dimanche 4 avril 2010

Nantes


Cette année-là Nantes était en mal de repentance. On jetait des couronnes dans la Loire à la mémoire des esclaves dont le martyre avait fait la richesse de la ville. Au château des ducs de Bretagne, la municipalité avait promu une exposition intitulée « Les anneaux de la mémoire ». Quelle ironie pour nous qui, pendant des siècles, avions connu l’horrible collier de servitude.

Norbert Nubul aimait cette ville dont-il appréciait la douceur de vivre ce qui ne signifiait pas, pour autant, qu’il s’en laissait conter ! Il lui suffisait de lever les yeux sur les façades hautaines des hôtels particuliers de l’île Feydau où résidaient encore les descendants des familles négrières pour être presque certain de voir, derrière les hautes fenêtres décorées de macarons figurant des «sauvages », les faces hilares et un brin dédaigneuses des petits-fils des anciens affréteurs.
Ces gens-là, confits dans leur fortune, se fichaient bien de repentance. Leur seul souci, un siècle et demi après l’abolition, était de défendre bec et ongles l’odieux trafic sur lequel s’appuyait leur puissance bourgeoise. Après tout, affirmaient-ils sur un ton qui n’admettait pas de remontrances, qui pourrait contester que nos pères et leur négoce firent la fortune, envier de tous, du royaume de France ! Parlez en si vous les rencontrez dans l’autre monde à Messieurs Richelieu, Mazarin, Colbert, Louvois ! N’ont-ils pas, non plus, apporté la civilisation, la religion, à des peuples qui sans cela seraient restés à l’état de nature ? Des peuples qui aujourd’hui sont si fiers de se dirent français !

Si le sujet n’était si grave autant de mauvaise foi aurait, vraiment, de quoi vous faire sourire !

Tenez, c’est comme tous ces blancs à particules qui, en mal d’ancêtres antillais, polluent, Norbert pouvait en témoigner, toutes les recherches sur l’Internet ! Tout est relatif, mais, quand même ! Comme s’il y avait quelque fierté à descendre d’un marchand d’esclaves !

Norbert s’approcha du rivage.
Quai de La Fosse, l’air vibrait encore de l’agitation qui présidait naguère au départ des bateaux négriers. Il suffisait de prêter attention pour entendre comme autrefois la scie du charpentier, le roulement des barriques sur le pavé un peu mouillé, le grincement des poulies et des agrès, le craquement caractéristique des coques au repos. L’argot des matelots, leurs rires désaccordés, l’écho de leurs combats pour les yeux d’une belle, sonnaient de tripots en tripots jusqu’aux voiles carguées bien sagement autour des vergues. Dernière nuit de terriens, derniers débords, derniers amusements et dernières insouciances ! Demain, dès avant la marée, on verrait accourir les bons bourgeois qui, pour rien au monde, n’auraient manqué l’appareillage du négrier sur lequel la plupart avaient souscrit des parts.
Alors — comme aux jours de tempête l’océan remonte vers la terre ses mystères profonds —, Norbert senti remonter lui l’histoire de Djembé, l’ancêtre totémique de la famille, qu’aux temps de son enfance, là-bas dans sa lointaine Martinique, Man Juliette-Alphonsine lui avait maintes fois racontée. Pawol remgran-manman sé pawol lévangil ! Il l’avait écoutée avec toute l’attention quelle méritait, mais, depuis, la vie passant, il l’avait oubliée comme on enfouie en soi les histoires de fées ; à cette différence près que ses contes de fées, à lui, ne commençaient jamais par : « Il était une fois, dans un pays lointain, une princesse qui … », mais, plus prosaïquement, et bien moins gentiment, par : « En ce printemps 1743, la Marie-Caroline, capitaine Jean-Marie Le Pelletier, s’apprêtaient à partir pour l’Afrique … »
La Marie-Caroline était un brigantin racé comme un cheval de course. Ses lignes fines et ses mats effilés lui permettaient d’assurer sans efforts — malgré ses deux cents tonneaux de jauge —, l’allure qu’exigeait une navigation où les passagers seraient en surnombre et les provisions resserrées à l’étroit. Le charpentier et son équipe avaient bien travaillé. L’entrepont, qui n’atteignait pas 1,50 mètre de hauteur — ce qui ne permettrait pas, à moins d’être de très petite taille, de se tenir debout —, avait été divisé en deux afin de doubler le nombre de châlits destinés aux captifs. Ainsi rationné, l’espace ne laissait aux esclaves qu’une surface de 1,75 mètre de long et 40 à 50 centimètres de large.
Même dans un cercueil, on était moins à l’étroit !


© José Le Moigne
Tiré chenn-la an tèt an mwen, ou l’esclavage raconté à la radio
Ibis Rouge éditions
http://www.ibisrouge.fr
20 euros

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