lundi 25 janvier 2010

Danielle Oppliger: «Si vous saviez, c'est un pays fini»


Danielle Oppliger, fondatrice de l'Ecole genevoise en Haïti, est revenue de l'île sinistrée vendredi. Elle raconte au «Matin» l'horreur d'un pays en détresse

Vendredi, elle est revenue d'un endroit qui semble avoir été oublié de Dieu. Elle s'est posée à l'aéroport de Genève-Cointrin à 13h05 après avoir passé une semaine au milieu de plus de 150'000 cadavres, 190'000 blessés ou mutilés et 55?000 familles sinistrées.

Haïti. Lorsqu'elle prononce ce nom, Danielle Oppliger n'arrive plus à contenir ses larmes. «Excusez-moi, je suis à bout de forces. Si vous saviez, c'est un pays fini. Il n'y a plus rien. A Petit-Goâve par exemple, le maire est tout seul, c'est la catastrophe.» Cette Haïtienne est aussi Genevoise d'adoption. Elle est arrivée en Suisse en 1978. Elle vit actuellement à Chêne-Bougeries. C'est également la première femme noire à avoir été élue au Grand Conseil de Genève, où elle a siégé de 1993 à 2001 au sein de la formation Solidarités.

«il faisait beau et doux»
Elle était dans l'île lorsque le séisme a éclaté le 12 janvier dernier peu avant 17h (heure locale). Le jour qui a suivi le séisme, elle avait d'ailleurs témoigné par téléphone pour «Le Matin» du 14 janvier. «J'y vais chaque année car j'ai fondé là-bas, en 1996, l'Ecole genevoise.» C'est un établissement qui accueille des enfants de milieux défavorisés à Frères, dans la commune de Pétionville, en banlieue de Port-au-Prince. «L'école est inutilisable. Les murs sont pour la plupart tombés ou ils sont fissurés. Mais les 20?enfants de 3 à 6 ans scolarisés sont sains et saufs, c'est un miracle.»

Danielle Oppliger raconte au «Matin», qui est venu l'accueillir à sa descente d'avion, les heures qui ont précédé la catastrophe. «Rien ne laissait présager ça. Dire que le pays commençait timidement à se relever. Il faisait doux et beau ce jour-là. Avec les enfants, je faisais des rondes dans la cour, on chantait des comptines. Ensuite vers 14h, j'ai assisté à une réunion de parents. Puis une amie ministre m'a envoyé son chauffeur pour que j'aille faire des courses pour l'école. J'avais du matériel et de la nourriture à acheter.»

Un pain à la main
L'Haïtiano-Suissesse était dans un supermarché lorsque tout a tremblé. «Le chauffeur m'attendait dehors. J'avais un gros pain tranché à la main et soudain tout est devenu noir. Et on ne tenait plus debout. Je ne sais pas comment j'ai réussi à sortir de là. Dehors, les motos tombaient, les bâtiments s'écroulaient. Je suis partie au hasard, en oubliant complètement qu'un chauffeur m'attendait. Je suis revenue sur mes pas et avec lui on a tenté de rejoindre l'école. Il y avait des accidents partout.» Danielle Oppliger s'inquiétait pour les enfants et voulait leur porter secours. «Je suis infirmière, spécialiste clinique. Je travaille à la coordination des soins de la direction des ressources humaines des Soins à domicile de Genève.»

Les enfants hurlaient de peur, c'était la panique générale, personne ne savait vraiment quoi faire. «Et ça tremblait par intermittence. Toutes les deux heures, il y avait une secousse.» La nuit a été remplie d'angoisse. «Toutes les places de la ville se sont transformées en gigantesques dortoirs à l'air libre. Grâce à Dieu, il n'a pas plu. A l'Ecole genevoise, on a dormi dans la cour, sur des bouts de cartons. Le ciel est resté noir et chargé de poussières toute la nuit.»

Des morts par camions
Puis le jour s'est levé sur la désolation. «Au cimetière, pour finir, ils amenaient les morts par camions entiers et ils leur mettaient le feu. Alors ça me désole lorsque je vois des sites Internet qui proposent d'inscrire le nom d'un proche pour essayer de le retrouver. Il ne faut pas que les gens croient trop à ça. Il n'y a plus de noms, il n'y a que des tas de cadavres auxquels on met le feu. Et j'ai vu des blessés qui attendaient avec de multiples fractures et dont les jambes avaient triplé de volume.»

Danielle Oppliger s'est vite mise en contact avec les secours suisses. «Là, je tire mon chapeau aux services de Micheline Calmy-Rey. Ils font un travail fantastique. Et ils sont sur le terrain, ils organisent les secours, pas comme les militaires américains qui portent juste leur fusil en patrouillant!»

Du 12 au 20 janvier, elle a passé toutes ses nuits dehors: «On avait trop peur. Je restais tout habillée et je n'enlevais même pas mes chaussures. On dormait mal car on entendait tirer toute la nuit. On ne savait pas exactement d'où ces coups de feu provenaient. Sans doute des pillards.»

Depuis la tragédie, le pays doit faire face à des actes de brigandage sauvages. «Il n'y a plus d'essence ou alors elle est revendue clandestinement à des prix exorbitants. J'ai pu compter sur la présence d'un agent de sécurité, Kenon Sirone, qui nous a aidés. Et sur ma famille, mes amis, mes collègues de travail et mes compatriotes en Suisse. Je savais qu'ils pensaient à moi et au sort d'Haïti. C'est tellement important, je les remercie. C'est grâce à eux que j'ai eu la force de tenir.»

Complètement épuisée
De retour à Genève, Danielle Oppliger a retrouvé ses filles, Danitza et Hannelore, ainsi que son mari, Hans. Ce dernier est soulagé: «Avec une destruction de cette ampleur, je ne dormais plus et j'étais bien content d'avoir des nouvelles, même au compte-gouttes. C'est un miracle. Je sais qu'elle est coriace, mais là, Danielle est épuisée.»

Laquelle confirme: «Je n'attends plus que dormir, car j'ai oublié ce que c'était. Et prendre une douche. Après, je vais me battre pour trouver de l'argent pour reconstruire l'Ecole genevoise. J'ai pu retarder mon départ d'Haïti même si le consulat voulait que je rentre plus tôt en Suisse.» Elle marque une pause. Elle essuie une larme: «Mais je culpabilise de les avoir laissés comme ça.»


Stéphane Berney - le 24 janvier
Le Matin

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