Non, il n’y eut pas d’éclipse et ce dimanche ne signe pas le crépuscule annoncé d’une Gauche en déshérence. Les satisfactions sont sobres mais elles ne sont pas factices. Nos présidents sortants, qui ont beaucoup et bien travaillé, ont pu faire valoir leurs solides bilans et exposer leurs projets sérieux. Ils ont bien résisté. Ils étaient audibles et crédibles. Ils ont conservé la confiance des électeurs. La conduite de l’Etat par le Président de la République, son autorité en ces moments tragiques, sa part décisive dans le succès de la conférence Paris-climat sont reconnues et saluées. Il est établi que l’action du Gouvernement n’est pas vaine. La Gauche de 2015 n’est certes pas la Droite de 2010.
Nous voulons demeurer lucides, cependant. Désormais, le risque de sombrer dans les abysses de la fragmentation sociale, des vaines rivalités et de l’affrontement, est palpable. Il s’en est fallu de peu. Que d’énergies déployées, d’appels impérieux, de mises en garde pressantes, de sacrifices requis, tous fondés, pour que la République l’emporte. Car chaque scrutin est un gong, un coup de tocsin sonnant la colère triomphante dans les campagnes, les quartiers populaires, les périphéries, au bout des lignes de transport, au cœur de territoires désertés et dévastés. Des citoyens rongés par le sentiment d’abandon sont prêts à d’autres étreintes que celles qu’offre la République.
Un mal profond ronge le pays. La Gauche n’est plus perçue comme le repère, le refuge, le rempart des plus humbles, et sans doute n’est-elle plus, pour les plus modestes de nos concitoyens, la raison de cultiver l’espoir. Pourtant, la Gauche s’est créée pour refuser la misère et l’injustice sociales, pour exiger des conditions décentes de travail, pour donner sens à la vie commune. La Gauche est née sur l’humanisme qui voit en chacun la promesse de ce qu’il peut devenir. La Gauche a fait vivre l’ambition d’égalité chaque fois qu’elle accéda aux responsabilités. Mais sans doute, subrepticement, avons-nous accumulé des infidélités à nous-mêmes. Le monde est devenu complexe, nos anciens schémas sont éculés, notre langage obsolète …ou emprunté. Du précédent quinquennat, aux dégâts multiples, nous avons hérité une situation économique et budgétaire extrêmement abîmée : des comptes publics dégradés, un chômage en explosion, des emplois industriels massivement détruits, des services publics bradés, des territoires abandonnés au désespoir ou aux gangs, une politique fiscale ouvertement inégalitaire, une balance commerciale fortement déficitaire. Et par-dessus, des paroles de division, d’humiliation, d’exclusion. Il nous fallait cent fers au feu ! Pour rétablir les comptes, la confiance et la liberté souveraine. Pour réparer les effets des vexations et rejets. Pour recoudre. Retisser. Re-lier. Relier.
La pauvreté recule, pas assez, pas assez vite. La solidarité s’étend, pas assez manifestement. Les impôts baissent et consolident le pouvoir d’achat, pas assez sensiblement. Les services publics se réimplantent, pas assez amplement. Les accidents de la vie professionnelle sont beaucoup mieux amortis, pas assez visiblement. Les vies simples et fragiles n’occupent plus l’espace public, elles ne sont plus au cœur des débats. Les milliards ne disent rien des quelques euros qui manquent dès la moitié du mois. Ceux pour qui le déclassement est devenu une réalité cruelle du quotidien, se perdent dans la rancœur et l’amertume et en veulent à tous ne sachant à qui en vouloir.
Les égoïsmes ont continué de prospérer. Les arrogances de s’afficher. Rémunérations hallucinantes, indemnités ahurissantes, passe-droits effarants. Des mondes qui s’ignorent. Des inégalités qui se creusent de manière intolérable, désagrégeant le lien social.
Les attentats de janvier et de novembre, par leur violence, leur aveuglement, ce cynisme en actes, sont venus accroître le sentiment de vulnérabilité collective et de désarroi individuel dans notre société déjà gravement fragilisée.
C’est pourtant dans le même pays que quatorze millions de bénévoles s’éreintent à aider les autres, persistent à mettre du liant partout par la présence, la parole, l’action. C’est le même pays qui fourmille d’initiatives, de projets, d’idées, d’innovations, et remporte de prestigieuses récompenses internationales.
C’est dans le même pays que des femmes et des hommes affrontent des difficultés matérielles mais gardent le sens de l’intérêt général et restent attachés aux valeurs républicaines, refusant de céder aux démagogues qui transforment d’autres en foule, furieuse, envieuse, séditieuse. Ce faisant, ces femmes et ces hommes nous inspirent respect et gratitude, fierté et courage. Elles et ils sont le peuple, fidèle à cette nation civique, menant l’offensive culturelle et politique chaque fois que l’identité collective républicaine est menacée d’ébranlement. Ce peuple reste philosophiquement, rationnellement, sensuellement attaché à l’idée prodigieusement moderne d’égalité, des personnes et des territoires, de dignité de chacun. C’est à lui qu’il faut donner de la force, car c’est lui qui ramènera ceux qui se laissent duper par des exutoires chimériques à leur exaspération et leurs angoisses.
Et cette jeunesse ? S’égare-t-elle ? Nombreuse à ne pas prendre part à l’exercice du choix démocratique. Et lorsqu’elle y participe, elle va d’abord verser ses espoirs chez ceux qui ne veulent la France que repliée sur elle-même, donc sans avenir pour la jeunesse. Par quoi se laisse-t-elle abuser ? Par la facilité, le leurre du simplisme. Elle dit son désir d’enthousiasme. Elle veut être fascinée, d’une façon ou d’une autre. Alors, ceux qui lui font croire qu’il suffit de… fermer les frontières, quitter l’euro, haïr pour se sentir bien et fort, ceux qui n’ont aucun scrupule à concilier l’inconciliable, fermeture et prospérité, autarcie et plein emploi, la subjuguent. A nous de réapprendre à satisfaire ce réconfortant désir d’enthousiasme.
Notre responsabilité est éminemment politique. Nos idéaux demeurent. Notre génie doit consister à construire de nouvelles réponses mieux adaptées au rythme des choses, aux défis européens, aux bouleversements du monde, nouer à l’intérieur cette nécessaire alliance populaire et citoyenne qui seule peut irriguer l’espoir, tisser à l’extérieur des coopérations pour unir nos capacités à faire pièce aux inégalités aussi envahissantes que révoltantes. Donner corps à la fraternité, au-dedans et en-dehors.
Le peuple français a toujours su se redresser. Même lorsqu’il fait mine de s’être assoupi, il veille sur lui-même, sur son image, sur l’idée qu’il se fait de lui-même, sur la science qu’il a de lui-même, sur l’art de cultiver sa nature profondément empreinte de culture et d’ouverture, sur l’image qu’il projette au monde, sur l’espérance qu’il met dans le cœur de celles et ceux qui luttent pour leurs libertés, sous toutes les latitudes.
Il nous donne à savourer le sursaut, il nous invite cependant à ne pas ignorer la semonce.
Christiane Taubira