mardi 6 avril 2010

Ouessant


Photographie: Christine Le Moigne-Simonis

Le soir, lorsque les bénévoles — dont beaucoup étaient sur le pont depuis les premières heures du matin — se mirent enfin à table, il en surprit plus d’un en sortant sa guitare. Un à un, repus et fatigués, les invités s’étaient dissous dans la nuit Ouessantine. Personne ne pouvait en vouloir à personne mais ces braves gens qui, le sourire aux lèvres, avaient œuvré comme des damnés pour que le bien-être de chacun, méritaient mieux que cet abandon. Eux aussi avaient droit à la fête. Eux aussi avaient le droit d’être servis. Enfin, c’est ce que l’on s’était dit sur le stand de Julien et l’on s’était organisé pour. Jean-Louis au service, Julien à la guitare, tout le monde à la plonge, le tour était joué. Le vin aidant, la cause fut très vite entendue : on restait entre zefs !
Le temps de se mettre à l’unisson, et plus personne ne s’étonna de voir l’étendue des connaissances de Julien en matière de chansons de marins. Une véritable encyclopédie ! Il suffisait que quelqu’un lui demande : « Est-ce que tu connais… » et aussitôt, il démarrait. Et toujours la guitare suivait. On aurait dit que la démone, usant de mille sortilèges, s’était liée à ses doigts. Bien fort celui qui réussirait à rompre ce couple uni jusqu’à la démesure. Peut-être eût-il été nécessaire que l’on téléphonât à l’évêché pour qu’il envoie un exorciste ! Mais on voyait mal le chasseur de démons débarquer d’un hélicoptère de la Protection Civile. Alors, faute de prêtre pour la canaliser – il ne fallait pas compter sur Monsieur le Recteur ! Un aumônier de la Royale qui a fait l’Indochine ne s’émeut pas pour si peu ! – la bacchanale marine n’était pas près de s’interrompre. Tout y passa. Les vieilles chansons de la marine à voile, les plus anciens refrains de la marine de commerce, celles la royale, celles des terre-neuvas, des Cap-horniers, celles de Brest-meûme, celles de Recouvrance et même celles du bagne, mais aussi celles des pinardiers de La Rochelle ou de Bordeaux, des flibustiers, des pirates et des corsaires, de l’infanterie de marine – ces marsouins qui avaient taillé un empire à la France – rien ne fut oublié.
— Et hop ! Une bouteille de rhum…
Gast ! À défaut de rhum, le vin coulait à flot, mais personne n’était ivre. Chanter donne soif, mais l’énergie que l’on déploie empêche de rouler sous la table. Tout bon marin doit pouvoir tenir en équilibre sur une barrique, une pinte à la main tout en chantant, et en faisant des gestes pour entraîner la compagnie :

Haul away! Old fellow away!

Non de Dieu, c’était trop ! Une fête comme ça, il n’avait pas dû s’en faire depuis le temps d’avant que Barbara ne pleure sur ce Brest qui n’existait plus. Le chapiteau gonflait sous le tonnerre des voix et bientôt n’y tint plus. Elles s’échappèrent par tous les interstices et coururent se mêler, par-delà les landes et les guérets — Ouessant n’ayant pas d’autre éclairage — aux éclats lumineux de Créach et du Stif.
— Gast ! lança Robert Le Louarn, le chef de cuisine, en s’adressant à l’amiral, voilà ce que j’appelle un zef ! On devrait le faire citoyen d’honneur d’Ouessant !
— Pourquoi d’honneur ! gronda l’amiral. C’est un Ouessantin, un point, c’est tout ! C’est notre Breton noir !
C’était plus qu’un baptême ! Quoi qu'il fasse, à chaque fois qu’il reviendrait sur l’île, et à n’importe quel endroit du monde où il pourrait croiser un Ouessantin, c’est ainsi qu’on le nommerait. À Ouessant, un surnom, qu’il soit gentil et tendre — cela arrive quelques fois — ou féroce et cruel parce que bien observé, il n’est pas un îlien qui n’en possédât pas !
— J’ai eu de la chance en naissant ! ricana gentiment son logeur au petit-déjeuner. Je m’appelle Gouasdoué. Homme de Dieu en Breton. À Ouessant, comme à Molène ou à Sein, nous avons connu de longues périodes ou aucun prêtre, malgré les injonctions de l’évêque de Quimper, n’acceptait de venir. Alors, comme le Breton ne fait rien sans l’aide de Dieu, on s’arrangeait sur place. C’est peut-être ça qui nous est arrivé. En tout cas, depuis, on nous laisse tranquille.
Jean Goasdoué eut un grand rire en me servant un bol de café.
— Allez, beurre-toi une crampouez• dit-il en guise de conclusion.
Goulven Rozmeur n’échappait pas à la coutume. Pendant des lustres, il avait été le patron du canot de sauvetage de l’île ce qui n’était pas rien en ces parages. Cela lui avait valu le respect unanime, l’admiration de ses concitoyens, mais ces manières de loup de mer ne l’exemptaient pas du sobriquet.
— Eh ! Tacoma ! Vient boire un coup ! Gueulaient ses vieux copains installés au Ty Korn, c’est l’heure de la marée !
Tout ça parce que le bougre, dès que l’occasion s’en présentait, se dressait sur sa chaise et entonnait, d’une voix tellement fausse qu’à côté d’elle le cri du goéland passait pour du Tino Rossi :

Pare à virer
Les gars faut arrimer
On s’reposera
Quand on arrivera
Dans le port de Tacoma

Encore Goulven pouvait s’estimer bien loti. Mais Yann Lascoët dit Yann le mesureur ! Déjà qu’il n’était pas certain, comme sa légende sur l’île l’affirmait, qu’il prît la mer chaque nuit pour se rendre à Saint-Michel de Braspart ! Mais prétendre, parce que son mètre de menuisier dépassait en permanence de sa poche, qu’il profitait de ses sorties nocturnes pour vérifier que la distance de la chapelle à un certain rocher sur lequel, paraît-il, le druide en chef s’asseyait, n’avait aucunement varié, voilà, il faut le dire tout net, qui était assez fort de café !
Moins fort cependant que ceux qui prétendaient que son surnom venait de cette fichue manie qu’il avait, à ce qu’on prétendait, de mesurer les morts plutôt deux fois qu’une pour rogner sur le bois du cercueil.
Le pire, c’est que c’était plausible !
Deux autres que la gouaille ouessantine n’épargnait pas : c’étaient Marie TGV et Lénaïck Versailles.
Mais écoutez plutôt.
Marie Provost, comme tous les résidents de l’île, possédait une voiture, à ce point vieille et déglinguée que l’on se demandait comment elle pouvait marcher – une automobile de cet âge ne fonctionne plus, elle marche tant bien que mal ! – Marie Provost se piquait d’exotisme. Voilà pourquoi, à la différence des autres insulaires qui, seule concession au continent, circulaient en Renault, en Citroën ou en Peugeot, notre ouessantine était l’heureuse propriétaire d’une berline japonaise, une Datsun Sunny d’un modèle antédiluvien. Bon, elle était rouillée, pleine de raccords d’adhésif, mais ça, sur l’île, ce n’était jamais que la normalité. Mais la voiture de Marie, entre autres particularités, avait le côté gauche, celui du conducteur, crevé d’une multitude de trous de rouille alignés comme une rafale de mitraillette. Bref, comme dans un film de série B, la voiture de Marie Provost ressemblait à celle d’un mafioso après une embuscade. Comme si cela ne suffisait pas à la distinguer, Marie Provost était une adepte plus que convaincue de la conduite dite sportive. Je n’en dirais pas plus. Fermez les yeux, imprégniez-vous de l’état, de la capacité du réseau routier de l’île, et maintenant : imaginez la suite…Vous comprendrez pourquoi les moutons, les rares vaches et les chevaux, s’éloignaient des murets de pierres sèches lorsque passait moderne Calamity Jane, l’indomptable, que dis-je la triomphante, Marie TGV.
Bien différente, mais dans le fond, tout aussi folle, était l’histoire de Lénaïck Le Meur, épouse de Charles Le Meur, ancien notaire de Quimperlé. Le couple, après la retraite de Monsieur, avait rejoint leur terroir d’origine, Ouessant la mystérieuse. Eux, en tout cas, ne faisaient pas de mystères. Des sous, ils en avaient ! Au point d’acheter la plus belle propriété de l’île, celle que depuis toujours on appelait le château de Gerveur. L’histoire aurait bien pu s’arrêter là. Des riches, même s’il ne fallait pas une main pour les compter, il y en avait toujours eu à Ouessant. Les nouveaux riches, c’était plus rare ; mais alors du calibre des Le Meur, franchement, cela ne s’était jamais vu. Passe encore que Lénaïck se promenât dans l’unique rue de Lampaul en tailleur Channel. Cela faisait sourire mais ça s’arrêtait là. Mais alors, ce qui ne s’était jamais vu — parole de ouessantin —, quand elle voulut clore le château de Gerveur d’une grille en fer forgée peinte en vert profond avec des pointes aristocratiques recouvertes de dorures, l’éclat de rire vola de Lampaul jusqu’au Stif, et du Stif jusqu’à Créach. Ce jour-là, tout Ouessant conduisit Lénaïck Versailles sur les fonds baptismaux.
Allez, ne nous arrêtons pas en si bon chemin et laissez-moi vous raconter les histoires édifiantes de Joss la Fleur et de Jobic Distribil. Tous deux étaient nés avec de bons et solides noms bretons : Joss Le Her et Jobic Caradec. Avec de tels patronymes, en ce temps-là, une carrière dans la Royale vous était assurée. Alors, dites-moi pourquoi, son service militaire accompli, il prit fantaisie à Joss Le Her, au lieu de s’engager dans la marine ou pour la pêche comme l’avaient fait avant lui son père et son grand-père, de s’établir fleuriste à Lampaul, juste en face de l’église ? Vous savez, à Ouessant, les fleurs, à part les enterrements…L’échec était couru d’avance. La boutique ferma mais Joss Le Her, que vous pouvez croiser tous les soirs au Ty Korn, vindicatif comme un cap-hornier conscient de son importance et du respect qui lui est dû, était devenu, pour l’éternité ouessantine, La Fleur. Lui-même, malgré son air rogue, son bonnet de marin et le suroît qu’il ne quittait pour ainsi dire jamais, était contraint de s’y plier. Joss La Fleur il était, Joss La Fleur il resterait.
Jobic Caradec était quant à lui l’enfant bénit des dieux. Jamais il n’avait travaillé et il ne comptait pas s’y mettre. Il vivait sous une coque renversée, calfeutrée comme une niche d’écureuil, et ça lui suffisait. Pour vivre, il rendait des services qu’il facturait aux plus hauts cours et personne ne discutait ses tarifs. Neuf cents euros pour remonter un mur, racontait Goasdoué, à ce tarif-là, on se demande bien combien coûterait une maison entière ! Bref, jamais lavé, jamais peigné, divaguant volontiers, très porté, non sur le vin, mais sur ces liquides affreux tirant tout à la fois sur le vinaigre et le médicament que, faute de mieux nous appellerons vinasse – piquette serait un mot trop doux –. Un jour, Jobic Caradec était parti en distribil, et comme il n’en était jamais revenu, il était devenu Jobic Distribil.
Des sobriquets comme ceux-là, il y en avait des centaines et des centaines. Normal, l’hiver, lorsqu’il n’y a plus que les résidents, les ouessantins sont à peu près huit cents !

José Le Moigne
La gare
© Editions Gonella
à paraître

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