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lundi 18 janvier 2010
L’exode des Français d’Haïti, retour de l’enfer
Dans les jardins de la résidence de l’ambassadeur de France, à Port-au-Prince, la superbe maison blanche en bois au style néo-colonial n’est plus qu’une ruine qui menace de s’effondrer. Partout, les Français ont envahi les jardins, trouvant là un havre de paix. Chacun dort à la belle étoile, à même le sol, où l’on ressent encore de faibles répliques du séisme. Vendredi, vers 14 heures heure locale, l’ambassadeur Didier Le Bret s’adresse à ses compatriotes. « Vous avez fait le choix de partir, de rentrer au pays. C’est le bon choix. Dans quelques heures, les problèmes sanitaires vont s’aggraver et la sécurité va se dégrader. Nous ferons tout pour vous ramener en France le plus rapidement possible. » Soixante-dix personnes environ, dont des femmes avec des enfants en bas âge et des bébés, se rassemblent autour des camions Tata blancs, au sigle de l’ONU. Chacun monte à bord. Une jeune fille éclate en sanglot. Elle vient d’apprendre que sa mère, toujours vivante, a été sortie des décombres de leur maison, mais elle est grièvement blessée. Son père décide de rester mais est rassuré sur un point : sa fille rentre à Paris.
Le convoi s’ébranle. Les trois camions mettront plus d’une heure à rallier l’aéroport, escortés par des gendarmes français. Des Casques bleus indiens sont au volant. Tous en armes, le doigt sur la gâchette car, ici, un calme précaire règne. Arrivée à l’aéroport. Celui-ci est désormais totalement contrôlé par l’armée américaine. Le bâtiment est inutilisable et ses structures jugées menaçantes. Les Américains ont donc installé plus loin une tour de contrôle aux allures de QG militaire. A l’extérieur, une foule d’Haïtiens s’est massée aux portes. Tous veulent à tout prix quitter leur pays. Les soldats de l’ONU font régner l’ordre. La tension est à son comble et la situation peut exploser à chaque minute. Les Français sont parqués à un coin de la piste. Avec eux, deux représentants de l’ambassade et deux membres du ministère des Affaires étrangères, arrivés la veille depuis Paris. Commence une très longue attente sur le tarmac, sous une chaleur écrasante et dans le bruit assourdissant des avions militaires de toutes nationalités qui apportent l’aide. La France, elle, a promis un hôpital de campagne, mais celui-ci n’était pour l’heure toujours pas arrivé. Pour recenser les candidats au départ, on improvise un guichet, une caisse d’aide humanitaire colombienne.
Non loin, le secrétaire d’Etat à la Coopération, Alain Joyandet, assure au Premier ministre haïtien que la France va accroître son aide alimentaire. Pendant ce temps, les esprits s’échauffent. La distribution des tickets tourne à la foire d’empoigne. Beaucoup redoutent de rester en plan. Les événements vont leur donner raison : une première liste de 193 personnes est finalisée. Elle privilégie des blessés, une femme dans un fauteuil roulant, une autre aux orteils cassés, et des bébés qui pleurent, accablés par la chaleur. Mais les heures passent, sans informations. Puis une rumeur parcourt la foule, les avions n’arriveraient pas.
L’angoisse se lit sur les visages. Juliette, une jeune Française de 32 ans, tente d’obtenir quelques nouvelles. Elle travaille pour une ONG, située à 200 mètres de la capitale. Son village a ressenti des secousses. Un seul mort à déplorer, mais son travail dédié au développement est désormais impossible. La mort dans l’âme, elle a décidé de partir.
L’ambassadeur confirme les pires craintes : « J’ai deux Airbus à disposition mais ils sont bloqués à Saint-Domingue. » Les Américains refusent qu’ils se posent. Les heures continuent à s’égrener. Hormis une petite bouteille d’eau, les Français, qui sont maintenant plus de 250, n’ont rien avalé depuis des heures. Le diplomate se veut rassurant. « Je ne vous lâche pas. Je reste avec vous jusqu’à ce que le dernier soit parti. » Commence alors une nuit surréaliste, dans la poussière, la saleté et le tonnerre des réacteurs. Les candidats à l’exode sont maintenant les naufragés de l’aéroport Toussaint-Louverture, du nom de ce héros qui a libéré le pays de l’esclavage voilà deux siècles. Rassemblés autour d’une montagne de caisses militaires que l’armée colombienne semble avoir laissée là, les gens s’allongent sur des cartons. Une femme et ses deux petites filles s’assoient par terre. D’autres prennent le risque de s’installer près des bâtiments lézardés de l’aérogare.
Aussi étrange que cela puisse paraître, la colère fait place un temps à la résignation. La faim et la soif gagnent. Nathalie, une jeune Française aux cheveux bouclés, prend les choses en main. « Je vais aller demander de l’aide aux Américains », glisse-t-elle. Une demi-heure plus tard, elle revient à bord d’un 4 x 4 et appelle Laurent, un émissaire du Quai d’Orsay. Ils se rendent au QG américain. Bonne nouvelle : compatissants, ils vont aider les Frenchies échoués en ces lieux. Des GI’s nous distribuent un gros sachet de MRE (meal ready to eat) – des rations de combat de l’US Army. Au menu, un gros cookie, du corned-beef desséché, du fromage liquide, un plat de bœuf ravioli à faire réchauffer dans un étrange sachet en plastique. Personne ne parvient à comprendre les instructions pour réchauffer la popote : « A la guerre comme à la guerre », s’exclame Pierre, un quinquagénaire franco-haïtien qui essaye de détendre l’atmosphère. Ce n’est pas très bon, mais pour certains, c’est le premier repas depuis trois jours.
La nuit se poursuit. Des gendarmes imperturbables et dévoués assurent notre sécurité. François, un « homme du Quai », nous offre des cigarettes et reste parmi nous. Le jour commence à poindre. Les plus prévoyants ont gardé un peu d’eau et improvisent une toilette spartiate. L’avion a été promis à 7 h 30 mais nous ne voyons rien venir. Arrivée sur place de l’ambassadeur et du secrétaire d’Etat. La foule les entoure et leur demande des comptes pour cette nuit effroyable. Mais dans cette ville où les morts jonchent les rues ou pourrissent sous les gravats, l’effroyable est une notion très relative. L’ambassadeur indique qu’il disposera de trois avions de l’armée de l’air français, des Casas, et a bon espoir de faire atterrir un Airbus. Alain Joyandet tente de calmer les esprits. « Nous sommes dans une situation de crise totale », déclare-t-il à France-Soir. « Mais nous sommes en train de la gérer et nous la gérons au mieux. Je viens d’avoir l’Elysée qui va intervenir auprès du gouvernement américain pour que nos avions atterrissent. »
Plus tard, un Casa et un Airbus atterrissent effectivement. Problème, le gros-porteur n’est pas celui que nous attendions. Il s’agit d’un avion qui transporte le fret de l’association Action contre la faim. Un petit groupe de 36 personnes a été sélectionné et monte dans le Casa. Mouvement de panique. De nombreuses personnes courent sur le tarmac pour rejoindre ces « chanceux ». Au total, un peu plus de 60 personnes peuvent quitter la fournaise haïtienne. Nous redoutons de passer une nouvelle journée et une nouvelle nuit dans des conditions d’hygiène et de sécurité extrêmement précaires. A l’extérieur, on rapporte que des émeutes ont éclaté. Des hommes armés se sont livrés au pillage dans le centre-ville. D’autres ont ressorti des machettes, comme au temps maudit de la dictature de Baby Doc et de ses milices de tueurs, les tontons macoutes. Trois gendarmes choisissent de rester, bien que la relève soit arrivée. L’ambiance est explosive. Des cris et des invectives fusent. La fatigue et la peur ont gagné. « Maintenant, nous confie un gendarme à voix basse, ça peut déraper. »
Autre scène violente, six GI’s, fusil-mitrailleur en bandoulière, poussent sans ménagement un groupe d’Haïtiens. Ils veulent les faire pénétrer à l’intérieur de l’aérogare en empruntant le passage réservé aux bagages, dans un endroit sombre dont le sol est couvert d’eau. Leur mission : refouler les candidats spontanés au rêve américain.
De nouveau, on reprend les noms pour établir de nouvelles listes. C’est la troisième fois en 24 heures. Un membre du Quai d’Orsay nous explique : « Il y en a encore 500 comme vous devant les portes de l’aéroport. Nous ne pouvons pas les laisser entrer tant que vous n’êtes pas partis. » Les heures passent sans la moindre distribution d’eau et de nourriture. Cette fois, nous sommes répartis entre des minibus ou contre l’aérogare. Manque de chance, les Colombiens ont commencé à récupérer ce qui nous servait de campement de fortune. Une femme fond en larmes. « J’ai peur, dit-elle. J’ai tout perdu ici. Une amie est morte, toutes mes affaires, ma maison… Je n’ai plus rien. » Vers 17 heures, retour du ministre et de l’ambassadeur. Voilà plus de 27 heures que nous sommes échoués à l’aéroport. Maurice, un magistrat français venu pour aider à rebâtir la justice haïtienne, part à la chasse aux informations. Gentil et affable, il revient expliquer. « Le ministre dit qu’un Casa va arriver, suivi d’un Airbus français. » L’annonce suscite des propos sarcastiques : « Tu parles ! Encore des promesses ou des mensonges ! »
Soudain, un Casa atterrit. L’avion est positionné très loin sur la piste afin d’éviter que la foule ne se presse à ses abords en courant. Tout le monde rassemble ses petites affaires. Une liste est extirpée, quelques noms surlignés en bleu. Comment ont-ils été retenus ? Sur quels critères ? Mystère. Finalement, une trentaine de personnes prend place dans l’avion. Il est 19 heures, les hélices se mettent à tourner. Un dernier salut du ministre et l’avion s’envole, direction Fort-de-France, en Martinique.
Quatre heures plus tard, arrivée à bon port, l’accueil est chaleureux et très organisé. Des gendarmes, la Croix-Rouge, la sécurité civile, des policiers, des médecins, des psychologues nous accueillent. Chacun pourra voir un docteur. Quelques-uns, blessés, sont immédiatement évacués vers l’hôpital.
Un gendarme nous explique alors que les Airbus ne décolleront pas cette nuit de Saint-Domingue. En revanche, un gros-porteur militaire Hercule C-130 est déjà dans les airs en provenance de Paris. Dans ses soutes, un hôpital de campagne que les sauveteurs français en Haïti attendent avec impatience.
A Fort-de-France, les Français sont embarqués en direction de l’hôtel Les Amandiers, à Sainte-Luce, à 25 km de Fort-de-France. Le sous-préfet de Martinique est déjà sur place et accueille les ressortissants épuisés. Un avion de ligne Air Caraïbes pourrait partir le lendemain soir vers Paris. Caroline, une jeune Franco-Suisse, peut enfin appeler sa famille. Infirmière tout juste diplômée, elle venait de s’engager auprès d’une association humanitaire américaine. Avec l’aide d’un dentiste et d’un médecin généraliste, elle a paré au plus pressé en recousant une cinquantaine de plaies. Elle ne le sait pas, mais sans doute a-t-elle sauvé les malheureux de la gangrène, de l’amputation, ou de la mort !
Il est très tard à Fort-de-France. Chacun se dirige vers sa chambre. « Je rêve de boire un café », dit un jeune homme. A côté de lui, une vieille Haïtienne s’appuie contre un fauteuil : « Moi, je rêve d’oublier cette horreur. »
Philippe Cohen-Grillet, le lundi 18 janvier
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