mercredi 6 avril 2011

Aimé Césaire, un grand homme debout


Portrait daté de janvier 1970 d'Aimé Césaire, pris au cours d'un débat sur le Théâtre au Grand Orient de France à Paris

Aussi petit en taille fût-il, à peine un mètre soixante-cinq, cet homme vif argent, au phrasé rapide, au regard pétillant d'intelligence et de malice derrière ses lunettes, fut ce qu'on appelle "un grand homme". On ne le sait peut-être pas encore assez au sein de la nation qui, cette fois en accord avec sa famille, rend aujourd'hui hommage à Aimé Césaire, apposant une plaque au nom du poète, dramaturge, essayiste, homme politique, au Panthéon, deux ans après sa disparition en Martinique où il est inhumé. 
Aussi illustre fût l'honneur, comment imaginer de retirer ce corps jusqu'au bout vaillant, il vécut jusqu'à presque 95 ans, à une terre que tout son être a pétrie de sa poésie, faisant vibrer une langue nouvelle qui nomma ce monde d'où il venait et qui, avec lui, s'est levé ? Les mots du poète et le combat du politique, étroitement mêlés, ont révélé à l'aune de l'universel la grandeur de son peuple et de tous ceux qui en sont les frères, par l'histoire commune de l'esclavage et de la colonisation. De grands hommes, là-bas, de grands hommes de sa couleur, n'y en aurait-il pas ?
Négritude
Passons sur le parcours exemplaire de l'étudiant boursier à Paris, Louis Le Grand, l'École normale supérieure, pour s'arrêter sur le mot qu'un trio d'étudiants noirs (qu'il forma avec le Sénégalais Senghor et le Guyanais Damas) inventa en 1931 : "négritude". Ou comment ne pas subir le mot "nègre"' mais bien plutôt mettre "debout la négraille", et bâtir sur ce qui si souvent fut une injure, Aimé Césaire étudiant s'en souvint, un mouvement culturel pour faire exister les valeurs du monde noir. Mais tout en les rendant visibles, les mêlant aux autres, plutôt que de les enfermer : "Ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale", dit bien son premier grand poème, celui qui devrait être à tous les programmes, plus que jamais aujourd'hui :Cahier d'un retour au pays natal. "Ne faites pas de moi cet homme de haine, car pour me cantonner en cette unique race, vous savez pourtant mon amour tyrannique, vous savez que ce n'est point par haine des autres races que je m'exige bêcheur de cette unique race, que ce que je veux, c'est pour la faim universelle, pour la soif universelle."
Sans relâche, avec Césaire, dire que tout homme fait également partie du monde : "Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole, ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité, ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel, mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre." La bouche du grand homme, dans ce texte, devint celle "des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir." André Breton ne s'y est pas trompé. Césaire est une nouvelle étoile au firmament des poètes, et les peintres non plus, Picasso, Wilfredo Lam... L'exposition du Grand Palais "Nous nous sommes trouvés" en témoigne.
Résistance
Césaire au Panthéon voisine avec Jean Moulin, mais qui sait le résistant que fut le Martiniquais, de retour au pays natal et qui entre 1941 et 1945, avec son épouse Suzanne, allait combattre pour la liberté contre l'occupant dans sa revue Tropiques ? Césaire, ou l'engagement. Qui le mène, presque contre son gré, à la mairie de Fort-de-France. Cinquante ans durant, et dans l'ancienne mairie devenue théâtre par la suite, il sera fidèle au poste, représentant de son peuple, tout comme il le fut en député à l'Assemblée nationale. La loi sur la départementalisation des "quatre vieilles colonies" (1946), c'est lui. Même si certains lui reprochent encore de ne pas avoir été assez loin, l'auteur du Discours sur le colonialisme ne s'en est pas tenu aux mots. 
Et jusqu'en 2005, où il refuse de recevoir Nicolas Sarkozy, révolté par l'article de la loi de 2005 sur les aspects positifs de la colonisation. Lui qui a parlé, dans ce texte et pour toutes les colonisations, "de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme (...)". L'engagement, c'est aussi rompre quand il le faut : avec le Parti communiste, dans une lettre historique de démission à Maurice Thorez, envoyée en 1958. Il fallait le faire. Il l'a fait, esprit libre, épris de justice et de vérité.
"Laissez entrer les peuples noirs" dans l'Histoire
Césaire, au Panthéon, voisine avec Victor Schoelcher, qui rédigea le décret d'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848, et auquel, cent ans plus tard, le poète rendit hommage. En 1913, tous les esclaves n'étaient pas morts en Martinique, et Césaire ne cessa de porter haut tous ceux qui luttèrent pour leur libération, à commencer par le héros Toussaint Louverture auquel il consacra un livre majeur. Il faut dire qu'Haïti, "le pays où la négritude se mit debout pour la première fois et proclama son humanité" (on oublie toujours la seconde partie de la phrase), a considérablement marqué Césaire, qui y séjourna après guerre. Elle inspira notamment à celui que son biographe Romuald Fonkoua (Aimé Césaire, éditions Perrin) nomme "l'inventeur de la tragédie antillaise La tragédie du roi Christophe. Il ne faut pas oublier, non plus, le grand dramaturge que fut Césaire, Et les chiens se taisaient ou encore Une saison au Congo, d'une telle actualité pour décrypter les dictatures africaines. 
Césaire au Panthéon est encore ce grand homme qui, aux côtés d'Alioune Diop, fondateur de la revue puis de la maison Présence africaine, proclama à la tribune de la Sorbonne, lors du premier Congrès des intellectuels et artistes noirs" en 1956, une phrase qui, par lui, deviendrait réalité : "Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l'histoire." Lire ou relire Césaire reste la meilleure façon de prendre la mesure d'une réalité qui n'a fait que commencer au XXe siècle, et bien au-delà de la Martinique et de la "métropole" qui sont réunies aujourd'hui pour rendre hommage au grand homme du XXIe siècle, aussi.
VALÉRIE MARIN LA MESLÉE 

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