vendredi 28 février 2014

LA QUESTION DE L’UKRAINE ET DE LA CRIMEE, OU LE REVE BLESSE DU TSAR VLADIMIR


Précédée par des voitures de la sécurité et encadrée par deux colonnes de motards, la grande limousine noire aux vitres teintées, fuit à travers les grandes et belles avenues de Moscou rendues désertes pour l’occasion. Par une allure à peine réduite et sans que la garde de faction ne s’inquiète quant à l’identité de son passager, elle s’engage dans l’enceinte du Kremlin et après quelques détours à l’intérieur de la citadelle, s’arrête devant une esplanade où, aux échos martiaux et intimidants d’une vigoureuse fanfare, une troupe en grande tenue s’applique à rendre les honneurs à l’homme qui en descend...

Celui-ci n’est pas très grand, mais il a la stature altière et assurée d’un homme qui se sent investi d’une haute mission et qui, après avoir salué la troupe, s’engouffre promptement dans le palais où l’accueil un escalier monumental et magnifique, qui semble vouloir le conduire jusqu’aux cieux. Dans un dédale grandiose où, un tous les trois mètres, des gardes qui le fixent du regard tournent la tête comme pris de stupéfaction à mesure qu’il passe devant eux, de lourdes et immenses portes semblent s’ouvrir comme par enchantement à l’instant où il se présente devant elles, tout semble s’évanouir ou s’agenouiller à son passage...

Il parvient alors dans une salle immense aux ors reluisants où, tout ce que la Russie peut compter d’importantes personnalités s’y trouve rassemblé, des hommes politiques bien-sûr, les ambassadeurs, des militaires croulant sous des placards de décorations, des industriels, des scientifiques, des écrivains et des artistes, nombre de beaux messieurs et d’élégantes dames, et surtout les ecclésiastiques autour du patriarche de Moscou...

Commencent alors les hymnes et les discours, c’est la cérémonie d’investiture de Vladimir Poutine, pour son troisième et peut-être dernier mandat, qui reprend les rites d’une véritable “intronisation”. Et, par delà son formalisme constitutionnel, il ne fait guère de doute pour beaucoup que, compte tenu de la sacralisation du cérémonial et surtout de la communion de toutes les représentations de la Russie, dans cet événement où la nation lui signifie sa charge, il s’agit bien dans les esprits, de la célébration d’un nouveau “tsar”...

Vladimir Poutine nous le savons, n’est pas un démocrate. C’est un homme cynique et froid, et dont la brutalité en avait fait en son temps le patron du terrifiant KGB. Volontiers raciste envers les peuples du Caucase, il n’a absolument aucune compassion ni considération pour les peuples qu’il a fait massacrer, ni pour les opposants qu’il a fait éliminer, au nom de sa raison d’état, et il est clair qu’il ne s’agit pas du genre d’individu dont nous aimerions quant à nous, faire le premier des nôtres...

Cependant, et les choses étant ce qu’elles sont, il est manifestement l’homme dont la Russie, elle, avait besoin pour sortir de ces temps difficiles car c’est un grand patriote, et même un nationaliste dirons-nous, qui ne semble vivre que pour que sa gloire puisse s’établir à travers un renouveau de la Russie dont il aura été l’artisan besogneux et infatigable...

Compte tenu qu’il fut un communiste convaincu du temps où il était prudent de l’être, on ne sait s’il est devenu croyant où s’il fait simplement bien semblant de l’être, mais une chose est certaine, c’est qu’il a parfaitement compris tout ce qui était nécessaire pour rendre à la Russie son âme, pour que celle-ci puisse se réconcilier avec elle-même et se pardonner ses errements historiques qui furent si indignes et meurtriers. C’est ainsi qu’il fit restaurer à grand frais les églises et qu’il rétablit l’église orthodoxe de Russie, dans la place exceptionnelle et nécessaire que la logique historique lui accorde au sein de la “sainte Russie”, et c’est précisément l’efficacité de cette opération qui justifiera l’envoi par des puissances hostiles, de profanatrices pour tenter d’en contrarier la dynamique...

Il semble que Vladimir Poutine aime la Russie de la même façon passionnelle qu’Hitler aimait l’Allemagne, c’est à dire qu’il est en quelque sorte “possédé” par ce qui demeure cependant une noble ambition, tant qu’elle ne devient pas et c’est là le danger, la justification de n’importe quel moyen pour la servir, celle de faire recouvrer à cette Russie, toute sa puissance et sa magnificence d’antan...

Mais les temps ont changé...

Depuis la lointaine antiquité, nous savons à travers l’histoire connue des Egyptiens, des Phéniciens, des Crétois, des Grecs, des Carthaginois et des Romains, quant à ce qui concerne cette partie du monde, qu’il n’y a pas de nation puissante qui ne se soit dotée pour devenir cela, d’une grande puissance navale, quelle soit alors commerciale ou militaire.

Ce rapport fondamental maintes fois vérifié de la puissance navale à la félicité d’une nation est tel qu’il pourrait presque constituer à lui seul, l’explication du fait des nations les plus puissantes. Ceci, tant il est vrai que dans l’antiquité, il fallait se trouver au bord de la Méditerranée, voie des échanges entre nations et par le fait, facteur de civilisation, pour prétendre à la grandeur, et qu’à partir de la renaissance et des grandes découvertes, il fallait se situer au bord de l’atlantique, nouvelle voie des échanges entre les nations, pour cela, et ce n’est pas par hasard que les plus puissantes des nations européennes furent à cette occasion, celles de l’ouest...

Pour pouvoir garantir tant ses approvisionnements que ses exportations, ne faire l’objet d’aucun enclavement ni d’aucun blocus, exercer dans le concert des nations les plus influentes, relever le défi concurrentiel qu’elles constituent et en triompher, être les premiers à profiter des ressources, des espaces, et des nouveautés, établir des contacts avec un maximum de nations et permettre la diffusion de sa culture, gagner les marchés, et constituer sa zone d’influence, autrement dit pour devenir une nation puissante, il faut un débouché sur les mers, et une puissante marine...

Il existe cependant un contre exemple terrestre célèbre, la fameuse route de la soie. Mais, ce fait civilisateur repose sur la même dynamique, celle des échanges, lesquels furent toujours rendus plus faciles par voie fluviale ou par voie maritime que par voie terrestre. C’est d’ailleurs, répondant au problème que posait la prise de Constantinople par les Turcs, le contournement de l’Afrique par le cap de bonne espérance par Vasco de Gama, qui sonnera le glas de cette route de la soie...

La Russie elle-même, dont le berceau fut la Rus’ de Kiev, naitra des échanges par voie fluviale auxquels procédaient les Varègues, par le Dniepr et la Volga. Mais elle manquait d’avoir accès directement aux voies principales d’échange que constituaient la Méditerranée, l’Atlantique, ou la mer du nord, handicap qu’accentuera encore son expansion continentale...

Ce sentiment d’être justement trop continentaux et donc trop éloignés des voies d’échanges maritimes, et d’être par là privés de participer à une dynamique du développement qui constituait la faveur des autres, constituera une obsession pour les tsars qui chercheront par tous les moyens à se créer des ouvertures sur les mers, et particulièrement vers les mers chaudes, pour établir la Russie en une grande puissance maritime...

Ainsi, Pierre le Grand qui considérait qu’une nation qui ne possédait pas un pied dans l’océan, était tout simplement une nation unijambiste, mènera une guerre contre la Suède qui lui permettra d’obtenir une ouverture sur la mer Baltique qui comme il le dira, sera sa fenêtre sur l’Europe, laquelle s’agrandira plus tard avec la conquête de la Lettonie. Il fondera alors partant de là, la ville et le port de Saint Petersbourg en 1703, dans une zone de marécages où se situait déjà un fortin suédois. Il sera le fondateur de la flotte russe, mais c’est Catherine de Russie qui, en s’emparant de la Crimée et en y fondant la ville et le port de Sébastopol en 1783, permettra le développement de la flotte de la mer noire, celle avec laquelle commence véritablement la grande histoire navale russe...

Les axes de développement de cette puissance maritime sont donc établis depuis des siècles. Il s’agit tout d’abord de maintenir à tout prix le débouché sur la mer Baltique qui constitue la porte vers la mer du nord et vers l’Atlantique, de pousser à partir de la Mer Noire, pour atteindre enfin la Méditerranée orientale, en se libérant de ces goulets d’étranglement que constituent le Bosphore et le détroit des Dardanelles sous domination ottomane, et de pousser vers l’Océan indien, à travers l’Afghanistan et le Pakistan.

C’est cette dernière option, qui nécessitait de favoriser la prise du pouvoir par des gouvernants “amis” dans ces pays, qui fut retenue du temps de l’URSS par Leonid Brejnev. Mais, bien qu’une fois déjà en Afghanistan, il ne se trouvait plus qu’à quelques centaines de kilomètres de l’océan, ce projet fut anéanti par les Américains qui pour le contrer, lancèrent contre le gouvernement Afghan, puis contre les Russes venus le soutenir, les hordes sauvages d’Al Quaïda... La suite nous la connaissons en partie, car cette histoire n’est pas finie...

Si telle fut l’option de Leonid Brejnev, c’est parce que l’option précédente, celle d’atteindre la Méditerranée orientale, fut bien tentée au 19ème siècle par le tsar Nicolas 1er, mais elle tourna au désastre pour les Russes à travers la guerre de Crimée...

Alors qu’après sa lourde défaite à la bataille de Pavie qu’il livra contre Charles Quint en 1525, et la signature d’un traité infamant qui l’obligeait à céder la Bourgogne et le Charolais à celui-ci, le roi de France François 1er se trouvait retenu prisonnier en Espagne, il parvint à dépêcher une ambassade auprès du sultan Soliman le magnifique pour solliciter son secours.

La logique de cette démarche tient au fait que depuis 1521, Soliman et sa puissante armée qui ont conquis la Serbie, et qui en 1529, seront à deux doigts de soumettre Vienne, sont au contact direct de l’empire de Charles Quint, et lui mènent bataille sur les terres comme sur les mers. L’empereur tentant de faire les Iraniens entrer en guerre contre les Turcs, l’idée d’une alliance de ces derniers avec la France semble s’imposer, et pour faciliter cet accord, François 1er rappelle au sultan la responsabilité historique de la France, quant à la protection des chrétiens d’orient, disposition qui va déterminer la politique française en Méditerranée et au proche orient durant des siècles jusqu’à de nos jours...

Il s’agit en fait d’une disposition qui résulte d’un accord conclu depuis le 9ème siècle entre Charlemagne et le calife abbasside Haroun al Rachid, qui fait parvenir au plus puissant monarque catholique de cette époque, les clefs de la ville de Jérusalem.

C’est en prétextant de cet accord que trois siècles plus tard seront engagées les croisades pour la protection des lieux saints et des chrétiens d’orient, débouchant sur la création de l’ordre des chevaliers du temple de Jérusalem, les fameux “templiers”, et que seront créés les royaumes francs d’orient.

Libéré sous la promesse de renoncer à ses ambitions dans le Milanais, et en laissant ses deux fils en otage à Charles Quint, qu’il n’ira d’ailleurs jamais rechercher, François 1er se dépêche de dénoncer cet accord dit-il obtenu par la contrainte, et de reprendre sa lutte contre l’empereur. C’est en 1536 qu’il signe avec son allié le sultan, les capitulations de l’empire ottoman, c’est-à-dire un renoncement partiel de la souveraineté du sultan sur une partie de ses sujets, au bénéfice des français qui en plus de certaines responsabilités vis à vis des chrétiens d’orient, obtiennent l’exclusivité du commerce européen en direction de l’empire ottoman, toutes les transactions devant passer par eux...

Au fil des siècles ces accords entre la France et la “Sublime Porte” vont de préciser, et c’est à leur titre que Louis XIV assurera sa protection au patriarche maronite du mont Liban.

Mais en cette seconde partie du 19ème siècle, l’empire ottoman est malade et secoué de toutes parts par des forces centrifuges auxquelles il faut bien le dire, les menées secrètes des puissances européennes ne sont pas étrangères. Chacune de celles-ci attend de pouvoir s’offrir le meilleur morceau de la bête qu’elles tentent de mettre à mort.

C’est dans cet esprit et selon son projet d’atteindre enfin la méditerranée que le tsar de Russie Nicolas 1er, s’empare en octobre 1853, des deux provinces ottomane de Moldavie et de Valachie, et argumentant qu’il est logiquement le défenseur des slaves orthodoxes de l’empire ottoman...

Cependant, la Reine Victoria qui ne veut absolument pas que l’Angleterre perde le contrôle de la route des Indes passant par le Proche-Orient, ne veut pas voir les Russes s’installer sur les rivages de la Méditerranée, continuer à partir de là leur expansionnisme, tout en se constituant une puissante marine. Et, Napoléon III qui, après son coup d’état, est en quête d’une victoire éclatante pour donner un peu de lustre à son régime, se dépêche de rappeler qu’au titre des capitulations, c’est à la France qu’il appartient d’assurer la protection de tous les chrétiens de l’empire ottoman...

Anglais et Français lancent donc au tsar un ultimatum en février 1854, qui est précisément l’année où Ferdinand de Lesseps fait le projet de réalisation du canal de suez, pour qu’il renonce à ses conquêtes. Mais, sans réponse de sa part, ils lui déclarent la guerre le 27 mars 1854 en se faisant ainsi les alliés du sultan Abdülmecit 1er et ainsi, 400 000 français, 300 000 turcs, et 250 000 britanniques se retrouvent face à 700 000 Russes.

Après quelques mouvements de troupes dans les provinces Roumaines où les Russes ne semblent pas vouloir situer la grande bataille, les “alliés” décident de débarquer en Crimée, pour les atteindre à ce point névralgique que constitue pour eux Sébastopol.

Curieusement, la plupart des morts de cette bataille et de très loin, ne seront pas dus directement aux faits de guerre, mais à une terrible épidémie de Choléra qui frappera les deux parties. A son terme les Russes seront vaincus, capituleront, et signeront le traité de Paris le 16 avril 1856, qui proclamera la neutralité de la Mer Noire, l’interdiction de la circulation en celle-ci de navires de guerre, et de la construction de fortifications.

Sa sévérité sera rectifiée par des conventions ultérieures, mais ce traité provoquera une forte baisse de l’influence russe dans cette région.

Cependant, avec toute l’énergie qu’y consacrera l’Union Soviétique, la puissance navale Russe se reconstituera d’une façon phénoménale, pour finalement ravir à la Grande Bretagne, la place de second derrière les Etats Unis d’Amérique. Mais, c’est alors que va se produire ce qui aujourd’hui pose au tsar Vladimir, un problème quasi insurmontable, la fin que personne n’aurait supposé possible seulement quelques années auparavant, de cette Union Soviétique...

Il faut bien comprendre ce que cela représente du point de vue d’un nationaliste russe, compte tenu du rapport qui existe entre la puissance d’une nation et la maitrise des mers. Car, par la perte du Kazakhstan, du Turkménistan, et de l’Azerbaïdjan, la Russie ne possède plus sur la mer Caspienne, que quelques kilomètres de littoral entre les bouches de la Volga et le Caucase. Sur la mer noire, l’indépendance de l’Ukraine et de la Géorgie a amputé ce pays de la plupart de son littoral méridional. Quant à l’accession à l’indépendance des pays baltes, elle ne laisse à la Russie que deux petits débouchés sur la mer Baltique, le port de Saint Petersbourg, au fond du golf de Finlande, et la petite enclave de Kaliningrad.

La Russie est devenue une puissance quasi enclavée, qui ne possède guère plus d’ouverture que sur l’océan arctique, pris une bonne partie de l’année dans les glaces, et qui ne se constitue pas une grande voie d’échange, et sur la mer du Japon, bien éloignée de la plupart de ses activités...

S’ajoute à cela le traumatisme pour elle que constitue la défiance nationaliste de l’Ukraine, qui s’est accaparé la moitié de la flotte de la mer noire, et qui a accordé à la Russie un délai jusqu’en 2040, pour qu’elle aille se faire voir ailleurs avec sa marine de guerre. Et ceci, alors qu’il s’agit en cette Ukraine, du lieu de la naissance elle-même de la nation Russe...

Tout ceci pour dire à quel point ce dossier Ukrainien, qui doit être le cauchemar du tsar Vladimir, une blessure à son rêve de rénovation de la toute puissance de la Russie, mais qui découle de la volonté légitime d’un peuple de jouir de son indépendance et de ne plus du tout se sentir lié à un autre qui fut pour lui la cause de tant d’années de malheur, ne peut pas trouver d’explication facile par quelques slogans tels que ceux que l’on entend en ce moment.

Le choix des Russes est donc de tenter de négocier pour le mieux, ou de s’ingérer pour le pire, ce qu’ils ont fait, mais qui a tourné au désastre, et il faut s’attendre à la tentation pour eux, de solliciter un séparatisme de la Crimée, mais qui n’aura pas davantage de consistance que la république serbe de Bosnie...

Paris, le 27 février 2014
Richard Pulvar

Aucun commentaire: