La justice toulousaine a rendu un non-lieu dans la dernière affaire liée à Patrice Alègre.
Des dizaines de morts violentes restent inexpliquées
Gabriel Loubradou. Son association veut encore faire la lumière sur les zones d'ombre d'une affaire désormais classée. THIERRY DAVID
A moins d'un coup de théâtre, au demeurant bien improbable, Jean-Dominique Panzani restera dans les annales judiciaires comme le magistrat ayant mis un terme à l'affaire Alègre. Le 9 septembre dernier, le président de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Toulouse a rendu un arrêt de non-lieu dans la dernière affaire en suspens où apparaissait le nom de tueur en série, fils d'un CRS qui l'avait élevé à la dure. Vingt et un ans après la disparition d'Hélène Loubradou, une célibataire de 27 ans, les ultimes vérifications engagées par la justice n'ont pas permis de le confondre.
Enquête ratée
Sur l'agenda de la jeune femme, un rendez-vous avec un certain « Pat » était noté à Cazères, à proximité du lac que fréquentait le criminel. À l'époque, un garçon de café et un chauffeur de bus disaient avoir aperçu dans les parages un homme lui ressemblant. Mais, avec le temps, les souvenirs se sont dilués. Ces mémoires en lambeaux ne pouvaient fonder une accusation crédible alors qu'aucun cadavre n'a été retrouvé et que le principal intéressé nie farouchement les faits. Une enquête ratée au départ ne se rattrape jamais.
Pudique, Gabriel Loubradou ne s'appesantit pas sur le sort de sa fille. Ce n'est que l'un des visages féminins de la macabre galerie de portraits que renferment les dossiers de l'association Stop à l'oubli qu'il porte à bout de bras. Cet enseignant à la retraite, qui fut l'adjoint de l'ancien ministre Maurice Faure à la mairie de Cahors, a remué ciel et terre, accompagné de son infinie patience le deuil des familles. En pure perte. Retiré a Montcuq, dans le Quercy blanc, Il quittera vraisemblablement ce monde sans savoir pourquoi, entre 1986 et 1997, près de 195 meurtres ou disparitions sont restés non élucidés dans le ressort du tribunal de grande instance de Toulouse.
QUELQUES DATES DE L'AFFAIRE
SEPTEMBRE 1997. Arrestation de Patrice Alègre. Il reconnaît 5 meurtres et 6 viols. 21 FÉVRIER 2002. Patrice Alègre est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d'une période de sûreté de 22 ans.
MAI 2003. Les gendarmes de la cellule Homicide 31 rouvrent le dossier. La presse révèle les témoignages de Patricia et Fanny, mettant en cause des policiers et notables toulousains.
18 MAI 2003.L'ancien maire de Toulouse Dominique Baudis révèle que son nom est cité et dénonce une « effarante machination ».
17 SEPTEMBRE 2003. Fanny revient sur son accusation de viol contre Dominique Baudis.
26 MARS 2009. Prison avec sursis pour Patricia et Fanny, reconnues coupables de dénonciation calomnieuse.
9 SEPTEMBRE 2010. La justice confirme le non-lieu rendu dans l'affaire de la disparition en 1989 d'Hélène Loubradou.
Le 18 mai 2003, en venant sur le plateau de TF1 « regarder la calomnie droit dans les yeux », Dominique Baudis a sonné le glas de l'affaire Alègre. Plusieurs prostituées accusaient l'ancien maire de la Ville rose d'avoir participé à des séances sadomasochistes. Vérifications faites, il ne pouvait pas avoir été présent sur les lieux où ces jeux sexuels s'étaient prétendument déroulés. Qui avait manipulé ces dénonciatrices aux personnalités fragiles ? Pourquoi avaient-elles jeté le nom de l'élu en pâture ? Quelle stratégie était à l'œuvre en coulisse ?
L'indignation fortement médiatisée de Dominique Baudis a relégué au second plan ces questions pourtant déterminantes. Et la machine judiciaire qui s'était un peu trop emballée a brutalement freiné des quatre fers, de peur de souffler sur les braises du bûcher de Toulouse. Près d'une vingtaine de dossiers avaient été rouverts en 2002, au lendemain de la condamnation de Patrice Alègre à la prison à perpétuité pour cinq meurtres. Il existait nombre de similitudes entre ces morts violentes : Même mode opératoire, même façon d'incendier les scènes de crime, mêmes témoignages relatifs à la présence du serial killer dans les environs… Toutes ont fait l'objet d'ordonnances de non-lieu ou de classement sans suite sans que jamais personne ne cherche à savoir pourquoi les constatations initiales avaient été bâclées, voire sabotées.
Anomalies en série
Valérie Tariote, découverte en 1989 bâillonnée et poignets liés dans son appartement : intoxication médicamenteuse ; Édith Scheichardt, retrouvée en 1990 dans un fossé jupe relevée et bombe lacrymogène dans le vagin : intoxication médicamenteuse encore ; Hadja Benyoucef, décédée, une cordelette autour du cou et un couteau fiché dans la gorge : raptus suicidaire ; Line Galbardi, tuée en 1992 dans une chambre d'hôtel où elle se prostituait : asphyxie. Jean-Jacques Allemane, 20 ans, jeté dans le canal du Midi le corps entravé dans des liens reliés à un plot de béton : geste d'un désespéré. Au total, près de 15 crimes seront considérés dans un premier temps comme des morts naturelles ou des suicides.
Les deux médecins légistes qui le certifieront, les policiers qui abonderont dans leur sens et les magistrats qui ne feront pas montre d'une grande curiosité n'ont jamais été inquiétés. De qualité inégale, les témoignages recueillis depuis des années par les militants bénévoles de Stop à l'oubli révèlent malgré tout la présence au sein de la police et de la gendarmerie de fonctionnaires douteux, aux liens étroits avec le monde de la nuit. « Il n'est pas exclu qu'il puisse y avoir des policiers ripoux ou un substitut ripoux », déclarait d'ailleurs en 2003 Jean Wolf, alors procureur général de la cour d'appel de Toulouse.
Corruption des esprits
Dans un rapport étouffé par sa hiérarchie, un autre responsable du parquet, le procureur Michel Bréard, mettra en cause deux ans plus tard l'un de ses plus proches collaborateurs. Il soupçonnait ce magistrat d'avoir entretenu des relations amicales avec Patrice Alègre. Il lui reprochait surtout sa présence sur les lieux d'un crime, avant même l'arrivée de la police, alors qu'il n'était pas de permanence ce jour-là.
« Tant que Patrice Alègre apparaissait comme un tueur psychopathe, cela ne posait de problème à personne, insiste Gabriel Loubradou. Mais à plusieurs reprises, il tue sur ordre. Il a des commanditaires qui sont manifestement protégés. Différents trafics apparaissent en arrière-plan. Chercher plus loin, ce serait prendre le risque de révéler des liaisons dangereuses. » De celles par exemple qui pourraient expliquer l'exécution du travesti Claude Martinez ?
Poignardé dans son studio en 1992, ce jeune homme avait la réputation d'organiser des soirées particulières qu'il aimait bien filmer. Remis aux enquêteurs par sa sœur, son agenda téléphonique n'a pas été retrouvé par les gendarmes lorsqu'ils ont repris le dossier en 2000. Il avait disparu, tout comme un certain nombre de cassettes vidéo. À force de se heurter à des murs, de se confronter à des dysfonctionnements inexplicables, les familles de victimes crient parfois au complot.
Une radioscopie du quartier de la gare Matabiau, où l'affaire Alègre s'est enracinée, fournit un scénario sans doute plus crédible. Dans ce cœur de ville laissé en déshérence, la pègre n'a pas été surveillée, des barrières sont tombées sans que l'institution judiciaire ne les relève. Et la violence principalement dirigée contre les femmes a pris des proportions inquiétantes, reflétant finalement une corruption des mœurs et des esprits que l'on ne soupçonnait guère dans une cité pourtant réputée pour son art de vivre et sa modernité.
« Chercher plus loin, ce serait prendre le risque de révéler des liaisons dangereuses »
6 octobre 2010 06h00 | Par DOMINIQUE RICHARD
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire