Quand Joëlle Ursull s’est installée pour écrire sa lettre ouverte à François Hollande, elle était sûrement loin de se douter du wélélé que provoquerait sa missive, non pas chez l’autre mais au sein de sa propre communauté, de ses gens, de ses vrais ou supposés frères et sœurs.
Et vrai, je suis proprement estèbèkwè de l’agitation engendrée par une lettre somme toute banale… Sauf… qu’elle a pris le parti d’interpeller directement le président de leur république… Qu’en lançant son cri, elle a lancé à nos faces d’aveugles, de sourds, d’amnésiques volontaires un bien cruel miroir… Qu’en ne s’adressant en apparence qu’à François Hollande, elle touchait par ricochet, sans en être consciente, à cette zone de non-être, à cet espace obscur que nous, « porteurs sains » de l’atavisme de la déportation, de l’esclavage et de la colonisation, cachons au fin-fond de nos âmes et de nos corps malades… Elle a, sans le savoir, effleuré la fourmilière et a dû assister, surprise comme nous, au ballet de fonmi-fol qui a suivi la lecture de son brûlant message.
Elle ne se doutait pas que sa lettre ferait à ce point mal là où ça fait mal en nous… Elle ne pouvait savoir qu’elle mettrait de telle sorte en pleine lumière cette blesse incurable avec laquelle nous avons appris tant bien que mal à composer…
Et vrai, j’ai mal à mes gens… Mais ce sont mes gens… Je les aime, mes gens…L’amour fait mal, surtout quand le terreau sur lequel il germe et croît est d’informe matière, de bric et de broc, de pus qui n’a pas su trouver le chemin de la sortie, la voie du nettoyage ; de sang caillé, de mots qui n’ont jamais trouvé à prendre forme, de haillons puants, de terre blessée, de mémoire sacrifiée…
Vrai, quand je lis les lettres insultantes que nombre de mes gens balancent à la tête d’une des leurs qui n’a fait que dire sa douleur et sa colère… j’ai mal… Je me dis en souriant jaune que je ne savais pas que mon peuple comptait tant de penseurs, d’intellectuels, d’historiens, de femmes et d’hommes de lois…Je me demande en riant jaune où ils se terraient quand l’Histoire exigeait qu’ils fussent là, debout-campés au nom de qui nous fûmes, de qui nous tentons « bien-malement » d’être… Je me demande encore pourquoi leur talent, leur science, leur érudition ne trouve soudain à s’exprimer que pour voler au secours du maître, que pour lyncher l’une des leurs, que pour étouffer le cri qui en eux s’agite et se morfond et s’éteint…
Comme l’histoire se répète !
Mais ils sont mes gens…
Et puis je me dis que Joëlle Ursull ne peut ni ne doit s’atteler à répondre à chacune de ces injures, à expliquer encore et encore la motivation de son cri. Elle n’a pas à le faire, et nous non plus… Energie et temps perdus, que nous pourrions utiliser à tant d’autres tâches, urgences, devoirs…
Ils sont ce que je suis… Ils sont mon miroir… Ils sont ce à quoi je m’efforce de ne pas ressembler, dussé-je prier encore chaque nuit et chaque matin de la vie qu’il me reste à vivre… Ils sont nous… Ils sont ce que l’esclavage et la plus savante des colonisations du monde (je veux parler du système colonial français !) ont fait de nous…Ils sont les fruits amers de tant de siècles de mépris, de négation, de crachats « mot-phrasés » en madou de la convivialité, de la résilience, de l’illusoire « vivre-ensemble »…
Les rejeter, c’est rejeter ce que nous sommes encore, à des degrés divers. Nous avons besoin d’eux… Besoin que leur science, talent, savoir, érudition trouvent à s’employer à de plus nobles et urgentes tâches…
Ils ont besoin de nous… Besoin que nous – un titak plus conscients qu’eux de qui nous sommes, de ce que l’Histoire et l’avenir nous doivent- nous leur tendions le miroir… Que nous leur sachions gré de mettre à jour la blesse collective qui nous englue encore…
Alors, ne rien dire, ne rien faire ? Non !
D’abord, juste là, l’élan irrépressible de prendre dans mes bras cette sœur qui a osé quand moi, je me suis contentée de ce « tjip » qui nous sauve et qui nous perd aussi… L’élan que nous l’entourions tous de nos bras ardents pour lui dire merci, pour la protéger des salves qui ne manqueront pas de l’atteindre encore… L’élan de laisser la tendresse faire ses affaires en nous et entre nous… L’élan de prendre enfin le temps de nous émanciper de la pudeur qui nous détient prisonniers en ses rets de bien-pensance, de bienséance, pour nous regarder zié-dan-zié… Oui, oser, avoir le courage de prendre la mesure de nos regards qui ont trop pris le pli de se fuir, de s’éviter ; sortir de l’évitement de nous-mêmes ; prendre la mesure de l’énergie, de la force, de la lumière de nos regards d’estime, d’affrontement aussi, et d’amour l’une, l’un pour l’autre, l’une, l’un avec l’autre, l’une, l’un en l’autre…
Et puis, surtout, continuer d’être et de développer davantage encore ce qui nous a permis de survivre, de ne pas devenir plus névrosés et tourmentés que nous ne le sommes, ce qui nous a empêchés de sombrer… Ce qui nous a donné le toupet d’offrir au Monde une manière, une proposition, des mès, un kanman, une faconde, un voukoum créatif, une exubérance, une sagesse, un savoir-être singuliers, inédits, nôtres…
Nous n’avons rien à prouver : nous sommes vivants et féconds quand nous aurions dû ne plus exister ! Nous sommes joyeux quand nous aurions dû être aigris et revanchards ! Nous, les enfants de l’ellipse –celle qui nous charroya des côtes africaines jusqu’aux terres d’isidan, cependant les meurtres, les viols, cependant les mers rougies, cependant, oui, le génocide - nous les enfants de l’ellipse, nous avons réussi à faire naître du néant un quelque chose qui est loin d’être rien, un quelque chose qui nous fait uniques, rebelles, attachants, curieux, facétieux, un quelque chose à définir encore –mais est-il plus besoin de le définir que de le VIVRE !
Ce quelque chose qui n’est pas rien, continuons de l’explorer, de l’arpenter, de le vivre, de l’exalter, de le valoriser, de l’exposer en pleine lumière…
Continuons d’être insolemment qui nous sommes devenus cependant l’infatigable négation, l’inépuisable reniement !
C’est la meilleure réponse que nous saurons donner à ceux-là qui continuent de nous nier… C’est la meilleure chose que nous puissions faire pour nous-mêmes… Y compris pour nos gens qui ont honte d’être des nôtres…
Soyons, insolemment, joyeusement, généreusement, impudemment, violemment parfois, suavement souvent… Soyons, tout simplement !
Nicole Cage
Schoelcher, Martinique, le 15 février 2015
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