Quand j’étais enfant, je rasais les murs dans lesquels je souhaitais me dissoudre parfois pour traverser sans être vue les derniers mètres qui me séparaient du lieu où je me rendais! Mais dans le même temps, tant de choses se bousculant en moi, tentant maladroitement de se frayer un chemin jusqu’à leur expression ! Tant de choses à dire, déjà, à hurler, à partager. Paradoxe entre le désir de passer inaperçue et la soif de clamer que je n’étais pas différente même si, dans mon crâne et dans mon cœur tant d’images, tant de pensées en perpétuel brassage semblaient prendre un malin plaisir à coloniser mon espace intérieur ; la soif maladive d’être comprise et acceptée dans mon entièreté même si déjà cette entièreté s’entendait qualifier de singulière, de bizarre, d’extra-terrestre.
Alors, écrire, écrire, écrire… Jusqu’à la nausée ! En voisinage de folie ! En compagnonnage de démesure ! En urgence impérieuse de parcourir les arcanes de ma troublante humanité et de la déchiffrer, de la lire puis de l’équarrir jusqu’à ce qu’à son tour elle serve à d’autres extra-terrestres, à d’autres questionneurs d’eux-mêmes et de la vie…
Telle est mon unique ambition, mon projet, et j’ai envie de dire ma mission.
Dans une récente émission télévisée partagée avec Alfred Alexandre, quelqu’un me faisait remarquer à quel point il semblait à l’aise pour manier les concepts abstraits tandis que moi, je semblais avoir fait le choix de demeurer dans une tonalité plus intimiste. J’ai souri…
C’est vrai, quand Alfred parle, on se tait – à commencer par moi, et on écoute, on est littéralement sous hypnose. Je n’ai pas vécu la remarque de cet ami comme une critique.
Quand Glissant parlait, je me taisais et j’écoutais, épouvantée-subjuguée par la profondeur de ses analyses, par la façon dont les concepts les plus compliqués paraissaient tout-à-coup plus clairs, d’une déroutante évidence, d’une époustouflante vérité.
Pour autant il ne m’est jamais venu à l’esprit de me mettre à tenter de m’emparer de l’abstraction, d’élaborer des concepts, de rédiger des essais.
Tout simplement, d’abord, parce que j’en serais bien incapable et l’exigence de vérité et de transparence dont j’ai fait mon credo, je l’ai -cette exigence- d’abord et essentiellement pour moi-même. Connais-toi toi-même ! Connais tes limites ! Tes zones de pouvoir n’en seront alors que plus incisives. Apprends de toi-même jusqu’où tu ne peux pas aller, tu libéreras ainsi de l’énergie, de la disponibilité, de la salubrité d’esprit pour arriver à coup sûr où tu as choisis librement de te rendre. En paix avec toi-même.
Je n’ai aucun mal à saluer le talent, l’ingéniosité, la puissance des autres parce que je sais qui et ce que je suis, dans mes limites comme dans mes atouts, je sais la route que je suis, l’étoile que je ne quitte pas des yeux, le rêve qui n’oublie pas une seconde de me tarauder.
Ensuite parce que j’ai choisi d’être cette petite voix parfois à peine audible, cette petite voix familière qui murmure à l’oreille de vos âmes.
Cette voix qui est murmure, balbutiement parfois, occurrences de fracassantes colères, horizon bruissant d’une infinie tendresse. Cette voix qui, disant le « Je », mon-mien « Je », entend naïvement sans doute amener doucement plus d’une, plus d’un, à écouter la voix de son propre « Je ». Cette voix qui croit, naïvement sans doute, que la somme des « Je » exhumés des tréfonds de la séculaire culpabilisation, de la pudeur ou de l’hypocrisie -au choix !- érigées en vertu, que tous ces « Je » désormais exposés à la lumière crue de la transparence, désormais conscients d’eux-mêmes, sans ostentation, sans illusion mais aussi sans culpabilité, sans auto-flagellation, sauront convoquer une conscience du « Nous », l’émergence d’un « Nous » assaini et plus généreux… Hugo ne disait-il pas « Quand je parle de moi, c’est de vous que je parle » ?
Aussi, pardon, cher monsieur Laferrière si je ne me sens pas vocation à être une écrivaine japonaise. Pardon encore cher monsieur Glissant si je ne me sens pas, pas encore en tout cas, en mesure d’appréhender la totalité du Monde.
Pardon…
Mais je ne sais me sentir que de ce tout petit morceau de terre lâché dans la gueule de l’océan. Je ne sais qu’être de cette géographie explosée, de ces éclats de terre épars égarés entre Atlantique et Caraïbe, de cet archipel qui ne se souvient plus n’avoir été jadis qu’une seule entité. Je ne sais qu’être de cette Caraïbe née d’une éructation de l’Histoire, d’un accident d’une violence inouïe, d’une histoire-géographie hautement tellurique ! De cette Caraïbe si insolemment surréaliste, si curieusement baroque !
Pardon si mon écriture ne sait prendre source que de là, de cet espace intérieur parcouru de méandres et de trouées de lumière. Si mon écriture est celle de l’intime, du « chui-chui-chui » des alcôves, du grand voukoum de mon âme quand elle se targue d’exister que diantre ! Du grand lenbé de mon cœur, du fracas de mon rire cultivant l’espérance.
Mon orientation peut sembler bien individualiste et paradoxale pour une marxiste-léniniste, mais de même que je suis une féministe atypique, je me vis également comme une atypique marxiste qui considère que la pensée marxiste a besoin d’un sacré époussetage ; une marxiste croyante qui n’hésite pas à haranguer les dieux d’Afrique quand elle ressent qu’ils ont oublié leurs lointains enfants, qui n’hésite pas à prier Jésus sans manquer de lui rappeler toutes les horreurs faites en son divin nom ni de lui préciser qu’il ne pourra jamais la faire taire.
Mais je n’en suis pas à un paradoxe près et je l’assume pleinement. Et puis je ressens qu’au nom de l’Histoire, de notre passé, l’on continue de tenter de nous faire faire l’économie de notre propre auscultation, l’on ne cesse de tenter insidieusement de nous conduire à l’ellipse du questionnement de notre « Je », du regard sur notre moi-même, sur les zébrures de notre intériorité. Or, autant de « Je » silencieux, sourds, aveugles à eux-mêmes, absents en eux-mêmes, ignorants d’eux-mêmes, autant de « Je » amnésiques et blessés sans la conscience de la purulence de leurs blessures ne pourront jamais, jamais donner naissance à un « Nous » « debout dans le vent » ainsi que le rêvait Césaire !
La femme que je suis devenue continue d’abriter en elle l’enfant qui tout en voulant ne pas être vue, tout en rasant les murs dans l’espoir de s’y dissoudre rêvait d’avoir un jour l’audace, le toupet de se dire dans l’insolence de l’impudeur, dans un grand et iconoclaste fracas. Dire sa misère et ses espérances de fille de pauvres, de fille de la campagne miséreuse et cependant féconde et joyeuse.
Et de même qu’elle allait raconter dans le secret aux feuillages, aux fleurs et aux fruits des histoires sans queue ni tête, de même continue-t-elle avec une rare obstination de vouloir être, tout au creux de l’oreille de vos âmes cette petite voix qui murmure si faiblement qu’on se demande si quelqu’un a vraiment parlé. Cette voix simple et familière, presque familiale.
Cette voix finalement à la fois si discrète et présente qu’on n’y prête pas attention…
Elle continue d’envoyer timidement son « Je » en émissaire, en éclaireur sans armure et sans bouclier jusqu’à la citadelle de vos « Je ». Fomentant la Rencontre, escomptant l’éclosion du « Nous », n’osant y croire…
Ne sachant cesser d’y croire…
Nicole Cage,
Congrès International des Ecrivains Caribéens
Avril 2011
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