Lorsque je suis arrivé en France au début des années 70, j'ai été confronté dans les rues parisiennes à une foule de vieux "hommes courbés", c'est un peu l'image que je garde d'eux, des hommes dans des manteaux gris qui avançaient dans la rue de Vaugirard et de la Convention avec leur canne, grognons, bougons, acariâtres, racistes, qui ne se privaient pas parfois de me réprimander juste parce que je passais près d'eux, ma présence les incommodait, la leur aussi, car il sentait le vieux et la mort.
Puis, quand nous déménageâmes à Vitry sur Seine, dans cette ville il y avait un bon nombre de ces vieillards ayant combattu lors de la première guerre mondiale, et quelques uns dans la résidence où nous vivions.
Et le dimanche en passant devant le cimetière de Thiais, j'en voyais tout le temps avec leurs drapeaux et toutes leurs médailles sur leur plastron, certainement accompagnant un des leurs dans sa dernière demeure, puis ces Poilus étaient omniprésents dans la vie, tout le temps à parader dans la ville, moindre discours, moindre manifestation, ils étaient là, des porte-drapeaux, des témoins silencieux d'une guerre qui enfant me paraissait lointaine.
Je me suis familiarisé avec cette première guerre mondiale, dans la poubelle de la résidence, sans doute à la mort d'un de ces anciens combattants, les héritiers ont jeté une dizaine livres et une cinquantaine si ce n'est plus de revues de la première guerre mondiale, je les ai récupérées et lues.
J'ai découvert à travers ces revues de 14-19, la vie de ces soldats, leurs lettres du front, l'organisation de la vie à l'arrière, de l'indéfectible soutien des populations, des cadeaux de Noël, des souscriptions en leur faveur, et aussi des images de massacres, de morts, d'explosions, la réalité de cette guerre qui ne fut qu'une énorme boucherie, un immense holocauste où un continent sacrifiait sa jeunesse, je ne sais à quels dieux.
Par la suite, bien ayant déménagé, il n'était pas rare passant près d'une poubelle de trouver des revues, journaux et des livres édités en 1890 à 1920, que je m'empressais de ramasser, j'en trouvais aussi au marché du dimanche où un vendeur de livres et journaux les proposait pour quelques centimes.
La mémoire d'une génération qui trépassait se retrouvait en bas des immeubles, devant la cage ou les locaux des poubelles.
Mais mon antipathie envers ces poilus et personnes de cette génération ne diminuait pas, je ne les aimais pas, je les évitais, même de m'asseoir près deux dans le square, seul espace vert dans le centre de Paris où l'on pouvait se poser.
La dernière fois où j'ai eu un contact verbal avec un de ces vieux issu de cette génération sacrifiée dans les champs de la Marne, fut à la fin des années 80, je revenais un soir de l'université, et dans le métro, me cracha son venin au visage : - Des Nègres encore des Nègres, toujours des Nègres...
Je le regardais ce vieillard d'un air compatissant, je voulu le conforter lui rétorquant : - Rassurez-vous, vous n'auriez pas à les voir et à les supporter bien longtemps, il y a un cercueil juste derrière vous, il vous suit !
Je ne sais pourquoi l'ancêtre s'empourpra, devint rouge à un point que j'eus peur qu'il fasse sur le quai du métro une embolie ou une crise cardiaque.
Affiche propagandaire, les poilus ne riaient pas dans les tranchées.
Evariste Zephyrin