Le 20 novembre 2012, Guillaume Pepy, le président de la SNCF, reconnaissait que "les suicides (sur les voies ferrées) sont en très forte augmentation, de l'ordre de 30% en 2012 par rapport à ce qu'on connaissait en moyenne les trois ou quatre années précédentes" : 400 suicides présumés, 1603 trains touchés, près de 1000 heures de retard, sans compter le stress des conducteurs, le malaise des salariés retenus dans les trains et ces milliers d'heures de travail perdues pour l'économie : un coût humain et financier insupportable...
Deux mois plus tard, le 24 janvier 2013, Manuel Valls, ministre de l'Intérieur, se félicitait de la baisse historique du nombre de morts sur la route. Avec 3 648 morts en 2012, la France atteint ainsi le plus bas niveau de tués par accident depuis 1948. Une économie en vies humaines inestimable et de moindres dépenses publiques de l'ordre de 20 milliards d'euros depuis 1993.
Paradoxalement, ces deux évènements se répondent et nous livrent une leçon : face à un problème de santé publique de grande ampleur, la volonté politique n'est jamais impuissante. Or, avec plus de 11 000 morts par an pour plus de 200 000 tentatives, le suicide est désormais en France un problème majeur de santé publique, sans qu'une volonté politique claire ne se manifeste ni n'indique qu'il est possible de prévenir et de sauver des vies. Pourtant, depuis 2008, la crise ne fait que renforcer ce phénomène. Car c'est bien de cela dont il s'agit : l'ombre de la crise s'est fait humaine...
UNE FRANCE QUI BROIE DU NOIR
La crise financière, mêlant endettement abyssal et risque monétaire, s'accompagne d'une crise économique, conjuguant croissance atone et multiplication des plans sociaux, et se complique d'une crise sociale marquée par l'explosion du chômage et de la précarité ; de sorte qu'une crise humaine et sanitaire s'installe jour après jour. C'est le sens des chiffres révélés par la SNCF. Avec un effet retard bien connu des spécialistes du suicide, la société française commence seulement à prendre conscience du coût humain de la crise. Dans la froideur d'une courbe de croissance se niche toujours silencieusement un taux de chômage, un volume d'endettement, un niveau de solitude et le véritable état du lien social que révèle ce nombre élevé de suicides.
Cinq cent quarante-huit tentatives de suicide, en moyenne, par jour, une vingtaine toutes les heures... ce n'est pas seulement la manifestation d'une France qui broie du noir, c'est l'indicateur avancé d'une " crise humaine globale " qu'il revient de traiter sur le même plan et avec la même énergie qu'on met à s'attaquer aux crises financières, économiques ou sociales ; les unes ne s'opposant pas aux autres. Il n'est pas question de regarder tomber les morts en expliquant à chaque fois qu'il s'agit d'un drame à portée personnelle au lieu de dire que c'est aussi un tribut humain payé aux fractures françaises.
Election après élection, sondage après sondage, tout indique que les clivages économiques, sociaux et désormais identitaires creusent le pessimisme français, l'angoisse devant l'avenir et le sentiment de fatalité ou d'impuissance. Le phénomène suicidaire de grande ampleur que connaît la France contribue à ce fatalisme, s'enracine dans ce contexte et le renforce tout autant : chaque drame contribue à pétrifier les volontés, chaque mort fait refluer l'envie et l'énergie. Le suicide d'un proche, d'un collègue ou d'un ami indique trop bien la difficulté de s'en sortir et de se prendre en main. Au nombre de ceux qui meurent ou tentent de se suicider, il faut également rajouter l'onde de choc provoquée par le geste suicidaire qui concerne chaque année des millions de français.
Pathologie d'un lendemain sans espoir, le suicide mine aussi la confiance de ceux qui demeurent. Au delà de l'aboutissement individuel, l'acte suicidaire se révèle aussi comme un tueur social, incitant à d'autres passages à l'acte. De fait, la crise humaine prend appui, autant qu'elle la renforce, sur la crise économique et sociale : le désespoir entraîne le désespoir et les suicides liés à la crise aggravent cette même crise. C'est une réalité qu'il est nécessaire de penser et d'affronter collectivement.
AFFIRMER UNE DYNAMIQUE COLLECTIVE ET SOCIALE DE PRÉVENTION
Aujourd'hui, la France manque cruellement d'une telle culture de prévention. Or, tous les acteurs, professionnels, experts, syndicalistes, associatifs ou familiaux, souscrivent largement à l'idée d'une mobilisation commune ; voilà pourquoi, au pacte de compétitivité, à la sécurisation de l'emploi, au contrat de génération et à toutes les mesures décidées dernièrement pour relever notre pays, il est désormais urgent d'ajouter un volet proprement humain.
C'est le sens de notre appel, lancé voici deux ans avec 44 personnalités, pour la création d'un observatoire des suicides, lieu permanent d'études, d'échanges et d'implication de l'ensemble des acteurs pour la prévention et la lutte pour sauver des vies humaines. En abordant le suicide de front, il n'est pas question, pour nous, de renforcer la morosité des Français, mais bien d'affirmer, par une dynamique collective et sociale, que personne n'abandonnera les citoyens les plus fragiles.
A cet appel, soutenu aujourd'hui par l'ensemble des organisations syndicales, la mutualité française, des milliers de citoyens et des élus, ne manque plus maintenant qu'une volonté politique ; celle qui a prévalu tout au long de ces années de lutte pour réduire le nombre de morts sur la route. La réussite de la lutte pour la prévention du suicide passera d'abord par ce réel engagement. Nous ne le répéterons jamais assez : face à la crise, le suicide n'est pas une fatalité !
Michel Debout
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