L’institut de recherche Conflicts Forum, basé à Beyrouth et dirigé par Alastair Crooke produit, chaque mois, un Policy Briefing consacré à la région du Moyen-Orient, bien entendu, principalement centré sur la crise syrienne.
Ci-dessous, nous mettons en ligne le Policy Briefing mensuel du mois d’octobre, produit le 19 octobre 2012, dans sa première partie qui donne une appréciation de la situation de la région. On trouvera ainsi une évaluation générale de la crise syrienne, considérée aussi bien du point de vue général de ses acteurs intérieurs et extérieurs.
Policy Briefing : Syrie et la région
La Russie, l’Iran et la Chine — trois États qui suivent de près ce qui se passe en Syrie — sont désormais convaincus que l’équilibre des forces a évolué en faveur du Président Assad, notamment depuis la bombe qui a tué plusieurs membres importants du gouvernement dans un bâtiment de la Sécurité. Bien sûr, un changement dans l’équilibre des forces ne se traduit pas toujours par un nouveau paradigme politique : celui-ci n’est pas encore en vue ; mais prendre l’avantage militaire marque certainement une étape importante du point de vue psychologique. Le Président Assad, le gouvernement et l’armée ont survécu à tout ce que "la communauté internationale" leur a fait subir pendant les vingt derniers mois. Le gouvernement n’est pas tombé et il est considéré comme solide par les observateurs les plus proches. Cela prouve que le président Assad possède une grande résilience et bénéficie d’un intense soutien intérieur, ce que la plupart des analystes occidentaux ont dédaigneusement refusé d’admettre au commencement.
Cette perception de la défaite militaire de l’opposition armée (même si les raids de l’opposition se poursuivront aussi longtemps que des "bienfaiteurs" extérieurs seront prêts à les financer) est déjà en train de se concrétiser par une nouvelle coalition qui émerge de la fluidité régionale antérieure. L’achat par les Irakiens de 4,2 milliards de dollars d’armement à la Russie est le signe que les choses changent même si on ne constate pas encore un réalignement des politiques régionales. La décision du président Morsi de se rendre, en Chine et en Iran, avant d’aller, en Occident, va dans le même sens. Pendant que les anciens "défenseurs" de la Syrie se regroupent dans une coalition comprenant la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Iran, la Chine et la Russie, le groupe qui a pris le nom particulièrement inapproprié des "Amis de la Syrie" semble au contraire se disloquer. La nouvelle donne régionale a, aussi, une grande importance, pour le futur positionnement et le futur contrôle des gazoducs (qui approvisionnent l’Europe) — pas seulement, au Moyen-Orient — mais aussi, dans la bassin caspien.
Il apparaît que l’alliance du Qatar et de l’Arabie saoudite forgée par le Prince Nayef, a fait long feu. D’ailleurs l’Arabie saoudite a fait peu de déclarations concernant la Syrie au cours des deux derniers mois ; au contraire du roi du Qatar qui est toujours aussi volubile sur le sujet. Mais ce qui est plus significatif encore, c’est que les représentants du Qatar et de l’Arabie saoudite qui gèrent le conflit (syrien), non seulement ne se parlent plus, mais ils financent délibérément différentes factions armées de Syrie, des groupes qui ne sont pas seulement rivaux mais qui s’entretuent de plus en plus.
Le Qatar préfère les groupes de la mouvance des Frères Musulmans, tandis que l’Arabie saoudite finance surtout des mouvements salafistes avec l’espoir qu’ils parviendront à contenir et circonscrire l’influence des Frères, dans le vacuum, qui suivrait l’éventuelle chute du gouvernement du Président Assad. En réalité il règne une grande ambiguïté quant à la véritable nature de ces groupes qui sont devenus expert dans l’art de se donner "l’aspect" idéologique que les donateurs respectifs sont les plus susceptibles de financer. Il y a de plus une grande différence entre ces deux principaux États donateurs, car tandis que l’Arabie saoudite peut — et d’ailleurs semble être en train de — "se retirer" discrètement du problème syrien, l’Emir s’est tellement avancé qu’il ne peut plus reculer : pour lui c’est "tout ou rien".
Bref, l’alliance du Golfe est entrée dans une phase de luttes intérieures —il y a des courants en Arabie saoudite qui craignent (à juste titre) que les Frères soient hors du contrôle (saoudien ou qatari) ; et ce qui serait pire encore, que les Frères soient secrètement en train de préparer une offensive contre les États riches en pétrole du Golfe pour prendre le pouvoir (Voir les récentes allégations d’Abu Dhabi). De plus, il y en a qui croient en Arabie saoudite que le royaume est le prochain État en ligne pour un "printemps arabe" (après le soulèvement auquel a dû faire face le roi Abdallah de Jordanie). On a pu constater l’inquiétude de l’Arabie saoudite quand elle s’est plainte aux autorités libanaises que les armes fournies aux insurgés en Syrie se retrouvaient dans les mains des groupes d’opposition en Arabie saoudite.
La Turquie aussi est en train de se livrer à une sérieuse introspection sur fond de crise d’identité suite à la position absolutiste irréparable de son premier ministre sur le président Assad. Il a peu de soutien populaire (seulement 18% de la population soutient la politique du gouvernement turc envers la Syrie) et, beaucoup expriment ouvertement la crainte que la Turquie ne soit poussée dans une guerre avec la Syrie contre ses propres intérêts (au risque d’aggraver le problème kurde et de provoquer le ressentiment de la population Alevi*), sans être fermement soutenue par l’Occident et les États arabes et pour satisfaire les Occidentaux inquiets pour la sécurité d’Israël.
La débandade des "Amis de la Syrie" a clairement été accentuée par deux facteurs conjoints mais extérieurs : "l’Incident de Ben Ghazi" (l’assassinat de l’ambassadeur étasunien) a réellement effrayé les États-Unis et leurs alliés européens qui craignent que le mauvais génie djihadiste takfiri qui est sorti de sa bouteille, ne se répande rapidement. Au même moment on assiste à un début d’effondrement de la "narrative" de l’Occident sur la Syrie : en particulier le déni de toute réelle composante djihadiste dans l’armée d’opposition en Syrie ; et la suggestion que tous ceux qui prétendaient le contraire étaient des "adeptes" du gouvernement syrien. La preuve est maintenant trop flagrante et même les piliers médiatiques de l’"intervention humanitaire" commencent à changer de ton.
En ce qui concerne l’avenir, Conflicts Forum pense que la région va continuer à vivre un grand bouleversement et que le paysage politique va continuer à changer autour de trois évènements qui vont sans doute dominer la période qui s’ouvre : L’Occident est-il capable de "sortir de son enfermement politique réducteur" en ce qui concerne l’Iran ; ou poursuivra-t-il dans la même logique jusqu’à aboutir à la confrontation ? Deuxièmement, comment l’Occident va-t-il réagir à l’éventuelle érosion de l’Arabie saoudite (tout prouve que cette érosion a déjà commencé) ou même à son implosion ? Troisièmement, comment va-t-il réagir si des luttes violentes internes engloutissent l’Islamisme sunnite dans les temps qui viennent ? Ce qui est frappant dans la période qui vient de s’écouler, c’est la politisation de la traditionnelle orientation apolitique du Salafisme, pendant qu’en même temps la salafisation des pays occidentaux de l’Islam (de la Grande Syrie jusqu’à la moitié nord de l’Afrique) se poursuit à grands pas.
Note : L’alévisme constitue la seconde religion en Turquie après le sunnisme. Les avis divergent sur leur nombre : officiellement, ils sont entre 10 et 15 %, mais d’après les sources alévies, il représenterait entre 20 à 25 % de la population nationale. (Wikipedia).
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