jeudi 9 décembre 2010

La stabilisation plus éloignée que jamais

Après l’annonce des résultats du premier tour, plusieurs villes du pays se sont embrasées. Ces élections manquées affaiblissent déjà le futur président qui sera élu le 16 janvier.
 
«Des coups de feu partout. Les partisans de Michel Martelly brisent tout sur leur passage. Oh mon dieu, où allons-nous dans ce pays?» Naufrage d’une élection. Mardi soir, quelques minutes après l’annonce des résultats du premier tour, cette jeune femme de Port-au-Prince assiste de loin à une scène qu’elle connaît trop. Des centaines d’Haïtiens, des garçons pour la plupart, prennent la rue, dans un mélange d’enthousiasme et de révolte. «Ils veulent nous voler notre vote», scandent-ils. Pneus brûlés, barricades et manifestations qui dégénèrent par endroits en défi contre les forces de police et les Casques bleus.
Selon le Conseil électoral, deux candidats participeront au second tour: Mirlande Manigat, 31,73% des suffrages, et Jude Célestin, 22,48%. Le résultat est conforme aux sondages publiés par la presse haïtienne à la veille du scrutin. Il n’aurait dû surprendre personne.
Mais dès le 28 novembre, jour des élections, l’appel au boycott de 11 candidats majeurs (dont la principale, Mirlande Manigat, et le troisième, Michel Martelly) initiait une séquence de péripéties et d’intrigues qui expliquent largement la violence allumée dans plusieurs ­villes du pays depuis l’annonce de mardi. La plupart des candidats exigent alors l’annulation des élections et dénoncent les fraudes massives du candidat Jude Célestin, désigné par le président René Préval comme son successeur. Le lendemain pourtant, Mirlande Manigat et Michel Martelly, chanteur populaire, reconsidèrent leur position et acceptent de figurer au second tour. Les négociations avec la communauté internationale ont permis de ramener les favoris dans le processus électoral. Des fuites organisées par l’ONU prévoyaient que Mirlande Manigat et Michel Martelly figureraient au second tour. La désillusion pour les partisans du musicien n’en est que plus brutale.
Depuis plusieurs semaines, la communauté internationale semble patiner dans sa supervision des élections haïtiennes. Le Temps a appris que plusieurs ambassadeurs, dont celui de la France, avaient même imaginé le départ anticipé du président Préval au lendemain du premier tour. Un avion avait été affrété. L’angoisse de la contamination des émeutes et de la détérioration du climat politique déterminent une grande partie des stratégies de l’ONU. «Il y a quelque chose de destructeur dans la position de l’international, affirme un haut fonctionnaire. Ils veulent à tout prix en finir avec ces élections et passer à autre chose.» Vingt-huit millions de dollars ont été investis par l’ONU; d’où, peut-être, la précipitation d’Edmond Mulet, patron des Casques bleus en Haïti, à valider des élections largement contestées.
A l’annonce des résultats, mardi, l’ambassade américaine relevait pourtant des «résultats incohérents». Elle attendait, comme tout le monde, un duel entre Mirlande Manigat et Michel Martelly. Pour les Etats-Unis, le président Préval – a fortiori son dauphin Jude Célestin qui n’a aucune expérience politique – n’est pas compétent pour diriger la reconstruction du pays après le séisme du 12 janvier. Les récentes publications du site WikiLeaks décrivent, selon la diplomatie américaine en Haïti, un chef «faible, apathique et buté». Candidate privilégiée par la communauté internationale, l’universitaire Mirlande Manigat n’a pas le charisme de Michel Martelly dont la candidature a gagné en force depuis quelques semaines.
Suivi par une large partie de la population qui ne constitue pas forcément une force électorale mais un véritable potentiel d’agitation urbaine, Michel Martelly avait annoncé qu’il s’opposerait au «rapt du vote populaire». La menace n’était pas voilée. L’appel au désordre, en cas d’exclusion du second tour, compris par tous. Avec 21,84% des votes, seules 6000 voix le séparent de Jude Célestin. Dans la nuit de mardi et la journée de mercredi, les soutiens de Michel Martelly ont incendié le QG du candidat Jude Célestin. Au moins deux morts sont déjà dénombrés dans des manifestations: aux Cayes (sud), un homme est tombé sous les tirs des Casques bleus et plusieurs bâtiments de la ville ont été pris d’assaut; un mort est aussi signalé à Cap-Haïtien (nord). Le président René Préval a lancé un appel au calme. L’aéroport international de Port-au-Prince a été fermé.
Pour l’ONU, s’écrit jour après jour le pire scénario envisageable. Le rapport du médecin français Renaud Piarroux, qui pointe les Casques bleus népalais comme source de l’épidémie de choléra, participe de la crise actuelle.
Haïti est ressenti par certains acteurs de la reconstruction comme un nouveau Vietnam humanitaire. «Les difficultés sont presque insurmontables ici, affirme un employé de l’ONU. On ne cesse de nous accuser, mais vous n’imaginez pas à quel point les politiques haïtiens sont d’impossibles interlocuteurs. Même au niveau local, on ne voit jamais les maires, qui se comportent sur le terrain en véritables parrains mafieux.» D’indispensables partenaires qui se regardent en chiens de faïence, des renvois systématiques de responsabilités entre les ONG, l’ONU et les politiques haïtiens: la stabilisation d’Haïti paraît plus éloignée que jamais. Ce premier tour, auquel seulement un quart des électeurs a pris part, affaiblit déjà le futur président haïtien.

Arnaud Robert 

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