jeudi 28 janvier 2010

En Haïti, "les esprits savaient"


Comment oublier ce 5 janvier ? Comment ne pas se dire que les esprits, ce soir-là, avaient lancé un signe et tenté de prévenir ? A leur façon bien sûr, codée et mystérieuse. Difficile à interpréter. Mais enfin, leur comportement si étrange, une semaine avant le séisme, était à l'évidence un message. Et Jean-Alex Marc, prêtre vaudou à Tabarre, un faubourg de Port-au-Prince, reste troublé par le souvenir. Il n'avait pas su voir.

C'était pour lui un grand jour, et la cérémonie qu'il avait longuement préparée promettait d'être à la fois fervente et délirante. "Une tradition pour moi ce 5 janvier. On l'appelle le "couché yanm", la communion de tous les esprits. Autant dire que c'est plein d'énergie !" Il avait invité d'autres hougans (prêtres vaudous), des dizaines d'initiés ; et très vite, après une longue prière, les tambours s'étaient déchaînés. Les esprits invoqués étaient venus, comme attendu. Mais ils étaient, comment dire, réticents. "Ils ne parlaient pas, ne mangeaient pas, ne festoyaient pas. Ils pleuraient. C'était bouleversant."

Papa Ogou, d'ordinaire si joyeux et festif, ne disait pas un mot. Les guédés (esprits des morts), qui ne craignent rien puisqu'ils ont déjà vécu, et forment une famille volontiers chahuteuse et paillarde, restaient mystérieusement éteints. Les chants et les danses ont quand même traversé la nuit. Mais au petit matin, le prêtre était perplexe. Et interrogeait ses pairs. Que s'était-il passé ? Où était l'erreur ? Avait-il commis une faute ? Fallait-il refaire la cérémonie ? "J'ai mis du temps à comprendre. Même le jour du séisme, je n'ai pas fait le lien. Mais l'évidence m'est apparue. Les esprits savaient qu'Haïti allait souffrir."

"Bien sûr, ils le savaient !", s'exclame André Ismaite, hougan lui aussi dans la commune de Tabarre, dont le temple - le hounfort - qu'il avait mis tant de temps à construire, s'est effondré en quelques secondes. "Nous étions avertis depuis le mois de novembre." Avertis ? "Disons que les esprits nous prévenaient par signes, par songes, par paraboles. Mais il y a tant de problèmes dans ce pays qu'on ne savait qu'attendre. Un énième soubresaut politique ? Un choc économique ? Quel tort de ne pas prendre plus au sérieux nos songes !" Qu'auraient pu faire les hougans, de toutes façons, s'ils avaient fait la bonne interprétation ? "Le gouvernement nous exclut, nous ignore, nous méprise", regrette André Ismaite. "On invite les pasteurs et les prêtres au palais présidentiel. Mais on fait comprendre qu'on n'y souhaite pas de cérémonie vaudoue. Quelle hypocrisie ! Ce pays a été fondé sur le vaudou. Tous les Haïtiens, qu'ils se proclament catholiques ou protestants, ont le vaudou dans le sang !"

L'itinéraire de Jean-Alex Marc n'était pas écrit à l'avance. Elevé par une maman catholique pratiquante éprouvant pour les rites vaudous une grande méfiance, il a beaucoup fréquenté l'église, avant d'être séduit par les Témoins de Jéhovah. Jusqu'à sa maladie. Soudaine. Mystérieuse. "Un 1er janvier, je me suis retrouvé aveugle. Sans raison apparente. Puis mon coeur a enflé. A la perplexité des médecins. Enfin, j'ai traversé une période de folie, avec de vrais délires. Et c'est à son issue que j'ai pris conscience de ma vraie place. J'étais un réclamé des esprits." Une cérémonie l'a confirmé : il était choisi pour être hougan. Impossible de refuser. A moins d'endurer des souffrances jusqu'à la mort. "Je voulais sauver ma vie. J'ai consenti. Et ma santé s'est rétablie."

Depuis, il officie dans une petite communauté pauvre qu'il chérit et dont il est, dit-il, malgré ses 36 ans, le "papa". Il organise les grandes cérémonies du calendrier vaudou, des mariages, des actions de grâces demandées (et payées) par des particuliers. Il sert de conseiller, de confesseur, d'arbitre, de psychologue. Et dans la petite cour entourée de bananiers et située entre son domicile et le petit hounfort qu'il nous fait visiter avec fierté, il reçoit sans cesse de la visite. Son téléphone portable est ouvert à tous.

Depuis le 12 janvier, "jour effroyable", il sonne sans arrêt. Pour poser mille questions : Pourquoi ? Quel sens ? Que faire ? Y a-t-il eu faute, donc punition collective ? Et puis, que faire des morts ?... Il a mûri ses réponses, littéralement "malade" de la souffrance de ses fidèles. "Dieu a créé le monde parfait ; nous les hommes, par ignorance ou méchanceté, l'avons dégradé ; on paie la conséquence. Mais Dieu et tous les esprits bien heureux peuvent alléger le fardeau."

Les cérémonies pour les morts ? Il ferme les yeux et soupire. Ah, les morts... Ces corps broyés sous les gravats. Ces cadavres suintant sur les trottoirs ou jetés dans des fosses communes. Comment ne pas frémir ? Comment ne pas s'épouvanter de cette violente entorse aux rituels du culte qui imposent notamment le dessounen, pratiqué juste avant ou juste après trépas pour libérer le corps des esprits qui le possédaient ? Mais il se veut pragmatique. Et apaisant. "Allons ! La grande catastrophe du 12 janvier balaie toute normalité. Adaptons-nous. Le corps, après tout, n'est qu'enveloppe. Débarrassons-nous des cadavres pour la sauvegarde de tous. C'est l'esprit qui importe. Nous ferons les cérémonies plus tard."

Son collègue approuve. Les hougans de la zone viennent d'ailleurs de se réunir pour décider des procédures. D'abord, bien sûr, se joindre à la prochaine cérémonie oecuménique prévue par le gouvernement. Ensuite se mettre à l'écoute des esprits qui indiqueront ce qui est bon et juste de faire pour les morts. Enfin, prévoir pour le 13 janvier 2011, soit un an et un jour après le séisme, la cérémonie essentielle du "brulezin". Les morts, dit-il, y parleront, donnant une explication à la fureur du séisme. "On sera prêt, alors, à les entendre. En ce moment, ça vacille nos têtes. Personne à Haïti n'est d'aplomb."

Annick Cojean

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