mardi 26 janvier 2010

D’Ayiti en Haïti, le lourd passif colonial


Michel Desgagnés. Pardonnez au documentariste que je suis d’en avoir plein le c… d’entendre les journalistes de chez nous répéter ad nauseam qu’Haïti est la première République noire de l’Histoire comme si le fait d’être noir constitue une sorte de handicap face au pouvoir. Franchement, combien de royaumes africains, combien de civilisations et de cultures brillantes ont pris racines en terre d’Afrique avant que les empires coloniaux d’Occident y fassent main basse et détruisent un grand nombre d’entre elles ? Non, la vraie et la plus grande contribution de la République d’Haïti à l’Histoire universelle est le fait qu’elle soit la première république d’esclaves affranchis, et cela en fait un pays essentiel dans la mémoire de l’Humanité. J’ai profité de la réunion des pays donateurs à Montréal pour rédiger ce texte.


Pour la première fois dans l’histoire de la République d’Haïti (1804), les grilles du Palais national s’ouvrirent à tous. C’était un dimanche de février 1991. Un soleil de printemps tropical arrosait le jardin présidentiel. Les familles étaient venues par milliers de Canapé Vert, de Carrefour, de Cité Soleil, de tous les coins de Port-au-Prince. Toutes endimanchées, si fières, des Anciens jusqu’aux derniers rejetons. On se serait cru à une grande noce antillaise, une sorte de mariage entre le peuple et son 40e président, assermenté la veille devant les parlementaires. Le nom de Titid était sur toutes les lèvres. Le père Jean-Bertrand Aristide avait obtenu plus de 80 % des suffrages aux élections présidentielles de 1990. La masse populaire comme un torrent qui dévale les collines mettait tous ses espoirs sur les épaules d’un jeune prêtre des bidonvilles, cible de quelques attentats et dont le discours et les actions étaient inspirés par la théologie de la libération. Rappelons qu’après son élection, le cardinal Joseph Ratzinger (Benoît XVI), général de l’orthodoxie sous Jean-Paul 11, sommait Aristide de se démettre ou de quitter le sacerdoce. À cette époque, Ratzinger avait obtenu la tête de Leonardo Boff et de Jaime Gutierrez, deux autres grands théologiens de la libération en Amérique latine. Le Vatican se permettait ainsi de fragiliser aux yeux d’une population très pieuse la légitimité du nouveau président.

Dans un long entretien que nous avions eu avant son assermentation, le président élu nous avait parlé d’alphabétisation (80% d’analphabètes), de santé publique (espérance de vie de 44 ans), d’agriculture (la malnutrition endémique) et de l’armée (est-ce bien nécessaire ?). «La démocratie à un prix, disait-il, pour s’affranchir pleinement, le citoyen doit savoir lire et écrire et pour être en santé, il faut bien se nourrir».

Pour prendre la mesure de sa légitimité aux yeux du peuple, dans les semaines qui ont précédé l’investiture du nouveau président, les gens de Port-au-Prince, qu’ils soient du centre de la ville où des dizaines de bidonvilles qui l’entoure, avaient sorti la serpillère, le balai, le désinfectant. Ils avaient littéralement fait le grand ménage de la ville pour accueillir Titid. Tout cet espoir s’est effondré sept mois plus tard par un putsch militaire mené par le général Raoul Cédras sans que la communauté internationale s’en émeuve outre mesure.

De cataclysmes politiques en cataclysmes naturels, ce peuple qui a donné à l’Humanité sa première république d’esclaves affranchis a subi son lot d’épreuves et le séisme du 12 janvier dernier ne nous donne pas le droit à nous journalistes ou citoyens du Nord, de porter un jugement sur la capacité ou non du peuple de se gouverner. D’ailleurs l’expression –première république noire- abondamment utilisée par les journalistes d’ici témoigne d’une condescendance qui frise le racisme. Le fait historique universel du peuple haïtien n’a rien à voir avec la couleur mais bien de s’être libéré des chaînes de l’esclavage. Aux yeux de l’Europe et de l’Amérique esclavagistes, la révolution haïtienne était en quelque sorte la révolution cubaine du 20e siècle, un précédent dangereux qui remettait en cause l’économie abjecte des plantations tout comme Castro remettra en cause le capitalisme prédateur d’une petite caste sur la masse.

L’Histoire nous invite donc à plus d’humilité. Vivaient sur cette partie de l’île nommée Hispaniola par Christophe Colomb en 1492, un demi-million d’indiens Thaïnos. Ils appelaient leur pays, Ayiti (pays de montagnes). Un siècle plus tard, les génocidaires espagnols auront éliminé la quasi-totalité des indigènes. En 1670, Ayiti est cédé à la France. Pour remplacer les indigènes, les colons français font venir des dizaines de milliers d’esclaves africains et leur font vivre sous le régime du sinistre Code Noir, l’enfer dans les champs de coton et de canne à sucre. Les révoltes sont nombreuses et plusieurs esclaves trouvent refuge loin dans les montagnes. Il faudra attendre la Révolution française (1789) et la Déclaration des droits du citoyen qui abolit le code noir pour relancer la lutte pour la liberté. Mais c’était sans compter sur la soif d’empire colonial de Napoléon Bonaparte qui rétablit l’esclavage en 1799 et envoi des dizaines de milliers de soldats pour mater les rebelles haïtiens. Ce cataclysme humain va durer jusqu’à la capitulation des Français et la proclamation de la République d’Haïti le premier janvier 1804. La France exige 150 millions de francs or aux Haïtiens qui vont prendre 60 ans à payer cette dette odieuse de l’indépendance. Quant aux Américains, ils attendront plus d’un demi-siècle avant de reconnaître Haïti craignant sans doute que ce pays anti-esclavagiste contamine les millions d’esclaves de l’Oncle Sam. Cette reconnaissance n’empêchera pas l’armée américaine d’occuper Haïti pendant 20 ans au début du vingtième siècle pour protéger les intérêts des capitalistes américains installés sur l’île et y installer une base navale.

Aujourd’hui, la dette du pays le plus pauvre des Amériques atteint près d’un milliard de dollars. Une part importante de celle-ci représente une dette odieuse résultant de la prévarication du régime duvaliériste (Papa doc et Bébé doc) supporté durant plusieurs décennies par les pays occidentaux. Une autre partie de la dette est attribuable à l’aide liée qui profite essentiellement aux pays donateurs comme par exemple l’embauche d’experts du Nord pour conseiller le gouvernement haïtien à privatiser son économie.

Il me semblait important de mettre en contexte ces éléments historiques au moment où les pays donateurs se penchent sur la reconstruction d’Haïti. Effacer la dette externe d’Haïti et favoriser la décentralisation des institutions est sans doute un bon point de départ mais avant tout, les pays donateurs doivent dépasser le théâtre humanitaire et respecter la souveraineté haïtienne. Seul le peuple haïtien peut donner une forte légitimité aux institutions démocratiques de leur pays et cela passe par une participation massive des citoyens aux élections présidentielles et législatives.

Heureusement pour les Haïtiens, le FMI et la Banque mondiale ont pris leur distance face à l’ultralibéralisme et au sinistre –consensus de Washington-

Michel Desgagné
Producteur et réalisateur du documentaire sur l’avènement de Jean-Bertrand Aristide à la présidence de son pays, en février 1991, Le jour un d’un prêtre-président.


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