Les Etats-Unis d’Amérique se sont toujours targués d’être le pays qui s’est construit lui-même à partir de rien, dans le sens où, au départ, la cohésion sociale n’était pas générée par un ensemble de traditions favorisant un sentiment d’appartenance bénéfique sur le plan des relations humaines, mais plutôt par la mise en place d’un complexe institutionnel qui a assuré la cimentation de cette population formée de citoyens d’origines diverses. Le Bill of Rights est le pivot de cette structure institutionnelle. Il garantit le droit inaliénable qu’a tout citoyen de se réaliser dans un espace communautaire qui entend sacraliser les notions de liberté et d’égalité.
Evidemment, il suffit d’évoquer l’esclavage des Noirs et le génocide des Indiens pour que le mythe de l’origine immaculée s’effondre. Mais comme tout mythe politique, il a sa fonction psycho-sociologique qui ne manque pas d’efficacité sur une portée plus que locale. Dès la naissance de cet Etat fédéral, l’idée d’Amérique est, dans l’imaginaire des peuples du monde, associée à l’idée de liberté : celle qu’imposent les grands espaces, celle que procure presque naturellement une immense société qui ne connaît ni souverains, ni aristocrates, celle que ces hommes déterminés ont conquise sur la toute puissante Albion. En1886, à l’occasion du centenaire de la déclaration de l’indépendance de l’ancienne colonie britannique, la France admirative offre à cette super-nation la statue de “La Liberté éclairant le monde”. “Donnez-moi vos fils fatigués, vos pauvres, vos masses qui ont envie de respirer un air libre”, lit-on encore en anglais sur le socle soutenant la sculpture colossale de Frédéric-Auguste Bartholdi. Pour notamment des millions d’immigrants qui ont traversé l’Atlantique, cette dame majestueuse, qui brandit sa torche sur Liberty Island dans la baie de New York, a été pendant longtemps le symbole par excellence de l’immensité des possibilités. “Voici le pays où on peut être maître de son destin, la terre où on peut se faire, se conquérir soi-même”. Aujourd’hui encore, dans bien des esprits et des imaginaires, les USA sont le paradis du selfmade, l’homme qui est le fils de ses oeuvres, qui est l’artisan de sa fortune, qui est arrivé par lui-même, lisons-nous mot pour mot dans le dictionnaire bilingue (anglais-français) Harrap’s.
Mais chez l’Oncle Sam, les possibilités sont surtout et avant tout comprises comme étroitement économiques. C’est le pays qui sacralise la réussite économique et qui, pour cette même raison, diabolise l’échec économique. Aux Etats-Unis, la valeur d’un homme (ou d’une femme) est estimée en fonction de sa réussite matérielle. Et la pire insulte dont on peut être victime, est celle de loser (perdant, raté, minable…). Ne pas être un winner (gagnant), c’est n’être rien. Evidemment, une société qui a du mal à comprendre la valeur humaine en dehors des critères socio-économiques ne peut pas facilement comprendre que l’“échec” d’un individu peut être supérieur à la “réussite” d’un autre, dans la mesure où les jeux (dans le double sens de ce qu’on joue et la façon dont on joue) etles enjeux ne sont pas nécessairement de valeur équivalente. But, this is not the point here. Il est important de signaler que dans une telle atmosphère, le jeu (socio-économique) n’est pas un simple jeu. C’est une guerre dans le sens fort du terme. Une guerre impitoyable. Et parce que la société tient au mythe de l’american dream, le loser est diabolisé. Car la société qui est censée offrir toutes les possibilités de réussite de façon exhaustive, selon le principe politique idéaliste du meilleur des mondes possibles, ne peut pas receler en elle-même des facteurs d’échec. Celui ou celle qui échoue est nécessairement responsable de son échec. Il/elle n’avait qu’à être moins paresseux(se), moins immoral(e), moins stupide. Or, pas besoin de faire appel au rouleau compresseur conceptuel de Karl Marx pour savoir que la fabrication à la chaîne de “losers” est dans la logique intrinsèque du capitalisme dans la mesure où celui-ci repose sur un darwinisme social qui est le moteur a-moral même de la prospérité du petit nombre. Mais dans une société hypocrite qui se nourrit de l’idéologie du “no citizen left behind”, le loser est d’autant plus condamnable et méprisable qu’il est pleinement et entièrement responsable d’être un loser. Shame on him/her.
Dans un tel contexte, on ne doit pas s’étonner si nombre de ces laissés-pour-compte, humiliés au plus profond d’eux-mêmes, vivent généralement dans les marges de ce qui est autorisé par la société. Mode de vie qu’ils peuvent adopter en fonction d’une implacable nécessité de survie, mais aussi par provocation/contestation envers cet ordre social dans lequel ils ne trouvent pas leur place. Dans le mépris quotidien dont il est victime, dans son impuissance même à se faire accepter, l’exclu trouve facilement une raison éminente et légitime à ses yeux pour survivre ou s’affirmer dans le dés-ordre.
Notre objectif dans cet article n’est nullement d’innocenter ou même de réhabiliter les losers en question (dont les types sont aussi multiples que ceux des hommes vivant aux USA), mais de cerner une stratégie qui, du sommet à la base de la pyramide des appareils de l’Etat, gouverne le rapport que la nation étoilée entretient avec ses losers. Nous dirigerons particulièrement notre attention sur le mode de traitement que le gouvernement américain inflige à cette catégorie de losers particuliers qui, d’origine haïtienne, sont accusés de crimes de droit commun. Si ces cas cliniques nous préoccupent en priorité, c’est parce que notre démarche s’inscrit profondément dans l’actualité et qu’elle espère avoir la valeur d’une réaction critique par rapport à une urgence conjoncturelle qui ne peut ne pas nous interpeller. Nous voulons appréhender ce qui se cache derrière le fait qu’une semaine après la tragédie du 12 janvier 2010, l’administration Obama n’a pas hésité à déporter 27 ressortissants haïtiens accusés d’actes illégaux ; le fait qu’en avril dernier, elle a pris la même décision avec 19 autres, faisant fi de la voix de la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme qui n’a cessé de mettre l’accent sur le caractère inhumain de ces actes et de demander aux Etats-Unis de les arrêter. Notre objectif dans cet article est de comprendre cette politique de déportation en la situant dans un cadre stratégique plus général, celui de la gestion par les Etats-Unis d’Amérique de leurs propres échecs humains.
L’une des victimes de ce mode de gestion, dont le cas a soulevé l’indignation de beaucoup d’observateurs, s’appelait Wildrick Guerrier. Il était encore adolescent quand il est arrivé aux Etats-Unis en 1993. Il avait mené une vie sans histoire jusqu’au mois de janvier dernier où son destin a fatalement chaviré. Reconnu coupable d’avoir eu en sa possession une arme à feu alors qu’il était sur son lieu de travail, cet Haïtien de 34 ans, qui travaillait comme agent de sécurité privé, fut déporté dans son pays d’origine. Emprisonné à son arrivée en Haïti, il mourut très vite, victime de l’épidémie de choléra. C’est alors que la déportation elle-même est devenue un sujet politique brûlant aux Etats-Unis. En réaction à cette situation révoltante dont le cas Guerrier n’est qu’une banale illustration, le Center for Constitutional Rights a lancé une campagne de protestation au moyen d’une vidéo que le public pouvait visionner au centre même de Manhattan, à Times Square, cette fameuse place-symbole-de-la-liberté-d’acheter-et-de vendre de l’homme américain : “Des milliers d’êtres humains meurent de l’épidémie de choléra. Pourquoi les USA continuent-ils à déporter des personnes en Haïti”, disait le slogan qui résumait l’esprit de cette campagne. Mais très rapidement, cette vidéo, que l’on peut encore visionner sur Internet, a été enlevée de Times Square par CBS Outdoor, responsable de la diffusion. Les censeurs de la chaîne ont trouvé l’entreprise “trop sujette à controverse” (too controversial). Raison d’Etat ? Pas très loin de la 42e rue, sur Hudson River, la grande dame tient altière sa torche : “D’ici, la liberté éclaire le monde”.
Non, vous ne rêvez pas. Tout cela se passe en 2011 et c’est l’administration Obama qui est aux commandes. Quand le jeune et brillant métis fut élu, l’auteur de cet article a éprouvé une grande joie dont la flamme fut attisée par sa satisfaction de voir se réaliser la prophétie qu’Anténor Firmin a énoncée plus d’un siècle plus tôt à travers les pages de De l’Egalité des races humaines. L’auteur de cet article était satisfait mais il ne partageait pas pour autant cet optimisme euphorique dans lequel baignait la communauté haïtienne de New York. Car il savait qu’un président des Etats-Unis est (quelle que soit sa couleur de peau) un président des Etats-Unis et qu’il ne faut surtout pas se mettre à danser avant d’entendre la musique du bal. L’auteur de cet article fut ravi de voir le nouvel homme fort de la maison blanche divorcer d’avec la langue de bois de ses prédécesseurs en ce qui a trait au conflit israëlo-palestinien ; il fut admiratif envers l’ancien élève de Harvard quand ce dernier a eu le courage de proposer et de défendre la loi sur la couverture médicale universelle dans un pays où, le plus naturellement du monde, la santé n’est pas considérée comme un droit humain. Mais la politique de déportation des Haïtiens est, parmi d’autres, un élément-memento qui nous ramène à la tautologie implacable du départ : “ Un président américain est et reste avant et malgré tout un président américain”. Nous entendons par là que, dans le fond, il n’y a pas et il n’y a jamais eu de différence essentielle et majeure entre la conception de la politique des républicains et celle des démocrates. Les Etats-Unis sont un pays de doctrine unique où deux partis aussi semblables que “ 50 kòb et 2 gouden” “s’affrontent” en faisant des variations sur des opinions qui leur sont communes à tous les deux. Si, lorsqu’Obama a proposé la loi sur la couverture médicale, on l’a violemment traité de “gauchiste”, c’est parce que, justement, ce mot représente l’insulte politique suprême aux Etats-Unis de la même façon que qualifier quelqu’un d’hérétique constituait l’accusation suprême au temps de l’Inquisition. Nous devons comprendre que mener une politique “de gauche” aux Etats-Unis est aussi impensable que le fait pour un aigle des Appalaches de cesser d’être un aigle des Appalaches. Oui, le gauchisme (dont le souci, comme nous le savons, est avant tout l’équité sociale) est exclu de la politique américaine de la même façon que le concept d’angle aigu est exclu de celui du carré. Il n’est pas seulement inorthodoxe, il est en lui-même une impossibilité logique.
Une fois qu’on est d’accord qu’il y a une vision et une orientation de la politique américaine qui transcendent la volonté individuelle de n’importe quel chef d’Etat américain, on peut comprendre que la politique de déportation des Haïtiens puisse relever d’exigences qui dépassent la simple conjoncture Obama. Elle est ancrée dans une gestion de la société dont Obama n’a fait qu’hériter et appliquer les principes comme le plus sage des enfants sages. La politique de déportation des Haïtiens s’inscrit dans celle plus grande de la gestion de ses échecs humains par l’Etat américain.
Les Etats-Unis d’Amérique encouragent la fuite des cerveaux internationale parce qu’ils en sont les premiers bénéficiaires, mais sans le moindre scrupule, dans le refus délibéré d’assumer leurs échecs, ils renvoient chez les autres le “négatif” humain que leur société a fabriqué de toutes pièces. Tout se passe comme si, en fonction d’un essentialisme chimérique, le citoyen “déloyal” et de surcroît démuni n’appartient pas et ne peut pas appartenir à l’Amérique lors même que la société américaine en serait pleinement productrice. Mais, disons-nous, cette pratique de rejet de son propre produit hors du territoire relève d’une logique plus globale qui est celle de la gestion de ses échecs humains en général. Ce que nous pouvons mieux comprendre si, variant les paramètres, nous nous intéressons à ces Américains si américains que, voulant les châtier, on ne peut les déporter nulle part.
Nulle part ? Les prisons sont ces espaces “étrangers” qui, enclavés dans le territoire américain, permettent au gouvernement de gérer ses échecs humains en les confinant dans des territoires parallèles qui représentent le négatif (dans le sens photographique du terme) du “meilleur des mondes possibles” que la société américaine vante dans son discours idéologique. Est-ce un hasard si les Etats-Unis d’Amérique sont largement en tête des pays avancés en ce qui concerne le taux d’incarcération par habitants ? Selon Loïc Waquant, professeur à l’Université de Californie (Berkeley), le gouvernement américain a toujours pratiqué ce qu’il appelle “la criminalisation de la misère”. Il préfère construire pour les pauvres des centres d’incarcération plutôt que des écoles ou des centres de soin. D’ailleurs, selon le sociologue, à la fin du siècle dernier, sur Bill Clinton, “ l’augmentation des budgets et celle des personnels consacrés à l’emprisonnement n’ont été possibles qu’en amputant les sommes vouées aux aides sociales, à la santé et à l’éducation”. La prison n’est que le moyen optimal permettant de contrôler et de punir les catégories de la population jugées insoumises à la logique économique injuste. “ Car partout où elle parvient à devenir réalité, l’utopie néo-libérale apporte dans son sillage, pour les plus démunis mais aussi pour ceux qui sont appelés à tomber hors du secteur du salariat encore protégé, non pas un surcroît de liberté, mais sa réduction, voire sa suppression.”(Cf. Manière de voir 53/ Le Monde diplomatique, p.25, oct. 2000)
Le citoyen non-rentable et anti-productif est non seulement culpabilisé et diabolisé, mais aussi il est ainsi mis hors jeu sans que l’opinion publique puisse se rendre compte qu’à travers ce dispositif, le système se protège lui-même en protégeant le mythe de son succès tout en protégeant la minorité qui en profite. Les conséquences sont évidentes. La couleur de peau et l’origine (et les conditions) sociale(s) rendant plus difficile la sortie du ghetto, des pratiques de survie et de transgression incluant les actes les plus répréhensibles pénalement deviennent le mode de vie typique de l’homme ou de la femme du ghetto. Car comme Sartre l’a lui-même reconnu à travers sa philosophie de la liberté radicale de l’homme, il arrive parfois que les possibilités de choix se rétrécissent à un point tel que la liberté de choix elle-même n’est rien d’autre qu’une alternative entre la vie et la mort. Dans le contexte qui nous concerne ici, l’alternative est souvent entre l’illégalité et… la mort. Ainsi la reproduction sociale prend l’allure d’un cercle vicieux dans lequel se perpétuent le système d’inégalité ainsi que la carte géographico-ethnico-sociale de la criminalité qui englobe très peu les milieux favorisés.
Les Haïtiens que l’on déporte, quand ils ne sont pas tout simplement innocents, appartiennent souvent à cette race d’hommes là. Et cette politique de déportation, disons-nous, s’inscrit dans celle plus globale de la gestion de ses propres échecs par le système américain. Pour cet aspect de la problématique, la “solution” apportée est même plus commode que l’incarcération. Car ce pays champion du pragmatisme que sont les Etats-Unis ne pourrait pas ignorer qu’un homme déporté est un prisonnier en moins à entretenir.
Evidemment, c’est la société haïtienne elle-même qui est concrètement affectée à travers la sanction infligée à ces déportés. Ces Haïtiens rejetés par l’administration américaine sont souvent des hommes et des femmes qui, émigrés très tôt, ont perdu tout lien affectif voire culturel avec le pays d’origine et qui, pour certains d’entre eux, ayant attrapé le virus du petit ou grand banditisme sur le sol américain, viennent augmenter le taux de criminalité en Haïti. Mais ce que nous avons montré plus haut nous interdit de céder au discours paranoïaque de rigueur, de corroborer cette théorie du complot selon laquelle ces déportations relèveraient d’une politique menée délibérément en vue du boycott de l’entreprise de reconstruction nationale. Il s’agit tout simplement d’une politique froidement cynique, un cas de realpolitik résultant du fait que le gouvernement américain juge plus rentable et plus commode de jeter hors du système social américain les éléments qui ne sont pas au diapason avec ce système. Les autorités américaines confortent ainsi le principe manichéen du bon immigrant (qui doit être nécessairement américain) et du mauvais immigrant (qui ne peut pas être américain) dans “le meilleur des mondes possibles” qui ignore le dysfonctionnement systémique.
Wildrick Guerrier était probablement un paisible citoyen qui a fait l’erreur d’apporter une arme à feu sur son lieu de travail dans un pays où le port d’armes est, rappelons-le, monnaie courante. Ce faux pas lui a coûté la vie. Mais avant tout, c’est un système qui l’a tué. De la même façon que ce mêmesystème, dans une certaine mesure, contribue à handicaper la stabilisation sociale d’Haïti à travers ces femmes et ces hommes dont les erreurs sont moins bénignes mais qu’il renvoie dans la société haïtienne comme des produits avariés. Cet article est une façon de crier sur les toits du monde que la petite république caraïbe ne peut pas, dans son propre calvaire, grimper le mât suiffé humain que la puissance étoilée y ajoute à travers ces échecs humains qui sont bel et bien les siens. Cet article est pour le droit des perdants à vivre et à se refaire un destin là où ils ont appris à “perdre”.
* Professeur à Pace University, New York. Auteur de Vitalité et Spiritualité : Apologie du rapport-au-monde afro-haïtien. Paris : Editions L’Harmattan, 2009.
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