Chacun reconnaît sa responsabilité dans la traite négrière, mais aucune réparation ne sera faite
Henry Louis Gates Jr., que j'ai dans un élan d'admiration élevé au rang d'héritier direct de W.E.B Du Bois et P.T. Barnum, a le génie de la polémique, même involontaire. J'en veux pour preuve sa mésaventure de l'an dernier: en se faisant arrêter pour tentative d'effraction dans sa propre maison, le rédacteur en chef du journal en ligne The Root nous a offert la première vraie controverse raciale du mandat tout neuf de Barack Obama. Il n'y a donc rien de surprenant à ce que sa dernière contribution au New York Times ait mis les bloggeurs afro-américains en émoi.
Ce déchaînement de passions était prévisible au vu de la thèse avancée par Monsieur Gates qui, rappelons-le, compte parmi les intellectuels les plus brillants de la communauté noire. D'après lui, pour obtenir du gouvernement américain une quelconque réparation de l'esclavage, il faut commencer par convaincre les descendants des tribus africaines qui ont vendu nos ancêtres de faire également amende honorable. En effet, en reconnaissant la culpabilité de leurs aïeux (à l'instar des dirigeants politiques du Bénin et du Ghana), les Africains créeraient un exemple moral que l'homme blanc ne pourrait ignorer.
Comme il me l'a expliqué lors de nos échanges électroniques, Monsieur Gates cherchait à faire passer l'idée selon laquelle «une reconnaissance de cette culpabilité historique par les gouvernements africains constituerait un argument massue pour pousser les autorités américaines à faire des concessions (discrimination positive, par exemple). Si les gouvernements africains sont capables de faire leur mea culpa, l'Amérique n'aura plus d'excuse pour ne pas faire de même. Je ne parle pas forcément d'espèces sonnantes et trébuchantes, on pourrait très bien imaginer une citoyenneté symbolique, des aides à l'acquisition foncière, des visas de tourisme à long terme ou que sais-je encore!»
Des questions qui n'ont pas de sens
Mon grand regret est qu'il ne se soit pas montré aussi explicite dans son article. Car, même si cette thèse relève de la pure utopie, la formuler clairement lui aurait évité de voir ses détracteurs partir dans un grossier contresens et y lire une tentative de dédouaner l'Etat américain vis-à-vis des descendants des esclaves. Je déplore également l'incroyable maladresse dans le choix du titre «Ending the Slavery Blame-Game» [Esclavage: arrêtons de nous renvoyer la balle], qui peut laisser penser qu'il existe un débat légitime quant aux responsables de l'esclavage.
Cette question ne se pose pas, pas plus que celle de savoir qui doit payer les pots cassés. En effet, quiconque s'est intéressé de près ou de loin aux origines de ce crime historique sait que différentes tribus africaines ont délibérément vendu des millions de nos ancêtres aux négriers venus d'Europe et d'Amérique. Pour autant, s'agissant de la dimension morale du problème, il va de soi pour n'importe qui, et a fortiori pour un chercheur aussi éminent que Monsieur Gates, que cette complicité des Africains ne saurait absoudre les Européens et les Américains de leurs responsabilités dans ce crime contre l'humanité perpétré sur plusieurs siècles, ou vice-versa. Pensons, par exemple, au droit pénal qui prévoit la même peine pour celui qui vend le produit d'un vol que pour celui qui l'achète. La question de savoir qui est le plus coupable des deux n'a pas de sens.
Pour nous autres Afro-américains, le seul débat digne d'intérêt concernant les réparations est de savoir s'il est possible de contraindre les Etats-Unis, coupables d'avoir réduit nos ancêtres en esclavage pendant des siècles avant de nous faire l'aumône d'une citoyenneté de seconde zone, à payer et, dans l'affirmative, combien. Le montant dépasserait l'imagination; j'avais avancé il y a des années le chiffre faramineux de 24.000 milliards de dollars dans un article pour le magazine Time. Il est donc bien évident que, pour recevables que soient nos arguments, les Etats-Unis ne paieront jamais. Ne nous berçons pas d'illusions, nous ne toucherons pas un sou. Tout au plus pouvons-nous espérer des excuses bien tardives dans la lignée de la résolution adoptée par le congrès en 2008 pour exprimer les regrets de l'Amérique concernant «l'injustice, la cruauté, la brutalité et l'inhumanité profondes de l'esclavage et de la législation Jim Crow».
Suicide politique pour Obama
Ce qui m'amène à ma principale interrogation concernant l'article de Monsieur Gates: pourquoi lancer cette peau de banane au pauvre Barack Obama? Aux yeux de notre polémiste, Barack Obama, en sa qualité de premier président afro-américain de l'histoire, jouit d'une légitimité incontestable pour designer publiquement les vrais responsables de cette tragédie, à savoir les Blancs et les Noirs, des deux côtés de l'Atlantique. Belle idée, mais c'est un vœu pieux. On imagine mal Obama sermonnant les Africains sur leur responsabilité collective dans la traite des noirs. Même aux Etats-Unis, le président se fait très discret sur les questions raciales, une attitude d'ailleurs encore plus marquée depuis le tollé qu'il a provoqué en employant le mot «stupide» pour qualifier l'arrestation de Monsieur Gates dans sa propre maison.
Voyons les choses en face: une prise de position sur cette question serait un véritable suicide politique pour un président libéral, quelle que soit son origine ethnique, et Gates et Obama le savent bien. Il est d'ailleurs de notoriété publique que Barack Obama, bien que favorable sur le fond au principe d'une réparation, est suffisamment lucide pour savoir qu'elle est irréalisable dans les faits. Et ce n'est certainement pas en arrachant une contrition aux Africains pour les péchés de leurs ancêtres qu'on y changera quoi que ce soit. Monsieur Gates a indéniablement le génie de la polémique, mais c'est un piètre stratège.
Jack White
Traduit par Micha Cziffra
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