dimanche 11 mars 2012

«Un chercheur belge censuré par le lobby du Conseil national syrien»



PIERRE PICCININ A ÉTÉ L’UN DES TOUT PREMIERS OBSERVATEURS ÉTRANGERS À ENTRER EN SYRIE. PAR SON TRAVAIL DE TERRAIN, DEPUIS LE DÉBUT DES ÉVÉNEMENTS, IL PROPOSE UNE VISION À CONTRE-COURANT DE LA VISION DES «JOURNALISTES ASSIS», DEVENANT AINSI UNE VÉRITABLE SOURCE D’INFORMATION ALTERNATIVE AUX MÉDIAS FRANÇAIS. OR, LE POLITOLOGUE BELGE VIENT D’ÊTRE RADIÉ DU CERCLE DES CHERCHEURS SUR LE MOYEN-ORIENT (CCMO).

La Nouvelle République : Pierre Piccinin, qu'est-ce que c’est le CCMO, exactement ? Et qu'attendiez-vous d'un tel cercle de chercheurs ? Pierre Piccinin : Le Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient a été mis sur pied à l’initiative de son président, Sébastien Boussois, jeune docteur en sciences politiques. Son but était de constituer un outil performant, pour, dans un premier temps, permettre d’aider les jeunes chercheurs à trouver leur marques ; mais à terme, le but était de créer un think tank sur le Monde arabe, un centre de recherche indépendant et sans tabou. C’est du moins ainsi qu’il m’avait été présenté. Ces deux aspects m’intéressaient : l’idéal de la jeunesse, avec l’espoir d’y trouver un franc-parler et une réelle indépendance, et cette ambition d’en faire «le» think tank sur le Moyen-Orient, comme me l’avait confié son président. Donc, lorsque l’on m’a proposé d’y adhérer, puis demandé d’entrer dans le conseil d’administration, j’ai répondu présent. Je constate, hélas, que, en matière de tabou et d’indépendance, ma crainte s’est rapidement confirmée : la plupart des membres du CCMO, à commencer par le bureau directeur, se comportent en arrivistes rompus aux compromissions et utilisent cette structure pour promouvoir leur carrière. C’est de bonne guerre : la plupart des jeunes membres de ce cercle ont une carrière à faire et doivent donner des gages; mais c’est dommage. Ce qui a d’ailleurs entraîné la démission de plusieurs chercheurs déjà, assez déçus par cette attitude. Et en matière de compétence, de think tank, le CCMO, à peine créé, rejoint le troupeau des organisations de ce genre qui, comme me le disait tout récemment Moncef Marzouki, n’ont jamais rien compris au Monde arabe et n’y comprendront jamais rien, car elles s’enferment dans des grilles de lecture préfabriquées par l’Occident, politiquement correctes surtout, et refusent toute remise en question. Le CCMO est une structure assez récente. Elle n’est pas très connue et, en fin de compte, ma radiation par ce groupe n’a en soi que peu d’importance. Ce qui est proprement effarant, par contre, c’est la manière dont les choses se sont passées et, surtout, les motivations des membres administrateurs de ce cercle. Quelles sont ces motivations et quel est le conflit qui vous oppose au CCMO (et à quels membres) ? Personnellement, je n’ai jamais eu de conflit avec le CCMO, jusqu’à ce que je me rende une première fois en Syrie, en juillet 2011, et que je témoigne de la réalité du terrain : une opposition minoritaire, fragmentée, aux objectifs différents, parfois violente et armée ; et un pays pas du tout à feu et à sang, généralement très calme, dans les grandes villes notamment, où une large partie de la population soutient le gouvernement, fût-ce par défaut. J’ai aussi rapporté le fait que j’avais pu me déplacer tout à fait librement et me rendre partout où je l’avais voulu. C’est alors que le vice-président du CCMO, Jean-Baptiste Beauchard, jeune doctorant, attaché à l’Institut de recherche stratégique de l'École militaire (ceci permettant peut-être de comprendre cela, en France particulièrement), s’est déchaîné à mon encontre, m’accusant à mi-mots d’être un suppôt du régime. Sa réaction, épidermique, est due – je suppose – aux faits que, d’une part, mes observations contredisaient tout ce que lui et son père, le professeur Jacques Beauchard, professeur émérite de l'université Paris XII, écrivaient et racontaient sur la Syrie, et, d’autre part, que, moi, je l’ai fait : j’y étais, pas eux (c’est triste à dire, mais le fait que j’ai couvert tous les terrains du «Printemps arabe», exception faite du Bahreïn, a suscité assez bien de jalousie de la part de plusieurs collègues). Les articles que j’ai publiés à la suite de mes séjours en Syrie ont continué de m’attirer des inimitiés, et celle, notamment, du journaliste belge Baudouin Loos, qui fait la pluie et le beau temps au quotidien Le Soir, concernant tout ce qui a trait au Moyen-Orient, et a choisi une ligne éditoriale des plus simplistes concernant la Syrie. Au CCMO, on m’a expliqué que Baudouin Loos avait menacé de mettre un terme à la collaboration entre le CCMO et Le Soir, dans le cadre de l’organisation d’une conférence, vu que j’étais membre de ce cercle. On m’a fait comprendre que je devenais un problème et qu’il me fallait rentrer dans le rang ou quitter le cercle. A tout le moins me mettre un peu à l’écart du conseil d’administration, ce que j’ai accepté en donnant ma démission (et ce qui a ensuite été utilisé contre moi : on a justifié la procédure disciplinaire, notamment, au motif que je savais que mes écrits nuisaient au CCMO, puisque j’avais accepté de me mettre en retrait du CA - sic). Ensuite, il y a eu les pressions de Salam Kawakibi, chercheur à l’université d’Amsterdam et sympathisant déclaré du Conseil national syrien. Je ne le connaissais pas et l’ai rencontré pour la première fois à Bruxelles, à l’Institut royal pour les relations internationales (l’Institut Egmont), lors d’un séminaire : lorsque j’ai fait part de mon expérience en Syrie, il a éclaté, est devenu proprement odieux, et aucun débat scientifique n’a plus été possible ; l’esclandre a mis tous les participants mal à l’aise. J’ignorais qu’il était membre d’honneur du CCMO, qui m’en a informé, en m’apprenant aussi que Kawakibi avait menacé de démissionner du cercle si je n’en étais pas éjecté, imité en cela par Bassma Kodmani, directrice de l’Arab Reform Initiative et porte-parole du CNS en France, également membre d’honneur du CCMO. Et à ma connaissance, il y a encore eu la réaction d’un autre membre du bureau directeur du CCMO, Julien Salingue, doctorant à l’université de Paris VIII. Pour moi, il est devenu le parfait exemple de cette bienpensance bobo : d’un côté, il s’insurge – et avec raison - contre les sionistes qui font déprogrammer un colloque sur l’apartheid israélien en Palestine, qu’il avait tenté d’organiser dans son université, et crie à l’atteinte à la liberté d’expression et de recherche, et, d’un autre, cela ne le gêne absolument pas de m’exclure et de me censurer sur le dossier syrien. Salingue m’a écrit pour justifier sa position : il trouve intolérable qu’un de mes articles sur la Syrie ait été reproduit sur le site pro-Assad InfoSyrie et estime que «cela donne à réfléchir»; mais qu’y puis-je et en quoi suis-je responsable ? Je n’ai fait que décrire ce que j’avais observé sur le terrain et tirer les conclusions qui s’imposaient. Si le ministère de l’Information syrien reprend le papier, ce n’est pas de mon ressort. Mais des entretiens que j’ai eus au sein du CCMO, je retiens que ce sont surtout les menaces de Kawakibi et Kodmani qui auraient pesé dans la balance. Je n’ai par ailleurs eu aucun contact avec les autres membres du CA, et je ne connais pas certains d’entre eux ; qui ne me connaissent pas non plus et avec lesquels je n’ai jamais eu l’occasion de débattre de mes observations en Syrie. Je suppose donc qu’ils ont gentiment voté mon exclusion pour, eux aussi, montrer patte blanche et ménager leurs arrières… Le plus effarant, dans cette histoire, en effet, c’est qu’il n’y a jamais eu débat. Je n’ai même pas été entendu : le bureau m’a convoqué à trois reprises, mais chaque fois à une date où le président et le vice-président savaient fort bien que j’étais en Libye et en Tunisie (pour revoir Moncef Marzouki après son élection), puis en Syrie et, enfin, au Yémen, à l’occasion des élections. Et, là, le bureau a décidé de m’exclure, tout d’un coup, ajoutant aux motifs précédemment mentionnés le fait que je refusais de me présenter pour m’expliquer, et ce, alors que je leur avais annoncé que je serais à Paris début avril et que nous avions convenu de nous y rencontrer. lll Ils ont été jusqu’à retirer du site du CCMO mes articles, qu’ils y avaient publiés après aval du comité de lecture pourtant. Je n’existe plus : mon nom a été martelé, effacé ; mes écrits sont censurés, c’est la mise à l’index. Bref, concernant la Syrie, ils donnent les gages qu’on attend d’eux… Surtout dans la France sarkozienne, dont le gouvernement soutient les rebelles, y compris des mouvements salafistes pas très sympathiques et sûrement pas démocratiques. Car en fin de compte, le CCMO, qui se voulait international, demeure très franco-français et vu le climat de terreur qui règne dans les universités sur certains thèmes, on peut les comprendre… Mais c’est en cela que cette affaire devient sérieuse, car symptomatique d’une réalité oppressante qui grève la recherche et empêche la bonne compréhension, en l’occurrence, du conflit syrien. Quelle est la «version officielle» ? Elle ne diffère pas de ce que je viens de dire ; et c’est précisément ce qui est interpellant. Le courrier que j’ai reçu me signifiant mon exclusion, à ma grande surprise (alors que je pensais rencontrer le bureau en avril, comme je l’ai dit), est très clair : « La polémique suscitée par vos écrits et le discrédit qu’ils jettent sur la renommée de notre cercle (…) sont constitutifs d’un motif grave en faveur de votre exclusion.» Comme je le disais, il n’y a même pas débat ; on ne cherche même pas à savoir si mon travail de recherche est honorable ou non et si mes conclusions sont fondées ou non. Aucun débat scientifique. Je suis exclu parce que les observations de terrain que j’ai publiées ne correspondent pas à la pensée dominante et sont désapprouvées de facto ; et ils le disent sans s’en cacher. Si j’avais menti et travesti les faits, dans je ne sais quel but, et que, au terme d’une controverse scientifique, j’eusse été confondu, je n’aurais rien à redire. Mais il ne s’agit pas de cela : les faits que j’ai rapportés sont bien établis et, d’ailleurs, mes adversaires refusent le débat pour cette raison ; non, je suis radié car mes observations dérangent ; la question de leur qualité et de la pertinence de mes conclusions ne se pose même pas ! J’ai été invité à participer à une conférence sur la situation en Syrie, à l’Université libre de Bruxelles. A l’annonce de ma présence à la table, Baudouin Loos et Salam Kawakibi ont refusé d’y participer. Et Kawakibi a répondu aux organisateurs qu’il refusait de se confronter à «des théories négationnistes» (sic). Cela dit, ni l’un ni l’autre n’ont été sur le terrain. En outre, ils connaissent mes arguments et les éléments factuels que j’ai rassemblés lors de mes séjours d’observation en Syrie. Que pourraient-ils leur opposer ? Ils le savent et préfèrent donc éviter le débat. Il en a été de même de la part de Thomas Pierret, un chercheur d’Edimbourg, qui m’avait attaqué dans la presse suite aux articles que j’avais publiés en juillet 2011, au retour de ma première incursion en Syrie : invité à confronter sa position avec la mienne à Paris, il a aussi refusé le débat. C’est effrayant qu’on en soit là : on n’est même plus dans le «politiquement correct», on est passé à la «pensée unique». On n’en est plus seulement à dire «ce qu’il faut penser» ; on en est venu à dire aussi «ce qu’il ne faut pas penser». Et le plus grave à mon sens (car des censeurs et des pressions, on en a toujours connu), c’est que tout cela ne semble plus déranger personne et que tout ce petit monde journalistique et universitaire, à quelques rares exceptions près, joue parfaitement le jeu et sait s’indigner quand c’est utile à la bonne conduite d’une carrière et se taire à d’autres occasions, voire, même, a appris à anticiper et à faire montre de sa soumission en s’attaquant d’emblée à ceux qui ne disent pas comme il faut. Outre cela, le bureau me reproche également d’avoir formulé des «critiques, voire des insultes, à l’égard du CCMO». D’une part, répondant à un courrier qui m’avertissait d’une procédure disciplinaire à mon encontre, je ne m’adressais pas «au CCMO», mais aux seuls membres du conseil d’administration, et ce, de manière très informelle, puisque je connaissais personnellement certains d’entre eux. Mais, surtout, en matière «d’insultes», voici ce dont il s’agissait : j’ai comparé à celles de l’Inquisition les méthodes mises en œuvre à mon égard. C’est tout. Aujourd’hui le bureau me le reproche en m’expliquant, avec le plus grand sérieux du monde, que l’Inquisition est une institution qui a tué des milliers de personnes et qu’il est donc intolérable que j’aie osé commettre cette comparaison. Quant aux «critiques», j’ai supplié le CA de ne pas faire du CCMO, jeune structure porteuse d’espoir, un club de carriéristes prêts à donner tous les gages qu’on lui demanderait. Comment vos collègues réagissent-ils ? Pour l’instant, personne n’est encore réellement au courant. Si votre article sort dans la presse, je suppose que ça jettera un froid. Mais connaissant les milieux académiques, chacun viendra certainement me taper sur l’épaule dans mon bureau et me faire part de son indignation, mais aucun ne prendra la plume pour dénoncer la méthode et, en public, tous feront semblant de ne pas me connaître. Votre point de vue sur la Syrie est bien isolé. Comment expliquez-vous cela ? A part le réseau Voltaire et vous-même, qui critique le regard des médias sur la Syrie ? Il n’est pas si «isolé» que cela… Et il n’est pas nécessaire d’aller chercher le réseau Voltaire (à propos duquel j’aurais quelques réserves à émettre) pour trouver des témoins du terrain syrien. Plusieurs chercheurs et journalistes se sont rendus sur place et ont confirmé, de manière générale, le tableau que j’avais dressé en juillet 2011 déjà : Alain Gresh (Monde diplomatique), Gaëtan Vannay (RSR), François Janne d’Othée (Le Soir), Françoise Wallemaq (RTBF), Christophe Lamfalussy (La Libre Belgique), George Malbrunot (Le Figaro), etc. Je ne crois pas qu’il y ait «complot» des médias contre le régime de Damas. Le problème, c’est que le régime a fermé les frontières à la presse dès le début des événements, vieux réflexe stalinien propre au fonctionnement du baathisme syrien. Dès lors, il a livré les médias pieds et poings liés à l’Observatoire syrien des droit de l’Homme, pour qui le champ était libre, leur source quasiment unique, qui travaille main dans la main avec les opposants, le CNS notamment. Et les médias ont promu cette vision artificielle du conflit : «Un peuple uni contre une féroce dictature.» Mais en fin de compte, il n’a pas été très difficile, pour ceux qui le voulaient, d’entrer en Syrie et de constater la réalité des événements. C’est ce que j’ai fait. Et ce que beaucoup d’autres ont fait depuis, mais, le plus souvent, en passant par les canaux de l’opposition, de l’Armée syrienne libre, qui ne montre que ce qui lui est favorable (d’où le reportage complètement parti-pris de Manon Loizeau, par exemple), comme le gouvernement, de son côté, ne montre également que ce qui l’arrange. Il faut lire les presses russe et chinoise, qui donnent une version tout à fait différente de ce que l’on peut lire et entendre en Europe : leurs journalistes entrent en Syrie avec l’accord du régime et se font tout autant trimballer, mais par le gouvernement dans ce cas-là, qui ne leur montre que l’autre côté du conflit. J’ai eu l’opportunité –et c’est probablement ce qui fait l’originalité de mon travail et qui dérange mes détracteurs – de rencontrer les deux parties, à plusieurs reprises, dans l’objectif de produire un tableau complet et une analyse dès lors plus réaliste de ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. Le problème, pour la presse, c’est maintenant de se dédire : le conflit dure et dure, et il devient évident que la vision manichéenne développée ne tient plus la route. En outre, les journalistes qui se succèdent sur le terrain se rendent bien compte qu’elle ne correspond pas à la réalité. Il va donc bien falloir que les rédactions revoient leur ligne en ce qui concerne la Syrie, car la distorsion entre ce qui se passe et ce qu’ils disent est devenue flagrante. Pensez-vous être victime de ce que Chomsky appelle «la Fabrique du consentemen » ? Cela, c’est à vous de me le dire. Pour ma part, je me contenterai de vous rapporter ce que m’a répondu un jour le rédacteur-en-chef d’une revue très connue, mais dont, par charité, je tairai le nom. Je lui avais proposé un article. Il m’a dit : «Tout ce que vous dites est vrai et très intéressant ; mais nous ne pourrons pas le publier, car cela risquerait de désorienter nos lecteurs.» (sic) Quels conseils donneriez-vous aux Français pour s'informer correctement sur la Syrie ? Je n’ai pas de conseil à donner en la matière. S’informer n’a rien de très compliqué, en fin de compte, surtout avec l’outil internet qui a depuis longtemps enlevé le monopole de l’information aux grands journaux «politiquement prudents» ; mais rechercher l’information peut prendre beaucoup de temps. Ainsi, ceux qui veulent s’informer le font déjà et trouvent sur la toile des faits, des analyses étayées, et, avec un peu de méthode et d’esprit critique, ils peuvent comprendre assez bien ce qui se passe réellement en Syrie. Quant aux autres, on peut leur donner tous les conseils que l’on veut : ça ne les intéresse pas. Votre proverbe, maxime favorite... Je n’ai généralement pas peur de dire ce que je pense, y compris sur des sujets délicats, comme la question israélo-palestinienne ou, en ce moment, les «révolutions» arabes. Ce sont des sujets à propos desquels règne un politiquement correct convenu, auquel il est difficile de déroger sans s’attirer le courroux de certains cercles de pouvoir, sans prendre le risque de se faire des ennemis, à commencer de ceux-là mêmes qui pratiquent l’équilibre rassurant de l’homme couché et, d’une part, saisissent l’occasion de s’attaquer à un discours à contre-courant pour donner de cette manière un maximum de gages et, d’autre part, haïssent ceux qui, par ce discours politiquement incorrect, mais bien souvent très juste, leur renvoie l’image de leur lâcheté et de leur compromission intellectuelle. Aussi, je cite volontiers ces quelques vers du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand : «Oui, c'est mon vice. Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.» Mais il est rare que mes interlocuteurs en saisissent le sens exact. Dès lors, je reprendrai plutôt à mon compte cet extrait d’un célèbre discours de Jean Jaurès : «Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire. C'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.» Ou cette très belle pensée de Jean Guéhenno, que j’ai placée en tête de mon blog : «La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d'employer l'esprit à le justifier.» Je trouve qu’elle est parfaite, en la circonstance. C’est à cela que j’essaie de me tenir, en tant qu’être humain et en tant que chercheur. C’est certes difficile et ce n’est pas en pratiquant cette philosophie qu’on peut arriver à «faire carrière». Mais à quoi bon faire carrière, si c’est pour devoir déguiser sa pensée en permanence, renoncer à dire la vérité et à défendre le juste ? Pour récolter en échange quelques piètres honneurs, une place dans un institut ou telle distinction académique sans la moindre valeur éthique ? De mon point de vue, c’est sans aucun intérêt. A fortiori dans mon métier : la recherche et l’enseignement. Et, si j’avais eu cette «ambition», cet objectif-là, j’aurais choisi la banque, pas l’histoire et les sciences politiques. lll Ils ont été jusqu’à retirer du site du CCMO mes articles, qu’ils y avaient publiés après aval du comité de lecture pourtant. Je n’existe plus : mon nom a été martelé, effacé ; mes écrits sont censurés, c’est la mise à l’index. Bref, concernant la Syrie, ils donnent les gages qu’on attend d’eux… Surtout dans la France sarkozienne, dont le gouvernement soutient les rebelles, y compris des mouvements salafistes pas très sympathiques et sûrement pas démocratiques. Car en fin de compte, le CCMO, qui se voulait international, demeure très franco-français et vu le climat de terreur qui règne dans les universités sur certains thèmes, on peut les comprendre… Mais c’est en cela que cette affaire devient sérieuse, car symptomatique d’une réalité oppressante qui grève la recherche et empêche la bonne compréhension, en l’occurrence, du conflit syrien. Quelle est la «version officielle» ? Elle ne diffère pas de ce que je viens de dire ; et c’est précisément ce qui est interpellant. Le courrier que j’ai reçu me signifiant mon exclusion, à ma grande surprise (alors que je pensais rencontrer le bureau en avril, comme je l’ai dit), est très clair : « La polémique suscitée par vos écrits et le discrédit qu’ils jettent sur la renommée de notre cercle (…) sont constitutifs d’un motif grave en faveur de votre exclusion.» Comme je le disais, il n’y a même pas débat ; on ne cherche même pas à savoir si mon travail de recherche est honorable ou non et si mes conclusions sont fondées ou non. Aucun débat scientifique. Je suis exclu parce que les observations de terrain que j’ai publiées ne correspondent pas à la pensée dominante et sont désapprouvées de facto ; et ils le disent sans s’en cacher. Si j’avais menti et travesti les faits, dans je ne sais quel but, et que, au terme d’une controverse scientifique, j’eusse été confondu, je n’aurais rien à redire. Mais il ne s’agit pas de cela : les faits que j’ai rapportés sont bien établis et, d’ailleurs, mes adversaires refusent le débat pour cette raison ; non, je suis radié car mes observations dérangent ; la question de leur qualité et de la pertinence de mes conclusions ne se pose même pas ! J’ai été invité à participer à une conférence sur la situation en Syrie, à l’Université libre de Bruxelles. A l’annonce de ma présence à la table, Baudouin Loos et Salam Kawakibi ont refusé d’y participer. Et Kawakibi a répondu aux organisateurs qu’il refusait de se confronter à «des théories négationnistes» (sic). Cela dit, ni l’un ni l’autre n’ont été sur le terrain. En outre, ils connaissent mes arguments et les éléments factuels que j’ai rassemblés lors de mes séjours d’observation en Syrie. Que pourraient-ils leur opposer ? Ils le savent et préfèrent donc éviter le débat. Il en a été de même de la part de Thomas Pierret, un chercheur d’Edimbourg, qui m’avait attaqué dans la presse suite aux articles que j’avais publiés en juillet 2011, au retour de ma première incursion en Syrie : invité à confronter sa position avec la mienne à Paris, il a aussi refusé le débat. C’est effrayant qu’on en soit là : on n’est même plus dans le «politiquement correct», on est passé à la «pensée unique». On n’en est plus seulement à dire «ce qu’il faut penser» ; on en est venu à dire aussi «ce qu’il ne faut pas penser». Et le plus grave à mon sens (car des censeurs et des pressions, on en a toujours connu), c’est que tout cela ne semble plus déranger personne et que tout ce petit monde journalistique et universitaire, à quelques rares exceptions près, joue parfaitement le jeu et sait s’indigner quand c’est utile à la bonne conduite d’une carrière et se taire à d’autres occasions, voire, même, a appris à anticiper et à faire montre de sa soumission en s’attaquant d’emblée à ceux qui ne disent pas comme il faut. Outre cela, le bureau me reproche également d’avoir formulé des «critiques, voire des insultes, à l’égard du CCMO». D’une part, répondant à un courrier qui m’avertissait d’une procédure disciplinaire à mon encontre, je ne m’adressais pas «au CCMO», mais aux seuls membres du conseil d’administration, et ce, de manière très informelle, puisque je connaissais personnellement certains d’entre eux. Mais, surtout, en matière «d’insultes», voici ce dont il s’agissait : j’ai comparé à celles de l’Inquisition les méthodes mises en œuvre à mon égard. C’est tout. Aujourd’hui le bureau me le reproche en m’expliquant, avec le plus grand sérieux du monde, que l’Inquisition est une institution qui a tué des milliers de personnes et qu’il est donc intolérable que j’aie osé commettre cette comparaison. Quant aux «critiques», j’ai supplié le CA de ne pas faire du CCMO, jeune structure porteuse d’espoir, un club de carriéristes prêts à donner tous les gages qu’on lui demanderait. Comment vos collègues réagissent-ils ? Pour l’instant, personne n’est encore réellement au courant. Si votre article sort dans la presse, je suppose que ça jettera un froid. Mais connaissant les milieux académiques, chacun viendra certainement me taper sur l’épaule dans mon bureau et me faire part de son indignation, mais aucun ne prendra la plume pour dénoncer la méthode et, en public, tous feront semblant de ne pas me connaître. Votre point de vue sur la Syrie est bien isolé. Comment expliquez-vous cela ? A part le réseau Voltaire et vous-même, qui critique le regard des médias sur la Syrie ? Il n’est pas si «isolé» que cela… Et il n’est pas nécessaire d’aller chercher le réseau Voltaire (à propos duquel j’aurais quelques réserves à émettre) pour trouver des témoins du terrain syrien. Plusieurs chercheurs et journalistes se sont rendus sur place et ont confirmé, de manière générale, le tableau que j’avais dressé en juillet 2011 déjà : Alain Gresh (Monde diplomatique), Gaëtan Vannay (RSR), François Janne d’Othée (Le Soir), Françoise Wallemaq (RTBF), Christophe Lamfalussy (La Libre Belgique), George Malbrunot (Le Figaro), etc. Je ne crois pas qu’il y ait «complot» des médias contre le régime de Damas. Le problème, c’est que le régime a fermé les frontières à la presse dès le début des événements, vieux réflexe stalinien propre au fonctionnement du baathisme syrien. Dès lors, il a livré les médias pieds et poings liés à l’Observatoire syrien des droit de l’Homme, pour qui le champ était libre, leur source quasiment unique, qui travaille main dans la main avec les opposants, le CNS notamment. Et les médias ont promu cette vision artificielle du conflit : «Un peuple uni contre une féroce dictature.» Mais en fin de compte, il n’a pas été très difficile, pour ceux qui le voulaient, d’entrer en Syrie et de constater la réalité des événements. C’est ce que j’ai fait. Et ce que beaucoup d’autres ont fait depuis, mais, le plus souvent, en passant par les canaux de l’opposition, de l’Armée syrienne libre, qui ne montre que ce qui lui est favorable (d’où le reportage complètement parti-pris de Manon Loizeau, par exemple), comme le gouvernement, de son côté, ne montre également que ce qui l’arrange. Il faut lire les presses russe et chinoise, qui donnent une version tout à fait différente de ce que l’on peut lire et entendre en Europe : leurs journalistes entrent en Syrie avec l’accord du régime et se font tout autant trimballer, mais par le gouvernement dans ce cas-là, qui ne leur montre que l’autre côté du conflit. J’ai eu l’opportunité –et c’est probablement ce qui fait l’originalité de mon travail et qui dérange mes détracteurs – de rencontrer les deux parties, à plusieurs reprises, dans l’objectif de produire un tableau complet et une analyse dès lors plus réaliste de ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. Le problème, pour la presse, c’est maintenant de se dédire : le conflit dure et dure, et il devient évident que la vision manichéenne développée ne tient plus la route. En outre, les journalistes qui se succèdent sur le terrain se rendent bien compte qu’elle ne correspond pas à la réalité. Il va donc bien falloir que les rédactions revoient leur ligne en ce qui concerne la Syrie, car la distorsion entre ce qui se passe et ce qu’ils disent est devenue flagrante. Pensez-vous être victime de ce que Chomsky appelle «la Fabrique du consentemen » ? Cela, c’est à vous de me le dire. Pour ma part, je me contenterai de vous rapporter ce que m’a répondu un jour le rédacteur-en-chef d’une revue très connue, mais dont, par charité, je tairai le nom. Je lui avais proposé un article. Il m’a dit : «Tout ce que vous dites est vrai et très intéressant ; mais nous ne pourrons pas le publier, car cela risquerait de désorienter nos lecteurs.» (sic) Quels conseils donneriez-vous aux Français pour s'informer correctement sur la Syrie ? Je n’ai pas de conseil à donner en la matière. S’informer n’a rien de très compliqué, en fin de compte, surtout avec l’outil internet qui a depuis longtemps enlevé le monopole de l’information aux grands journaux «politiquement prudents» ; mais rechercher l’information peut prendre beaucoup de temps. Ainsi, ceux qui veulent s’informer le font déjà et trouvent sur la toile des faits, des analyses étayées, et, avec un peu de méthode et d’esprit critique, ils peuvent comprendre assez bien ce qui se passe réellement en Syrie. Quant aux autres, on peut leur donner tous les conseils que l’on veut : ça ne les intéresse pas. Votre proverbe, maxime favorite... Je n’ai généralement pas peur de dire ce que je pense, y compris sur des sujets délicats, comme la question israélo-palestinienne ou, en ce moment, les «révolutions» arabes. Ce sont des sujets à propos desquels règne un politiquement correct convenu, auquel il est difficile de déroger sans s’attirer le courroux de certains cercles de pouvoir, sans prendre le risque de se faire des ennemis, à commencer de ceux-là mêmes qui pratiquent l’équilibre rassurant de l’homme couché et, d’une part, saisissent l’occasion de s’attaquer à un discours à contre-courant pour donner de cette manière un maximum de gages et, d’autre part, haïssent ceux qui, par ce discours politiquement incorrect, mais bien souvent très juste, leur renvoie l’image de leur lâcheté et de leur compromission intellectuelle. Aussi, je cite volontiers ces quelques vers du Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand : «Oui, c'est mon vice. Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse.» Mais il est rare que mes interlocuteurs en saisissent le sens exact. Dès lors, je reprendrai plutôt à mon compte cet extrait d’un célèbre discours de Jean Jaurès : «Le courage, c'est de chercher la vérité et de la dire. C'est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.» Ou cette très belle pensée de Jean Guéhenno, que j’ai placée en tête de mon blog : «La vraie trahison est de suivre le monde comme il va et d'employer l'esprit à le justifier.» Je trouve qu’elle est parfaite, en la circonstance. C’est à cela que j’essaie de me tenir, en tant qu’être humain et en tant que chercheur. C’est certes difficile et ce n’est pas en pratiquant cette philosophie qu’on peut arriver à «faire carrière». Mais à quoi bon faire carrière, si c’est pour devoir déguiser sa pensée en permanence, renoncer à dire la vérité et à défendre le juste ? Pour récolter en échange quelques piètres honneurs, une place dans un institut ou telle distinction académique sans la moindre valeur éthique ? De mon point de vue, c’est sans aucun intérêt. A fortiori dans mon métier : la recherche et l’enseignement. Et, si j’avais eu cette «ambition», cet objectif-là, j’aurais choisi la banque, pas l’histoire et les sciences politiques.

CHERIF ABDEDAIM

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