vendredi 2 décembre 2011

Chlordécone, le poison autorisé


Scandale. Les planteurs ont obtenu des dérogations pour utiliser ce pesticide interdit.


Les Guadeloupéens n'en finissent pas de découvrir l'ampleur des dégâts : de l'eau de source jusqu'à la patate douce, des crustacés aux bovins, le chlordécone s'est introduit dans leurs assiettes et leurs organismes. En juin 2011, le groupe régional d'études sur les produits sanitaires révélait que de nouvelles espèces de poissons, du gibier et 8 % des carcasses de bovins étaient contaminés par le pesticide. Un polluant organique persistant, extrêmement rémanent dans l'environnement et très toxique. "Nous sommes les victimes de l'incurie des pouvoirs publics, s'emporte Harry Durimel, avocat et conseiller général des Verts. On nous empoisonne depuis longtemps."
Depuis 1972 ! Les États-Unis ont interdit le chlordécone dès 1976. L'OMS avait déclaré le pesticide " possiblement cancérogène pour l'homme et perturbateur endocrinien " en 1979. Mais voilà : après les cyclones Allen et David qui sont passés sur les bananeraies des Antilles, les planteurs ont réclamé du chlordécone pour lutter contre le charançon. En 1981, le ministère de l'Agriculture acceptait de le remettre sur le marché et la société Laurent de Laguarigue, grosse plantation béké martiniquaise, rachetait le brevet aux États-Unis. Finalement, à la suite de nouvelles études alarmantes, la France interdisait le pesticide en 1990. Les planteurs obtiendront pourtant encore deux dérogations pour pouvoir écouler leurs stocks.

"L'opacité est totale"

Résultat ? Si Grande-Terre semble épargnée, Basse-Terre est fortement contaminée. Et le restera plusieurs siècles. Les rivières sont polluées, certains des points de captage d'eau aussi. Fruits et légumes, viandes et poissons sont devenus des "aliments à risque". Tous ? "L'opacité est totale, car il n'existe aucune cartographie des zones contaminées", dénonce Philippe Verdol, maître de conférences en économie à l'université Antilles-Guyane et président d'Agriculture, société, santé, environnement. Les autorités publiques ont pour l'instant géré cette catastrophe sanitaire et environnementale au gré des révélations scientifiques, allongeant progressivement la liste des "aliments vecteurs", indiquant ceux qu'il faut éviter de manger plus de deux fois par semaine... Et diminuant de 200 à 50, puis à 20 microgrammes par kilo de matière fraîche les limites maximales de résidus (LMR) tolérables en matière de chlordécone. "Mais comment vérifier sans laboratoire ni système de traçabilité ?" s'interroge l'universitaire.
"Limiter plutôt qu'interdire, c'est nous dire : vous pouvez manger de ce poison, mais pas trop !" s'indigne Harry Durimel. Mais comme fixer des limites, c'est par là même reconnaître la toxicité du chlordécone, l'avocat vient de demander la mise en examen pour empoisonnement de Roselyne Bachelot. "En venant en Guadeloupe l'an dernier et en préconisant des LMR de 20 microgrammes, l'ancienne ministre de la Santé a donc incité les Guadeloupéens à consommer du chlordécone."

Étude inquiétante

Car, depuis la publication en 2010 des résultats de l'étude Karuprostate, menée par deux chercheurs de l'Inserm, Luc Multigner et Pascal Blanchet (chef du service d'urologie au CHU de Pointe-à-Pitre), le doute n'est plus permis. "Nous avons comparé des personnes atteintes d'un cancer de la prostate avec des personnes indemnes, explique ce dernier. Ceux qui avaient un cancer avaient un taux de chlordécone supérieur aux autres. Nous avons montré que 1 microgramme de chlordécone par litre de sang était le seuil au-delà duquel le risque de cancer de la prostate était multiplié par deux." Les travaux se poursuivent pour vérifier si l'ingurgitation pendant plusieurs années - même à petites doses - du pesticide n'aurait pas d'incidence sur les grossesses, le comportement neurologique des nouveau-nés, le cancer du sein ou la maladie d'Alzheimer.
"Nous finirons par faire reconnaître que l'intoxication au chlordécone est une cause nationale, espère Harry Durimel. Ce n'est pas facile de dénoncer ce scandale, surtout lorsque des intérêts économiques sont en jeu. Mais que faut-il sauver : la Guadeloupe ou les Guadeloupéens ?"
 CHRISTINE RIGOLLET

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