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lundi 8 mars 2010
Des cadavres, je m'en souviens
Haïti: Mes souvenirs du tremblement de terre du 12 janvier sont saturés par l'odeur de cadavres. Cet enfer pestilentiel a défoncé mes fosses nasales. Pour moi, il s'établira toujours un lien étroit entre l'organe de l'olfaction et les jours qui ont suivi cette catastrophe.
Au moment même où une poignée de sauveteurs étrangers, accompagnés de chiens, s'activent à repérer des survivants du tremblement de terre du 12 janvier sous les décombres de l'université Saint-Gérard à Carrefour-Feuilles et ceux de la bâtisse des frères Lochard, un corps de volontaires, tout près du théâtre de l'opération, ramasse des cadavres sur l'asphalte qui sont projetés dans un camion, sous les yeux de proches en pleurs. Ils les ramassent comme des colis qui font un bruit sourd au contact d'autres corps inertes.
« Au lieu de nous prendre en photo, pourquoi ne viens-tu pas nous aider à ramasser les cadavres ? », me lâche l'un des volontaires, un rictus lui tordant les lèvres. Je fais mon boulot, lui répondis-je. Percevant le moutonnement des spasmes à fleur de peau qui déforment son visage, je m'éloigne momentanément de son champ de vision pour aller m'associer à une autre foule de curieux assistant à une autre scène, aussi lourde de tension, qui se déroule parallèlement à quelques mètres de là.
Quelques spectateurs parmi la foule manifestent des signes d'impatience, qui ayant un frère et/ou une soeur, un ami qui respirant encore sous des tonnes de béton. Chacun espère retrouver vivant un être cher.
La foule ne bronche pas, en dépit de l'odeur infecte qu'exhalent les cadavres sous les décombres et ceux déposés dans les camions. Les cache-nez n'y peuvent rien, et la présence de mouches bleues et vertes révèlent leur état de décomposition avancée.
« Reculez, vous parlez trop! vous empêchez les chiens de faire leur travail !», dit un monsieur à la foule ds curieux. Il donne l'impression de diriger l'opération. Un jeune homme réplique : « J'ai un frère ici sous le béton de l'université Saint-Gérard. Depuis hier, il m'envoie des SMS. Je suis prêt à rester ici des jours et des nuits à l'attendre ». Un autre ajoute : « J'ai deux frères, un cousin et des amis sous les décombres, je ne bougerai pas d'ici ».
Les nerfs sont à fleur de peau. Pendant que la tension monte, je me fraie un passage dans la foule. Pas à pas, je gagne un endroit clairsemé. Là, je repère l'un des jeunes frères Lochard, en face de l'immeuble de la Caisse populaire de Saint- Gérard. Les propos de celui-ci traduisent sa douleur : « Ma femme et mes enfants sont en bas, ma mère est dans l'immeuble. Mon frère Carlo est là aussi. Lui, il communique de temps à autre avec moi. » Des amis viennent réconforter le jeune Lochard qui vit des heures angoissantes que des mots n'arrivent pas à décrire.
Il a suffi de quelques secondes pour détruire nos vies ; de quelques secondes pour que tout un pays sombre dans le désarroi. La mort ne frappe plus à nos portes, elle les défonce. Notre existence s'est effondrée, nous sommes debout, hébétés, désarticulés ; nous sommes gravement ou partiellement touchés, comme ces bâtisses à genoux dans ces paysages en ruine. Nos mémoires sont fissurées, trouées; elles se sont écroulées sous le poids des souvenirs épuisants. Humainement, ils sont trop lourds à porter, et nous n'avons pas suffisamment de larmes pour pleurer tant de morts.
Je me faufile à nouveau dans la foule, guettant un visage familier. « Comment vas-tu, Jacques ? » « Je vais bien. Mais... ma femme et mes deux enfants sont morts. Quand je considère, par rapport à moi, des gens qui comptent dix-huit morts dans leur famille... » Et la maison ? poursuis-je. « Elle s'est effondrée», dit-il d'un ton détaché. Chaque personne a une histoire à raconter. Quand je prends mon temps d'approcher les gens, ils ne se lassent pas de parler. « Du côté de Nazon, un médecin a été retiré de dessous les décombres. Quand il a vu sa femme et ses trois enfants sans vie, il s'est donné la mort. » « Boss Edner, notre maçon, tu sais, il a perdu ses deux jambes. Il est le seul rescapé de sa famille. » « Sais-tu que Nerva Robasson, ton tailleur, est sorti indemne du tremblement de terre? Sa maison n'a pas eu une seule fissure. Mais son coeur a lâché le lendemain. » « Le petit garçon âgé de quatre ans à la 2e rue Rivière, il s'est blessé le gros orteil en courant. Il a été pansé à la va-vite, et la plaie s'est infectée. A l'hôpital, les médecins lui ont amputé la jambe. Depuis lors, le petit, il demande à sa mère une nouvelle jambe pour pouvoir jouer au football. »
Un cadavre expressif
De l'autre côté de la scène où s'active le corps des volontaires, après bien des heures passées à retirer des cadavres de sous des mottes de béton, des blocs, des toitures, ils ont étalé près d'une vingtaine sur la chaussée. Il y en a un qui attire particulièrement mon attention : le cadavre d'un enfant. Il témoigne avec expressivité les dernières secondes du cataclysme qui allait le tuer : ses yeux sortent de leur orbite. Ses mains tendues vers le ciel parlent. Elles appellent au secours. Mais personne n'a pu venir à temps pour lui épargner cette mort soudaine et violente. Peut-être que ses parents ont connu le même sort que lui.
La bouche ouverte, cet enfant rapelle le calvaire de tous ceux qui ont disparu comme un éclair en cette fin d'après-midi du 12 janvier 2010, où le temps semblait s'arrêter à cinq heures moins sept.
Un cadre de cadavres
Quatre jours plus tard, j'ai revu le cadavre de cet enfant de la rue Saint-Gérard parmi une cinquantaine d'autres, tout près de l'église Sainte-Anne - site en plein air choisi pour recueillir des macchabées qui, par la suite, seront inhumées dans des fosses communes. J'étais avec un chauffeur et un journaliste de Radio Mélodie FM, dans un pick-up double cabine. On était venu spécialement supporter le directeur de Mélodie FM, Marcus Garcia, dans la récupération du corps de sa femme, victime du séisme qui a fait, selon les chiffres officiels, plus de 300 000 morts en Haïti.
Les cadavres en plein air sont en décomposition avancée. Ils dégagent une odeur à vous défoncer les fosses nasales. « Marcus, je ne peux pas rester là », dis-je entre les dents, d'une voix nasillarde. « Vaut mieux aller m'attendre dans la voiture, messieurs », conseille Marcus, supportant stoïquement la pestilence dans ce cadre de cadavres.
Il faut avoir un moral d'acier et un nez en fer pour passer un moment dans cet enfer pour l'odorat. Et pourtant des familles, par groupe, viennent trier, dans ces grappes de cadavres, les leurs. Ils les enroulent dans des draps et les déposent dans des cercueils. J'ai vu Soeurette, une amie, venir chercher le cadavre de sa tante tuée dans le tremblement de terre. Je n'ai pas eu le courage de l'appeler dans cet espace, où pourtant, à quelques pas, sur la place Sainte-Anne, des sans-abri vaquent tranquillement à leurs occupations. Des nourrices étendues sur un bout de carton donnent du sein à leurs nourrissons ; d'autres personnes cassent la croûte, pissent, vont à la selle, se baignent, jouent aux cartes, sans se faire du souci. Pour ce qu'ils ont vécu, c'est peut-être le purgatoire pour eux, me suis-je dit.
Je suis allé m'asseoir dans le pick-up avec le chauffeur. Il m'a offert de la pâte dentifrice que j'ai introduite dans mes narines. Mais à travers la vitre du véhicule, je regardais l'horreur : des cadavres, des cadavres boursouflés, des cadavres au bord de l'éclatement, et le cadavre de cet enfant aux mains suppliantes, à la bouche ouverte et aux globes oculaires qui nous regardent et nous regardent encore.
Peut-on continuer à vivre de la même façon et à jouer la politique de l'indifférence après ce cataclysme naturel qui a ôté la vie à plus de 300 000 personnes ?
Claude Bernard Sérant
http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=1&ArticleID=78361&PubDate=2010-03-05
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