La situation difficile que connaît notre pays aujourd'hui a conduit quelques rares analystes à évoquer, dans le passé, un moment particulier de notre histoire. C'est celui de la Libération, après la défaite de l'Allemagne nazie, et de la période qui la suit qu'on a nommée "les Trente Glorieuses" (1945 - 1975). Elles sont marquées par l'application d'un programme, celui du CNR, Conseil national de la Résistance, et la création de "l'Etat providence", tant décrié par les conservateurs.
Il ne s'agit pas d'une banale nostalgie d'un passé jugé plus heureux mais d'une période qui mérite un examen attentif, et sans doute utile, à une réflexion sur le devenir de notre société.
I - Le programme du Conseil National de la résistance
1 - Le contexte
La défaite de 1940 a eu pour conséquence la démission du président du Conseil Paul Raynaud. Le Maréchal Pétain lui succède, le 16 juin 1940. Le 22 juin est signé l'armistice franco- allemand, en fait la capitulation. La France est divisée en deux zones, les Allemands occupant la zone nord. Le 10 juillet, le Maréchal reçoit les pleins pouvoirs de l'Assemblée (ce qu'il en reste) afin de promulguer une nouvelle constitution pour la nation. C'est là une décision contraire à toutes les pratiques du régime républicain car elle délègue le pouvoir constituant à un seul homme! Circonstances aggravantes, dès les 11 et 12 juillet, sous la seule signature de Pétain, sont publiés quatre actes constitutionnels lui attribuant la fonction de chef de l'Etat Français et la plénitude du pouvoir constituant. Les chambres sont ajournées jusqu'à nouvel ordre.
Le nouveau pouvoir s'installe, à Vichy, en "zone libre", et met en œuvre la "Révolution nationale", instituant un régime réactionnaire, antirépublicain, autoritaire, contre-révolutionnaire, car il condamne les idéaux de 1789. Sa devise est "Travail, Famille, Patrie". Le régime pratique une collaboration avec l'Etat allemand nazi, symbolisée par la rencontre de Pétain et d'Hitler, à Montoire, en octobre 1940.
Cependant, du refus de la défaite, naît une résistance dont le Général de Gaulle, réfugié à Londres, prend la tête: résistance intérieure, périlleuse et difficile, dans la France soumise à l'Allemagne, résistance extérieure par l'organisation d'une force armée aux côtés des Alliés et la constitution, d'un "Comité français de Londres", dirigé par de Gaulle. Il devient, à Alger, en 1943, le "Comité français de la libération nationale" par la fusion avec le "Commandement civil et militaire d'Alger", dirigé par le général Giraud. De Gaulle, consacré seul chef de la "France libre", en prend la direction, reconnu à la fois par les Alliés et la Résistance unie.
Les divers mouvements constituant la Résistance s'unissent en effet et s'organisent, à partir de 1943, en "Conseil national de la Résistance" (CNR). Après de longs débats, il adopte, le 15 mars 1944, un programme, à l'unanimité des membres du CNR qui ont su surmonter leurs divergences politiques. Ce programme fait l'objet de plusieurs publications, dont celle de "Libération Sud, avec le titre "Les Jours Heureux".
2 - Le contenu du texte
Dans son introduction, le texte précise que "ce n'est... qu'en regroupant toutes ses forces autour des aspirations quasi unanimes de la Nation que la France retrouvera son équilibre moral et social et redonnera au monde l'image de sa grandeur et de son unité". Aussi, unis au sein du CNR, ses membres adoptent le programme qui compte à la fois un plan d'action immédiate contre l'oppresseur et les mesures destinées à instaurer dès la libération du territoire, un ordre social plus juste. La plupart des dirigeants politiques de l'époque soutiennent ce programme qui sera donc appliqué.
Le texte comporte deux parties, dont la seconde nous intéresse particulièrement aujourd'hui. Elle présente "les mesures à appliquer dès la libération du territoire". Elle s'articule en cinq points.
Le premier point prône l'établissement d'un "gouvernement provisoire de la République formé par le général de Gaulle pour défendre l'indépendance politique et économique de la Nation, rétablir la France dans sa puissance, dans sa grandeur et dans sa mission universelle".
Les deux points suivants évoquent l'épuration, la confiscation des biens des traîtres, l'établissement d'un impôt sur les bénéfices de guerre.
Le quatrième point est consacré au rétablissement des libertés fondamentales dont le régime de Vichy et l'occupant avaient privé les Français. Il faut noter que s'agissant de l'établissement de la démocratie la plus large par le rétablissement du suffrage universel, pour la première fois, les femmes obtiennent le droit de vote. Mais c'est par un décret du 21 avril 1944 du Gouvernement provisoire, installé encore à Alger. Ce n'était pas prévu dans le programme du CNR.
Enfin, le cinquième point définit les réformes économiques et sociales, les deux aspects étant étroitement associés.
3 - L'application du programme à la libération
La presse: dès le 22 juin 1944 la liberté de la presse est rétablie. La résolution met l'accent sur l'indépendance de la presse "à l'égard de l'Etat, des puissances d'argent et des influences étrangères". Ce qui est nouveau, c'est le rôle assigné à l'Etat: il doit organiser la liberté d'expression par la loi. Mais la publication d'un titre relève de la propriété privée. Mais dès 1947, l'Etat se désengage de son rôle de garant d'une presse indépendante et la publicité devient de plus en plus présente. Les journaux sont livrés aux lois du marché.
Les réformes économiques veulent instaurer une véritable démocratie, économique et sociale, impliquant l'éviction des grandes féodalités de la direction de l'économie. Le moyen a été la nationalisation des industries d'énergies (EDF et Gaz de France, Charbonnages) et de transport (SNCF, Air France, les usines Renault, contrôle de l'Etat sur la marine marchande...). Ajoutons les PTT, dans la communication. Les actions sont transférées à l'Etat. Dans le secteur financier, est effectuée la nationalisation du crédit, de la banque de France et de quatre banques de dépôt. Le but est de protéger les épargnants et de faciliter l'octroi de crédits. En outre, 34 compagnies d'assurances sont nationalisées et privées du "marché" des accidents du travail. Elles s'orientent alors vers la prévoyance. Les banques d'affaires sont épargnées. L'intensification de la production nationale suivra les grandes lignes d'un plan arrêté par l'Etat, après consultation des représentants de la production. Avec les nationalisations et la sécurité sociale, l'apport majeur du programme du CNR est la création d'un Commissariat Général au Plan, chargé de la modernisation et de l'équipement. Il est prévu "le droit d'accès, dans le cadre de l'entreprise pour les ouvriers possédant les qualifications nécessaires, et la participation des travailleurs à la direction de l'économie".
Deux mesures importantes, sont prises: La réforme de la fonction publique (le droit syndical est reconnu à la Fonction publique) et la création de l'Ecole Nationale d'Administration (ENA). Elles témoignent de la volonté d'établir un Etat au service de tous et de l'intérêt général.
Réformes sociales
Droit au travail, au repos, rétablissement de la semaine de 40 heures, réajustement des salaires dont le niveau est garanti, création du SMIG (1950), sont institués. Des syndicats indépendants, dotés de larges pouvoirs dans l'organisation de la vie économique, sont reconstitués...
Un plan complet de Sécurité Sociale est élaboré. Fondé sur l'universalité (il s'adresse à tous), et sur la solidarité: on cotise selon ses revenus, mais on reçoit selon ses besoins. Il s'agit d'assurer à tous les citoyens des moyens d'existence quand ils ne peuvent s'en procurer par le travail (chômage, maladie, vieillesse, handicaps...). Jusque là, en effet, un tiers seulement de la population française est couverte contre la maladie par les assurances sociales et l'épargne privée est souvent déterminante pour accéder à la médecine.
Quatre principes essentiels : législation unique pour tous les systèmes existants - gestion par les représentants des assurés - système par répartition - financement par des cotisations du patronat et des salariés.
La mise en place est faite par l'ordonnance de base d'octobre 1945, et la loi de mai 1946.
Les agriculteurs, les commerçants, les professions libérales refusent d'intégrer le régime général, ne voulant pas un système commun avec les salariés.
En 1946, un projet de loi organisant un système de retraites universel est retiré devant l'opposition des mêmes catégories.
Enfin, l'enseignement a fait l'objet d'un plan (Langevin-vallon) en 1947, prévoyant un enseignement gratuit et obligatoire jusqu'à 18 ans, mais restera lettre morte. Il est créé un ministère de l'Education Nationale avec une direction de l'éducation populaire et de la jeunesse.
Le programme du CNR est un texte fondateur du pacte social français
Des réformes importantes sont accomplies en peu de temps par des résistants, dans la continuité de leur combat pour les libertés et la démocratie, issues de la révolution de 1789 et des réformes de la 3ème République. Les nouvelles libertés ouvrent la voie à une démocratie qui unit "un contrôle exercé par les élus du peuple et la continuité de l'action gouvernementale". Les nouveaux droits figurent dans une charte, ils sont repris dans le préambule de la constitution de 1946 et dans la constitution de 1958, et font partie de ce que le Conseil constitutionnel a appelé le "bloc de constitutionalité". Rappelons l'art. 1er de la constitution : La France est une République laïque, démocratique et sociale.
II - Que reste-t-il aujourd'hui de ce programme?
1 - "Les Jours Heureux"
A la Libération, le patronat est mécontent des réformes entreprises, mais il est discrédité pour avoir massivement collaboré pendant l'occupation. Les forces conservatrices ne sont pas davantage en mesure de s'y opposer. Durant une trentaine d'années, le pacte social scellé à cette époque est maintenu. Il est vrai que c'est la période dite des "Trente Glorieuses", marquée par le plein emploi et une croissance forte, car il faut reconstruire le pays, et le plan Marshall apporte une aide très importante (1947). Les patrons peuvent s'enrichir malgré tout ; les investisseurs insatisfaits prennent leur mal en patience, sans pouvoir spéculer sans frein, car les mouvements des capitaux sont étroitement limités et surveillés, rendant difficile l'évasion vers des cieux plus cléments pour eux. Jusqu'au début des années 1970, le commerce international se développe dans un cadre relativement protectionniste. La contribution remarquable des échanges internationaux à la croissance mondiale ne s'explique pas par le "libre échange", mais par un encadrement, voulu par de grands pays pratiquant des politiques industrielles volontaristes, à l'abri de tarifs douaniers, de règlements, de normes, et d'un contrôle administratif des flux financiers (le contrôle des changes). Ainsi, l'application du programme du CNR a permis des progrès économiques et sociaux durant les trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Ils ne doivent rien à la vertu des marchés autorégulés et du capitalisme, mais à une économie largement pilotée par l'Etat et contrôlée par des normes et des institutions sociales.
Bien sûr, La société, pendant cette période, n'est pas le paradis sur terre. Il a fallu travailler beaucoup, les salaires étaient modestes, les retraites faibles. Mais la dynamique du progrès était engagée.
2 - Une remise en cause radicale
Deux questions se posent à partir du constat que chacun peut faire de la remise en cause radicale du Programme du CNR : quel bilan aujourd'hui ? Comment en est-on arrivé là ?
Le bilan
A partir des années 70, les capitalistes et les conservateurs n'ont plus aucune raison économique de soutenir le régime mis en place après la guerre : les gains de productivité dès 1965 ralentissent, les coûts salariaux augmentent fortement dans les années suivantes, l'inflation s'accélère, les chocs pétroliers pèsent sur l'économie. La rentabilité réelle fléchit. Il apparaît urgent de limiter l'imposition du capital, de stopper l'inflation de trouver de nouveaux débouchés, d'abaisser le coût de la main d'œuvre. D'autre part, il est moins indispensable de contrecarrer l'influence du communisme sur les intellectuels et les ouvriers, car la déception est forte devant l'échec de l'union soviétique, et de ses satellites, notamment sur le plan économique. Son effondrement est proche (1989)
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la remise en cause de l'héritage du CNR.
Tous les secteurs sont touchés. D'abord, la protection sociale. Ses adversaires se sont dressés très tôt contre son coût et son "archaïsme". Ils ont protesté contre les charges sociales "écrasant les entreprises" et contre les impôts, contre la lourdeur des prélèvements obligatoires. Mais, pratiquement, c'est à partir de 1989 que la reconquête méthodique de ce secteur est menée à bien par le privé: Treize compagnies d'assurances sont privatisées (Jaques Chirac est premier ministre, lors de la première cohabitation). La loi Evin (31/12 /89) adoptée à l'initiative du gouvernement Rocard, qui voulait réguler la concurrence, officialise l'entrée des assureurs privés dans la complémentaire maladie jusqu'alors assurée par des organismes à but non lucratif, qui se trouvent désormais placés sur le même plan que les assurances privées, malgré une logique différente, car le système officiel repose en effet sur la solidarité et les cotisations sont assises sur les salaires.
La montée du chômage diminue les ressources de la sécurité sociale qui connaît de grosses difficultés de financement, avec un déficit de la caisse maladie qui atteint plus de 11 milliards d'euros, tandis que le nombre d'assurés augmente ainsi que les dépenses de santé, liées au progrès de la médecine et au vieillissement de la population. L'Etat réagit par des mesures qui conduisent à une diminution des dépenses prises en charge par la sécurité sociale, à un allégement des charges des entreprises par de nombreuses exonérations, et à une augmentation de la part du privé dans le remboursement des compléments-santé. Sa part augmente de 27 % entre 2001 et 2008... Et la cotisation que réclament les assureurs privés augmente de 44% ! Dans les années 2000, le patronat demande l'individualisation des risques et une privatisation de la protection sociale au nom, bien sûr, de la liberté de choix des Français. Mais la crise de financement n'est pas résolue pour autant. On connaît également le sort qui est fait à l'hôpital et à son personnel, qui appartiennent au service public. A Paris, 4 OOO suppressions d'emplois sont prévues, alors même que des patients modestes se tournent de plus en plus pour des soins ordinaires vers les services hospitaliers d'urgence déjà surchargés.
En matière d'indemnisation du chômage, on note la même tendance à la restriction des prestations, assorties de nouvelles obligations pour les chômeurs. Les retraites on connu en 2010 une nouvelle réforme, très contestée. La tentation de recourir à la capitalisation par des placements dans les fonds de pension a reculé, crise financière oblige! Mais la baisse des pensions est vraiment programmée.
Dans le domaine économique et financier, la privatisation est pratiquement achevée. Les nationalisations de la Libération puis de 1982, avec le retour de la Gauche au pouvoir ont été annulées dans le domaine industriel et bancaire. Il ne reste à privatiser que la caisse des dépôts et consignations et la Banque postale que le gouvernement affaiblit avec l'affaire du livret A que toutes les banques peuvent gérer désormais.
La même volonté de privatisation se manifeste dans les transports (SNCF) ou l'énergie (EDF, Gaz de France...) avec toujours la référence à la concurrence, ardemment souhaitée par la Commission européenne.
Enfin, les services publics connaissent de très sérieuses difficultés car ils subissent un véritable traitement de choc : un fonctionnaire deux non remplacé, diminution des subventions, transfert aux collectivités locales, entrainant des difficultés de fonctionnement, tout cela pour des raisons comptables et des économies supposées. Malgré de nombreux discours sur la sécurité, et les protestations de nombreux maires jugeant que la sécurité est une fonction régalienne qui doit être assurée par l'Etat, la police nationale a perdu en 2009 près de 500 emplois et la police dite de proximité est jugée trop coûteuse. Par contre, les effectifs d'agents privés de sécurité sont en pleine croissance: de 165 000 en 2008, ils passeraient à 200 000 en 2014!
En fait l'ensemble est placé sous le signe de la RGPP (révision générale des politiques publiques) engagée en 2007. Le maillage serré de services publics (Poste, transports par le rail, services fiscaux, hôpitaux...) qui les mettaient à la portée du plus grand nombre s'est considérablement distendu et de véritables déserts apparaissent dans les zones les moins peuplées au profit des centres urbains les plus importants.
Enfin, le monde du travail est profondément affecté par les politiques suivies à partir des années 1980. Des richesses ont été créées : de 1980 à 2009 le PIB français est passé de 445 milliards d'euros à 1907 milliards. Mais la part des salaires dans la valeur ajoutée est passée de 75% en 1975 à 66% en 1985 et elle stagne à ce niveau. Les inégalités s'accroissent, l'écart entre les revenus augmente. La crise de 2008 n'a rien arrangé. Après avoir régressé entre 1960 et 1980, la part des 1% les plus riches est passée de 7% à 9% de la richesse nationale dans les vingt dernières années. La pauvreté augmente, touchant un nombre croissant de jeunes et surtout des personnes seules, sans travail, souvent des femmes, des travailleurs mal payés tombant dans la précarité, même des personnes âgées plus récemment. Pourtant, grâce à son système de protection sociale, encore performant malgré tout, la France demeure parmi les pays les moins inégalitaires de la planète, après le nord de l'Europe.
Après les chocs pétroliers (1973 et 1979), dans les années 80, un chômage de masse s'installe durablement, aggravé par la mondialisation (délocalisations, concurrence fiscale et salariale), la crise financière et économique de 2008, s'établissant entre 8 et 10% de la population active, avec des catégories plus touchées (jeunes, seniors... Toutes catégories confondues, 4,6 millions de chômeurs inscrits à Pôle emploi et 2,7 de cat. A, en août 2010)... Mais le gouvernement n'a pas renoncé à la défiscalisation des heures supplémentaires ni à la réduction d'emploi dans la fonction publique... Notons aussi l'importance des CDD (8% des emplois, mais dont la proportion s'accroît jusqu'à 80% des embauches dans le tertiaire, 70% dans l'industrie et 60% dans la construction, au second trimestre 2009). Si l'emploi constitue une protection contre la pauvreté, il existe pourtant des travailleurs pauvres, certains travaillant à temps partiel (surtout des femmes) et dont les salaires sont insuffisants. Ce qui apparaît comme un élément de stabilité pour les travailleurs semble peut être menacé : statut de la F.P. (fonction publique) ou CDI (contrat à durée indéterminée), avec la création d'un statut d'auto-entrepreneur très fragile et libérant les entreprises de toutes charges sociales.
Comment en est-on arrivé là ?
Deux logiques économiques et sociales s'opposent désormais, de façon radicale, celle du CNR et de son programme, qui est une forme de libéralisme très contrôlé par les pouvoirs publics, et celle d'une pensée qu'on désigne par le mot « néolibéralisme » et qui s'impose désormais dans une économie mondialisée. Quels en sont les traits essentiels ?
Une conception de l'homme considéré comme un consommateur, qui cherche le maximum d'utilité dans les biens et les services qu'il convoite, et cela au meilleur coût possible. Il est supposé complètement informé de l'état du marché. Homme rationnel, bon calculateur, on peut si bien prévoir son comportement qu'il peut se traduire en formules mathématiques !
Une vision du marché : rencontre d'une offre de l'entreprise et d'une demande du consommateur. Si la liberté totale de vendre et d'acheter est garantie, l'offre et la demande s'ajusteront naturellement grâce à la concurrence, si elle est libre et parfaite. Il faut donc laisser jouer le mécanisme du marché concurrentiel, en s'interdisant de l'entraver par des règlementations étatiques qui le fausseraient. Le maximum d'efficacité économique est ainsi garanti ; et même si chacun recherche son intérêt personnel, le bonheur de tous et l'harmonie sociale seront réalisés, comme si « une main invisible » agissait au profit de l'intérêt général, qui est donc un produit de l'égoïsme des individus ! La loi du marché doit s'étendre à tout le champ de l'activité économique, sans exclusive (par exemple la santé ou l'éducation, ainsi que le travail, et son marché qui seul peut assurer le plein emploi...). L'Etat doit tout faire pour favoriser la libre entreprise et la libre concurrence.
Enfin, est affirmé une certaine conception de l'Etat, « l'Etat minimal ». Son intervention si elle n'est pas sévèrement bridée est éminemment nuisible, car elle porte atteinte à la liberté des acteurs économiques, et déresponsabilise les individus qui s'en remettent à lui. En outre, il est dépensier, ses dépenses excèdent ses ressources (trop de fonctionnaires par exemple !) et il est responsable de déficits insupportables. Il faut donc diminuer les prélèvements obligatoires : impôts et cotisations sociales, subventions de toutes sortes etc.
Les concepteurs de cette pensée libérale ont été Friedrich Hayek (1899-1992) et Milton Friedman (1912-2006). Le premier connaît la célébrité en 1960 et reçoit un prix Nobel d'économie en 1974. Pour lui, l'ennemi de la liberté est toujours l'Etat. Le second, prix Nobel d'économie en 1976, a institué l'école monétariste qui domine les études économiques à l'université de Chicago où il enseigne longtemps. Son livre « Capitalisme et liberté » devient la bible de l'économie néolibérale : capitalisme, liberté économique et politique sont inséparables, nous dit-il. Cet ouvrage renforce la croyance, de « type métaphysique » (pensée qui n'est pas validée par l'expérience) dans la supériorité du marché quand il est libre de toute intervention de l'Etat, ce qui assure à la fois la liberté et le bonheur de l'homme. Mme Thatcher et Reagan furent les disciples fidèles de ces universitaires.
La crise économique et financière majeure que nous connaissons, marque l'échec de cette pensée. Les néolibéraux, qui récusent toute intervention de l'Etat, en pleine contradiction avec leur théorie, sont les premiers à solliciter son aide pour sortir de leur impasse. On a vu l'ampleur de cette intervention, qui se chiffre par milliards de dollars ou d'euros de dette publique et un chômage aggravé ! Mais la théorie n'est pas abandonnée pour autant, l'intervention de l'Etat dans la sphère privée, pour eux, ne peut être que provisoire et doit cesser dès que sera assuré le retour « à la normale » du fonctionnement des marchés. C'est la position des républicains aux Etats-Unis et celle de l'ensemble des dirigeants européens adeptes de cette nouvelle pensée portée par la culture anglo-saxonne.
La diffusion mondiale de la pensée néolibérale
Cette diffusion réussie de la pensée néolibérale, auprès des élites mondiales, a été conduite de manière méthodique et persévérante par les universitaires américains qui l'ont théorisée.
Dès 1947 Hayek crée le réseau du « Mont-Pèlerin » et les néolibéraux, pendant l'après guerre, mettent en relation réseaux académiques, politiques et patronaux, impulsent un enseignement universitaire fidèle à leur pensée qui émerge dans les années 70. Elle se diffuse ensuite dans de nombreuses écoles de commerce et de gestion des affaires et en finances qui se multiplient, à partir des années 80 et jusqu'à nos jours, gagnant même nos grandes écoles (HEC, polytechnique, Centrale, Ponts et Chaussées, Mines, ENA...). Les institutions internationales, (FMI, Banque mondiale, OCDE, Banques régionales - FED américaine, Banque Centrale européenne...) ont rigoureusement respecté l'orthodoxie néolibérale.
« S'est ainsi créé à l'échelle mondiale une nouvelle aristocratie d'institutions académiques, produisant elles-mêmes une nouvelle aristocratie mondialisé de « gérant d'affaires », (aux salaires fastueux) et échangeant des étudiants pour assurer le brassage formaté de cette nouvelle élite ». (G. Corm - Le Nouveau Gouvernement du monde)
Je conclurai ce constat sur deux remarques :
C'est au nom du libéralisme triomphant et de ses thèses que l'héritage du programme du CNR est en voie d'être détruit, avec les conséquences désastreuses que nous vivons. Les élites mondiales politiques - de droite et de gauche - et économiques comme financières, ont été convaincues de leur justesse et les ont appliquées avec zèle. Malgré leur échec, ces théories peuvent être jugées fausses et dans l'incapacité de réaliser leur ambition d'efficacité économique et de bonheur pour tous ; néanmoins, rien n'indique un changement profond de paradigme.
C'est, peut-être, à la lumière de cette situation qu'il nous faut tenter de répondre aux questions que nous nous sommes posées : que devons-nous préserver du programme du CNR ? Que devons-nous développer ? Que faut-il changer ?
III - Le devenir de notre société
La question qui est désormais posée est celle du devenir de notre société. Deux remarques, au préalable.
1 - L'application du programme du CNR, même si elle n'a pas été totale, apparaît positive, si l'on juge qu'un élan a été donné, dans l'immédiat après guerre, à une véritable « dynamique de progrès », jusqu'au début des années 80.
2 - Aujourd'hui, le contexte est tout à fait différent. L'idéologie néolibérale s'est imposée dans le monde entier, y compris dans notre pays, où elle a été adoptée par les gouvernements conservateurs. Cependant, l'échec global de ses thèses, la crise financière qui lui est liée, la crise économique et sociale qui l'accompagnent, donnent un nouveau souffle à une forte critique, notamment dans les pays d'Amérique latine, qui est conduite aussi par un certain nombre d'économistes. Mais le adeptes du néolibéralisme résistent avec opiniâtreté à tout véritable changement.
D'autre part, les organisations internationales, la Communauté européenne, sa Commission, le FMI, l'OMC, La Banque mondiale, l'OCDE..., limitent la souveraineté des nations, imposent l'idéologie dominante à des Etats consentants, liés par des traités, et dirigés par des conservateurs.
On peut considérer qu'il reste deux façons d'aborder les questions que nous posons :
- Soit on tente de définir ce qui nous paraît souhaitable pour notre société, au regard de nos idéaux et de nos valeurs, ce qui nous place dans le registre de la révolution ou de l'utopie.
- Soit on part de la réalité politique et sociale pour tenter de la modifier ou de la transformer dans le sens du progrès que nous voulons. C'est la démarche pragmatique des petits pas ou du réformisme. Cette démarche doit s'appuyer sur une analyse lucide des rapports de force dans la société.
Quelle que soit l'option choisie, il nous faut définir l'esprit, les principes, l'ambition qui nous motivent.
Conclusion
Les dégâts causés par l'application dogmatique des thèses néolibérales appellent une réaction vigoureuse. La difficulté est grande car elles ont gagné les esprits dans l'enseignement universitaire et chez les décideurs politiques, économiques, financiers qui dirigent l'économie mondiale, et elles sont largement diffusées par les médias. Que faire ?
Il y a, me semble-t-il, deux types d'actions, à conduire, au plus tôt.
1 - Un combat idéologique pour démystifier ces thèses néolibérales qui sont devenues une pensée unique, qui sont considérées comme des idées fausses par de nombreux économistes, marginalisés et qui ne peuvent populariser leurs critiques et leurs propositions de façon suffisante. S'imposent, notamment, la défense énergique de la protection sociale et des services publics, la réduction des inégalités qui s'accroissent, et d'une façon générale la réhabilitation de l'Etat comme garant de l'intérêt général.
2 - Un combat politique. Contrairement à ce qu'on voudrait nous faire croire, les nations, leurs gouvernements peuvent encore décider dans un certain nombre de domaines, par exemple celui de la fiscalité, sans demander l'avis des autres gouvernements européens, ou celle des contenus de l'enseignement, et naturellement, le respect de la laïcité. Rien n'interdit non plus d'ouvrir des discussions pour modifier certaines dispositions au niveau européen et mondial. La tâche est ardue, encore faut-il que les politiques en aient la volonté, surtout s'ils se réclament des valeurs humanistes.
3 - Sur ces deux points, la société civile doit aussi se manifester. Il existe de multiples organisations comme syndicats, mutuelles, coopératives, organisations très engagées comme ATTAC, le Forum social, des cercles de pensée, dont l'ambition est de promouvoir les valeurs démocratiques et républicaines. Il appartient à chaque Citoyen, dans une démocratie, de déterminer librement ses convictions et ses engagements de façon éclairée et responsable.
Jean MOLERES
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