétences en matière de sécurité. Jean-Michel Gobardhan, responsable du syndicat UNSA-Police, les juge "dépassés". Etienne Desplanques, le directeur de cabinet du préfet, estime que "le modèle, c'est l'élu qui considère que ce n'est pas de sa responsabilité et qui critique si une intervention difficile a lieu sur sa commune". Le secrétaire national à la sécurité au PS, Jean-Jacques Urvoas, qui était au congrès et qui salue le caractère "proactif" de la démarche, lui renvoie le compliment: "Je n'ai pas le sentiment qu'il y a un commandement en Guadeloupe. Chacun fait les choses dans son coin."
RECOMMANDATIONS
Il y en a bien un qui fait figure de modèle, et une simple visite dans sa ville change radicalement de l'atmosphère défaitiste de l'île. Baie-Mahaut est située dans l'isthme qui sépare la Grande-Terre de la Basse-Terre. Bien sûr, la commune bénéficie de la gigantesque zone industrielle et commerciale de Jarry (3 500 entreprises et 15 000 emplois). Mais ne le dites pas à Ary Chalus, son maire (sans étiquette). Non, pour lui, c'est une question de "volonté" : la mairie est alléechercher les financements partout où ils existent, jusqu'à Bruxelles –un salarié a été embauché pour monter les dossiers. "On a mis le paquet", résume-t-il.
Le paquet, ce ne sont pas les pharaoniques opérations de rénovation urbaine qui caractérisent l'agglomération, mais une politique sociale en direction de la jeunesse : cellule de recherche d'emploi, permis de conduire gratuit, aide à la création d'entreprise, chantiers d'insertion et même préparation au concours de policier municipal. Et une politique de sécurité unique dans la région, avec 40 policiers municipaux qui circulent – et sont bien visibles – jour et nuit, là où Pointe-à-Pitre affiche 21 agents essentiellement cantonnés au stationnement et aux marchés.
Au final, le congrès des élus a débouché sur une série de recommandations sur l'accompagnement des jeunes. Plus iconoclaste, Victorin Lurel a proposé d'acheterdes voitures aux policiers… Il faut dire que l'inadaptation de leur parc automobile, conçu pour les routes et le climat de la métropole, n'est pas anodine : il est arrivé que la totalité des véhicules de patrouille classique soient en panne pendant plusieurs semaines.
Fin de l'histoire? Pas si sûr. Samedi 17 décembre, un fait divers inédit a réveillé les vieux démons. Un homme a tenté d'agresser M. Lurel à la machette alors qu'il était attablé pour une fête de quartier à Basse-Terre. Il a été ceinturé in extremis par trois policiers. Un habitué des cellules de garde à vue, sous l'influence de l'alcool et de la cocaïne. La délinquance ordinaire en Guadeloupe, en somme.
Laurent Borredon
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