vendredi 25 février 2011

L’échec de la reconstruction en Haïti





par Roger Annis


Le premier anniversaire du tremblement de terre dévastateur qui a frappé Haïti a donné lieu, au Canada, à de nombreuses révélations des médias sur l’échec des secours internationaux. Des rapports ont démontré que de nombreuses barrières empêchent que soient acheminées l’aide et les moyens de reconstruction, pourtant désespérément nécessaires un an plus tard.
Beaucoup de Canadiennes et de Canadiens continuent à poser des gestes de solidarité avec les victimes de la tragédie. Cependant, alors que le gouvernement canadien avait promis beaucoup, il a, dans les faits, accompli très peu.
Il justifie constamment une politique de secours que beaucoup de travailleurs volontaires, d’organisations de défense des droits de la personne et d’autres observateurs considèrent comme extrêmement inadéquate. Pendant ce temps, le Canada continue à intervenir de manière destructive dans les affaires politiques intérieures d’Haïti.


Plus de promesses que d’aide réelle
Ottawa n’a déboursé qu’une infime partie des fonds qu’il prétend dépenser en Haïti. Il dit qu’il aura dépensé « un milliard de dollars » en Haïti entre 2006 et 2012, un montant que les médias ont également cité. Les montants réels sont loin du compte.i
  • Au cours des deux mois qui ont suivi le tremblement de terre du 12 janvier, le Canada a donné quelque 150 millions de dollars aux agences de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et à des organisations non gouvernementales (ONG) pour des secours d’urgence.
  • Lors de la Conférence internationale des donateurs pour un nouvel avenir en Haïti, tenue à New York le 31 mars dernier, le Canada s’est engagé à donner 325 millions de dollars à Haïti pour 2010-2011 et 75 millions pour 2012 et les années subséquentes. Un montant de 113 millions avait été promis pour l’année 2010 au titre de « rétablissement et développement », ce qui incluait 34 millions pour l’allégement de la dette. Ce dernier montant a été payé mais moins de la moitié du reste du montant a été déboursé.
  • Dans un communiqué de presse émis le 12 juillet, la ministre de la Coopération internationale, Beverley Oda, ne faisait référence qu’à deux projets que le Canada avait financé à ce jour – les 150 millions de dollars versés avant la Conférence internationale des donateurs pour des dépenses humanitaires et les 34 millions pour l’allégement de la dette.
  • Un montant de 7 millions a été versé aux agences internationales de santé pour le traitement du choléra, à la suite de l’apparition de l’épidémie en octobre.
  • Les deux plus gros montants qui aient été alloués à autre chose que le maintien de l’ordre sont 19 millions pour le Programme alimentaire mondial et 19 millions pour la construction d’un hôpital dans la ville des Gonaïves. L’hôpital, promis depuis plusieurs années, n’est toujours qu’un terrain vague à l’extérieur des Gonaïves où un panneau annonce un « futur » hôpital qui sera financé par le Canada.
Ces promesses de dépenses chevauchent le budget d’aide pré-séisme du Canada, d’un montant de 555 millions de dollars pour la période 2006-2011. Beaucoup d’entre elles ne sont rien de plus que les sommes déjà prévues dans le budget existant, présentées dans un nouvel enrobage.
Le gouvernement affirme que sa priorité en Haïti est de financer la « sécurité », c’est-à-dire former et équiper la police et construire des prisons. Depuis le séisme, le Canada a annoncé un budget d’au moins 58 millions de dollars dans ce but, ce qui inclut la construction d’un centre de formation et d’un nouveau quartier général pour la Police nationale d’Haïti.
Mis à part le fait qu’on peut difficilement prétendre que le soutien accordé à une force policière et un système judiciaire répressifs et dysfonctionnels constituent des « secours post-séisme », même ce budget prioritaire ne s’est pas concrétisé. Selon un rapport publié le 20 janvier par le quotidien montréalais La Presse, trois des six projets de « sécurité » annoncés par le gouvernement en 2010 ont maintenant été annulés ou remis à plus tard.
Le 11 janvier, la ministre Oda annonçait plusieurs nouvelles dépenses, pour un total de 93 millions de dollars, dont « un projet (…) qui permettra d’offrir gratuitement des services de santé de base à trois millions de personnes, (…) la reconstruction de l’École des sages-femmes d’Haïti, (…) l’ajout d’une maternité de 30 lits, d’un service de pédiatrie (…) ».ii De manière très typique, les détails concernant ces projets se font rares ; seuls le temps et des recherches acharnées auprès de sources d’information inadéquates nous diront lesquels se sont concrétisés.

Soutien à la répression et à la fraude électorale
L’envoi rapide de 2 000 soldats et marins au cours des jours qui ont suivi le séisme a été – et de loin – la réaction la plus significative du gouvernement fédéral face au tremblement de terre en Haïti. Ces soldats et marins ont apporté une aide rudimentaire dans les régions de Leogâne et de Jacmel et ont été rappelés à peine six semaines plus tard, leur mission déclarée d’assurer la « sécurité » dans la période post-séisme en Haïti étant considérée comme accomplie.iii
Assurer la « sécurité » en Haïti est l’expression voilée qu’utilise une puissance étrangère pour empêcher un retour aux politiques de justice sociale qui ont guidé le dernier gouvernement souverain et librement élu d’Haïti, dirigé par le président Jean-Bertrand Aristide de 2000 à 2004. Ce gouvernement a été renversé par une intervention militaire étrangère à laquelle le Canada a pris part.
Les élections frauduleuses du 28 novembre 2010 démontrent que les politiques interventionnistes qui ont mené au coup d’État de 2004 sont toujours très présentes en Haïti. Ces élections, que Bill Quigley, procureur des États-Unis et directeur juridique du Center for Constitutional Rights,iv a récemment qualifiées de « spectacle de marionnettes », visaient expressément à choisir un président et un corps législatif redevables aux États-Unis et à d’autres intérêts capitalistes internationaux. La population haïtienne n’a participé au vote que dans une proportion de 22 % ; le parti politique le plus populaire du pays, le parti Fanmi Lavalas du président Aristide en exil, a été officiellement interdit de participation.
L’Organisation des États américains (OEA), soutenue par la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, a alors exigé du gouvernement haïtien qu’il tienne un deuxième tour (maintenant prévu pour le mois de mars) où le candidat déclaré deuxième dans la course à la présidence serait remplacé par le candidat qui s’était classé troisième. L’OEA a clairement fait savoir que le prix à payer serait très élevé pour Haïti si elle refusait de se conformer à ce diktat.
Lors d’un débat d’urgence tenu le 13 décembre par le Parlement du Canada sur les élections en Haïti, tous les partis on exprimé leur appui à ce que le vote frauduleux fasse l’objet d’un second tour d’élection.

Les services d’immigration canadiens refusent près de la moitié des demandeurs haïtiens
Immédiatement après le séisme, la communauté haïtienne et d’autres parties intéressées ont revendiqué à de multiples reprises que le gouvernement canadien traite rapidement les demandes de résidence temporaire ou permanente des victimes du tremblement de terre dont des proches résidaient déjà au Canada. Un programme spécial d’immigration a été mis sur pied à cet effet ; il a pris fin le 31 août.
Le journal Ottawa Citizen rapportait le 10 février que 49 % des 4 800 demandes de résidence permanente avaient été rejetées alors que le pourcentage global d’acceptation des demandes de résidence permanente au Canada en 2009-2010 était de 81 %.
Concernant un autre volet du programme spécial – les visas temporaires – le nombre de ces visas accordés à des Haïtiens a, en fait, baissé à la suite du séisme : de 4 400 en 2009 à 3 100 en 2010.
Un autre programme de réunification a eu beaucoup plus de succès. L’Opération Cigogne a réussi à accélérer l’adoption d’orphelins haïtiens par des parents potentiels au Canada. La plupart de ces parents ne sont pas d’origine haïtienne.
Marjorie Villefranche, de la Maison d’Haïti, un centre communautaire de Montréal, a déclaré au Citizen qu’un pourcentage élevé d’Haïtiens était refusé parce que les fonctionnaires fédéraux font peu de concessions face à la situation en Haïti.
« Ils ont agi comme s’il n’y avait jamais eu de tremblement de terre. (…) Il y a eu un véritable manque d’humanité » dans la façon dont le programme a été géré, accuse-t-elle.
La Presse rapportait le 4 novembre que le gouvernement du Québec avait reçu 8 354 demandes de réunification des familles. De ces demandes, 2 400 ont été acceptées et envoyées à Ottawa pour approbation finale. Seules 18 avaient été approuvées au moment de la publication de l’article.

L’ex-gouverneure générale ne mâche pas ses mots
Parmi les personnes qui ont critiqué l’aide internationale avec le plus de virulence, on retrouve Michaëlle Jean, l’ex-gouverneure générale du Canada, née en Haïti. En novembre dernier, madame Jean a été nommée envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti.
« À mesure que le temps passe, ce qui était au départ un désastre naturel est en train de devenir le reflet scandaleux de la communauté internationale », affirme Michaëlle Jean dans une lettre publique datée du 11 janvier et coécrite avec Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO.
« Les engagements solennels n’ont pas été tenus. Seule une part infime des sommes promises a été versée. Surtout, les retards accumulés laissent la population haïtienne avec de lourds sentiments d'abandon et de frustration. »
La lettre a été publiée dans les principaux journaux, y compris au Canada dans le Globe and Mail.
Michaëlle Jean s’est rendue en Haïti le 12 janvier et a appelé à un changement de politique radical. Ses préoccupations ont été largement reprises par la télévision et les bulletins de nouvelles au cours de sa visite en Haïti. « Il est temps que les sommes d’argent qui ont été promises, que tous ces moyens, commencent à se concrétiser et à apporter des changements, et il faut s’assurer que la population soit impliquée », a-t-elle déclaré à Tom Walters, de CTV.
Les opinions critiques de Michaëlle Jean sont partagées par beaucoup d’autres personnes bien placées pour savoir ce qui se passe. Robert Fox, directeur exécutif d’Oxfam Canada, affirme que la reconstruction massive d’Haïti aurait déjà dû commencer et que le gouvernement et les agences internationales agissent trop lentement et s’enlisent dans la bureaucratie. Dans le Ottawa Citizen du 12 janvier, il écrit que la reconstruction « n’a pas encore commencé ».
À l’occasion du premier anniversaire du séisme, les collègues de Fox à Oxfam États-Unis ont produit un rapport extrêmement critique sur les secours.v
La réaction internationale à l’épidémie de choléra en Haïti a également provoqué beaucoup de critiques. À la fin décembre, Unni Karunakara, président du Conseil international de Médecins sans frontières, a déclaré : « La réponse inadéquate apportée à la lutte contre le choléra en Haïti (…) dresse un réquisitoire accablant contre le système international de l'aide humanitaire dont les
rouages ont été minutieusement huilés au cours des 15 dernières années. »

Une meilleure année en perspective ?
La plupart des hauts fonctionnaires de l’ONU et plusieurs ONG présentent un point de vue bien différent de leur travail. Le 12 janvier, Nigel Fisher, coordonnateur de l’action humanitaire de l’ONU en Haïti, a déclaré à la radio anglaise de Radio-Canada que l’aide et la reconstruction vont aussi bien qu’on pouvait s’y attendre. « J’ai été ici la majeure partie de l’année et j’ai pu voir des changements – des décombres ont été déblayés, des enfants sont de retour à l’école. Notre but était de construire 30 000 abris transitoires au cours de l’année dernière et nous avons dépassé cet objectif.
« L’année dernière, les ressources se sont concentrées en grande partie sur l’aide humanitaire. Les ressources allouées au développement ont été plus lentes à drainer… »
Lorsqu’on lui a demandé quelles étaient ses attentes pour 2011, Fisher a déclaré : « Nous avons besoin d’une meilleure année. » Faisant allusion à la crise électorale, il a jouté : « Nous avons besoin de stabilité politique. Ce qui continue de nous inquiéter, c’est combien de temps la crise actuelle va se poursuivre. »
Fisher et ses collègues du régime d’occupation militaire d’Haïti de la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) ont soutenu les élections frauduleuses tenues le 28 novembre et ont fait la sourde oreille aux multiples appels pour annuler le vote et repartir à zéro à une date ultérieure.
David Morley, président et directeur général de Save The Children Canada, a présenté un point de vue aussi positif. « Je pense que les secours ont très bien fonctionné », a-t-il dit aux auditeurs de l’émission de CBC Cross Country Checkup, le 16 janvier. Il a affirmé que les camps de déplacés internes en Haïti sont « en bonnes conditions ».
« Tous les camps que j’ai visités (…) disposent de soins de santé, les écoles commencent à être mises en place et il y a de l’eau. »
Cela va à l’encontre de rapports provenant de journalistes et d’autres observateurs, tant haïtiens qu’étrangers. Ils font état de conditions très difficiles dans la plupart des camps. L’hygiène publique, l’eau potable, les écoles pour les enfants et les perspectives d’emploi se font rares. La police haïtienne et la police internationale se sont montrées incapables de protéger de la violence sexuelle les femmes qui résident dans ces camps – ou n’ont pas eu la volonté de le faire.
Même si elle se prétend « non politique » dans son travail, la Croix-Rouge canadienne est une autre de ces agences qui soutiennent que le monde fait de son mieux en Haïti.
Il s’agit de l’agence qui reçoit le plus de dons individuels de la part des Canadiennes et Canadiens de même que du « fonds de contrepartie »6 du gouvernement du Canada, quelque 200 millions de dollars au total. Les Sociétés de la Croix-Rouge à travers le monde ont dépensé moins de 25 % du montant de 1,2 milliard de dollars qu’elles ont reçu.7
Quelle est la raison de cette indifférence face à l’urgence de la crise haïtienne ? Nul doute que cette indifférence reflète le point de vue cynique d’Ottawa, de Washington et des capitales alliées : les désirs et les intérêts du peuple haïtien – tels qu’exprimés, par exemple, dans la revendication populaire pour le retour d’exil de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide – peuvent être ignorés en toute impunité. Mais ils sont en train de jouer la même partie qu’ils viennent tout juste de perdre en Égypte, un pays d’une très grande importance stratégique pour eux : l’idée erronée qu’un peuple acculé à des conditions désespérées ne trouvera pas le moyen d’affirmer ses droits et sa dignité.

Le 12 février 2011
Roger Annis est coordinateur du Réseau de solidarité Canada-Haïti et rédacteur de son site web www.canadahaitiaction.ca.

i Les chiffres sur l’aide du Canada à Haïti sont tirés de deux sources : le Bureau de l’envoyé spécial de l’ONU en Haïti et différentes annonces du gouvernement canadien et de l’Agence canadienne de développement international (ACDI).
iv Organisation nationale vouée à la promotion et à la défense des droits garantis par la Constitution des États-Unis et par la Déclaration universelle des droits de l’homme
Programme en vertu duquel le gouvernement du Canada verse un dollar pour chaque dollar versé par une personne
7 Bureau de l’envoyé spécial de l’ONU en Haïti, “Overall Financing: Key Facts,” décembre 2010

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