jeudi 28 janvier 2010

Haïti, Année Zéro


Depuis dix jours déjà, la presse internationale regorge de larmes et d’opinions sur le tremblement de terre en Haïti. Avant de recevoir de la compassion, nous voulons être entendu. Nous, intellectuels Haïtiens et chercheurs, alors que nos maisons et nos vies sont en ruines, tentons de faire entendre nos voix par-delà les clameurs des journalistes, des « experts » et officiels de tous pays. Cela est d’autant plus important que le futur d’Haïti va se décider dans les jours et les semaines qui viennent. Nous voulons, sans tabous, faire une évaluation des problèmes auxquels Haïti fait face et surtout proposer une voie nouvelle pour reconstruite la capitale et l’Etat.

Les pertes en vies humaines et les dégâts matériels sont considérables. Aucune famille, aucune rue, aucune institution n’a été épargnée. Cette catastrophe avait pourtant été annoncée. Plusieurs scientifiques, il y a un an environ, avaient averti de se préparer pour un tremblement de terre d’une magnitude 7.2 au moins, et avaient proposé des mesures à faible coût financier (Le Matin, 25 septembre 2008). Les autorités les ont ignorés. Aucun écolier haïtien n’avait appris, contrairement à ceux des Bouches-du-Rhône, par exemple, à se cacher immédiatement sous son bureau ou sous l’ossature d’une porte. Le désastre a laissé les autorités absolument sans aucune réaction. Les très onéreuses initiatives financées par la communauté internationale ces dernières années pour la prévention et les réponses aux désastres naturels n’ont dès lors produit aucun effet. Les milliards de dollars dépensés pour la construction d’infrastructures depuis quinze ans ont eu peu de résultats positifs.

Au-delà des discours sur l’inévitabilité des catastrophes naturelles et des appels à la générosité, nous devons tirer les conclusions de quinze années d’aide internationale massive, des efforts consentis après les cyclones de 2004 et 2008, et des 600 millions de dollars par an de la mission des Nations Unies en Haïti, ou alors l’aide qui arrive aujourd’hui sera à nouveau avalée par un gigantesque trou noir d’inertie, de corruption et d’incompétence. Refaire les mêmes projets, avec les mêmes idées et les mêmes méthodes sera un échec garanti. Les erreurs persistantes ne peuvent pas rester impunies, et les responsabilités jamais prises pour des résultats jamais obtenus. Une charité mal pensée et mal conduite ne produira aucun des résultats attendus par la générosité de l’étranger et la bonne volonté des Haïtiens.

Ce qui restait de l’Etat haïtien s’est effondré avec la capitale haïtienne. La disparition des bâtiments publics symboliques de l’Etat (palais national, palais législatif et palais de justice), où nous avons perdu amis, parents et tellement de personnes qualifiées, en est la métaphore. Le processus de destruction de l’Etat, commencé il y a cinquante ans, est arrivé à son terme. Il faut admettre cette réalité si nous voulons avancer.

La population a constaté l’impossibilité totale des responsables à la rassurer, à apporter les premières réponses à son désarroi et à coordonner l’aide internationale. Un président désemparé, apeuré, déconnecté a été incapable, une nouvelle fois, de s’adresser à son peuple, si ce n’est pour se plaindre que lui aussi était sans toit. Aucun d’entre nous, comme la plupart des Haïtiens, n’a été le moins du monde surpris par l’absence d’un Etat mort il y a longtemps. Dans ces conditions, personne ne doit prétendre qu’il existe encore des institutions nationales qui ont survécu à la catastrophe et qui sont capables de travailler dans un cadre normal de fonctionnement. Nous craignons même que les officiels haïtiens se positionnent pour demeurer au-delà d’un mandat qui expire en décembre, sous le prétexte des difficultés du pays et de la « stabilité politique ».

Une première étape est, sans aucun doute possible, la création d’un état-major de liaison entre la communauté internationale et la communauté nationale, une sorte de comité de salut public qui redonnera aux Haïtiens confiance en eux-mêmes et les mettra au travail. Cet état-major devra être composé pour moitié des pays responsables et les plus impliqués, de l’autre d’Haïtiens investis de la plus haute autorité. Surtout, cet état-major devrait être complètement intégré pour ne pas avoir les étrangers et leurs projets d’un côté et des ministres mal préparés de l’autre. Le temps est terminé où les gouvernements étrangers pouvaient se cacher derrière les Nations Unies ou dire « voilà l’argent, maintenant ce n’est plus notre affaire ».

Depuis six ans maintenant, les arrangements entre un Etat démissionnaire qui fournissait la légitimité et des organisations multilatérales sans vision qui apportaient l’argent et prenaient les décisions, ont lamentablement échoué. La tête de cet état-major, et l’interlocuteur des Haïtiens, ne peut être que les Etats-Unis ou la France, car, depuis quinze années maintenant, le leadership des initiatives multilatérales par les pays Caraïbes ou Latino-américains n’ont pas marché. Seuls des grands pays dotés de volonté, de vision et de moyens peuvent répondre à leurs obligations sur le long terme. Ce pays ne peut plus se permettre d’être le laboratoire d’ambitions de pouvoirs régionaux dont le rôle, ces dernières années, a été, pour dire le moins, superfétatoire. L’opinion internationale doit savoir que, aux yeux du peuple haïtien, les Nations Unies sont aussi discréditées que le président haïtien. Si l’ONU jouit d’un crédit dans le monde entier, cela fait longtemps que ce n’est plus le cas dans notre pays. Les Haïtiens ont également le droit de savoir pourquoi donc les 7.000 Casques Bleus présent en Haïti sont restés sur leurs bases dans les six jours qui ont suivis le séisme; 14.000 bras qui sont restés croisés alors que les pillards prenaient la ville et que les victimes tentaient de sortir les leurs des décombres. Comment ce fait, constatée par deux millions d’Haïtiens n’a été reporté par personne ? Si l’ONU veut continuer à jouer un rôle, elle devra le faire sous l’autorité de cet état-major. On devra alors se focaliser sur les infrastructures et l’éducation, dans le cadre de l’aménagement du territoire. Sans cet état-major, dans dix ans à nouveau, tout le monde se demandera où les milliards sont passés. Sans cet état-major, le peuple haïtien ne retrouvera aucune confiance en lui-même.


Michèle Oriol, sociologue (Université d’Etat d’Haïti)
Daniel Supplice, sociologue (Université d’Etat d’Haïti)
Michel Soukar, historien (Université d’Etat d’Haïti)
Erick Balthazar, historien (Université d’Etat d’Haïti)
Jean-Philippe Belleau (à l’Université Harvard, aux Etats-Unis)

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