samedi 16 janvier 2010

Haïti, c’est une longue (et terrible) histoire…


Esclavage, spoliation, agressions, dictature, misère… De “la perle des Antilles” décrite par Christophe Colomb à l’île exsangue ravagée par un tremblement de terre cette semaine, si on mettait à profit la présente compassion internationale pour revenir sur cinq siècles d’histoire ? Vite, vite avant qu’Haïti ne retombe, encore une fois, dans l’indifférence générale.

L’histoire toujours. Depuis les insondables inepties proférées par un télévangéliste américain, qui, sur Christian Broadcasting Network, a déclaré que les Haïtiens avaient passé un pacte « avec le diable » pour se débarrasser des Français et que, depuis ce jour, ils étaient maudits, jusqu’aux analyses des géophysiciens qui, plus sérieusement, remontent à 1770 pour retrouver un séisme d’une magnitude équivalente à celle qui vent de ravager Port-au-Prince en début de semaine, tous s’inscrivent dans la longue durée. Comme s’il fallait que, pour comprendre les désastres d’Haïti, fussent-ils liés aux colères de la nature, il faille d’abord savoir d’où vient cette île, ce qu’elle a subi, depuis combien de temps et de qui. Impossible, en effet, de ne pas voir le long enchaînement d’occupations, de colonisation, de dictatures, d’esclavages et de pauvreté quand on envisage le sort d’Haïti. Christophe Colomb, abordant en décembre 1492 sur l’île d’Hispaniola, fut pourtant enchanté, ébloui par « cette terre à désirer », verdoyante et lumineuse, tête de pont d’un Occident découvreur qui fit rapidement valoir ses privilèges en exterminant les indigènes ou en les réduisant en esclavage.

La « perle des Antilles », comme on la nommera un peu plus tard, est rapidement l’univers des boucaniers et des pirates, ouvrant ses côtes à tous les écumeurs des hautes mers. C’est assez pour fonder les légendes. C’est déjà beaucoup pour marquer au fer rouge un territoire qui semble voué à toutes les convoitises. A la fin du XVIIe siècle, par le traité de Ryswick qui tenta de mettre un peu d’ordre dans les rivalités européennes, ce furent les Français qui prirent possession de la partie occidentale de l’île, la nouvellement nommée Saint-Domingue, destinée à devenir terre d’exploitation humaine. Français ? On devrait dire Blancs, qui s’accaparent les richesses et tiennent les autres êtres humains, à peine humains d’ailleurs puisque mulâtres, Noirs donc esclaves. Saint-Domingue produit la moitié de la production mondiale du café, mais aussi de l’indigo et du sucre, qui filent tout droit dans les navires en partance vers les ports du littoral français, participant à près d’un tiers du commerce extérieur français. L’autre richesse qui pourrit dans les cales est une marchandise humaine, produit africain du commerce triangulaire qui prospère avec l’esclavage, régi par le Code noir de 1685.

Les principes de la Révolution française vont-ils surmonter les intérêts économiques ? Devant la sentence qui résonne aux quatre coins du monde – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit » –, quelques-uns font encore la sourde oreille : l’émancipation politique est une chose, l’impératif commercial en est une autre, les planteurs blancs qui ont fait fortune menaçant même de faire sécession. Et c’est encore la violence qui tonne quand, en août 1791, se déclenche une révolte d’esclaves contre les Blancs. Les commissaires de la République dépêchés là-bas, vers ces terres lointaines, ont bien du mal à comprendre ce qui se passe : Blancs, affranchis, esclaves, sang-mêlé, se déchirent, les uns aidés par les Anglais, les autres par les Espagnols, deux nations d’expérience qui savent attiser les antagonismes. Toussaint Louverture, un général révolté, d’abord allié des Espagnols, se rallie finalement à la Révolution française, abolit effectivement l’esclavage, militairement, et pousse même l’ambition de relever l’économie, de proclamer une constitution autonomiste, d’être le maître de Saint-Domingue, une colonie que la France veut garder sous tutelle. L’envoi d’un corps expéditionnaire de plus de 20 000 hommes est un juste retour des choses quand on exige que le pouvoir ne se partage pas. Signe aussi que l’abolition de l’esclavage, proclamée en 1794 puis remise en question (l’esclavage ne sera définitivement aboli en France qu’en 1848), ne peut totalement s’affranchir de considérations économiques. Mais l’armée du général Leclerc sera décimée, et l’indépendance d’Haïti déclarée en 1804.

Toussaint Louverture, lui, le général capturé qui mourra dans une geôle glaciale du fort de Joux, chef d’une révolte qui fut victorieuse, devient une légende : la première d’Haïti, la plus tenace, celle à laquelle des décennies durant les Haïtiens songeront quand ils se sentiront oubliés de tous. Oubliés mais indépendants depuis 1804. Indépendants, mais pressurés par une dette d’indemnités de 150 millions de francs or décidée par le roi Charles X pour reconnaître Haïti, en 1825. Indépendants, mais otages d’une légende dont les dictatures successives useront et abuseront. Christophe Wargny, dans son livre Haïti n’existe pas (Autrement, 2008) montre bien, entre autres développements sur ce pays, comment querelles de récits, enjeux de mémoire et plus ou moins subtiles occultations pervertiront et falsifieront le roman des origines. En France comme en Haïti : la commission de réflexion sur les deux Etats, conduite par Régis Debray, en 2003, posait une question cruciale en se demandant pourquoi Haïti est « dans notre histoire et pas dans notre mémoire » (Régis Debray, Haïti et la France, La Table ronde, 2004).

Vidéo INA : Papa Doc et les tontons macoutes

La suite au XIXe et XXe siècles ? Elle s’égrène de « pacifications » en coups d’Etat, d’occupation par les Etats-Unis (de 1915 à 1934) en dictatures de la dynastie des Duvalier, père et fils, de 1956 à 1986 : trente années pendant lesquelles « tontons macoutes » et milices ou bandes armées maintiendront le pays dans la misère, la corruption et la terreur d’un « fascisme de sous-développement ». L’Histoire a bon dos quand il s’agit de revenir sur le destin d’un pays qui vient, une fois de plus, d’être frappé de la plus cruelle des façons par un cataclysme naturel. L’Histoire est un bel alibi pour porter un regard parfois charitable ou condescendant sur un pays qui n’existe aux yeux de l’Occident, et singulièrement de la France, que l’espace d’une campagne de solidarité. « Simplifions, écrit Christophe Wargny : il y a deux façons, complémentaires, de regarder l’histoire d’Haïti. Celle d’une guerre de basse intensité entre les privilégiés et les masses, d’abord frustrées de terres, puis de pain et de travail. Ou celle d’une permanence de l’intervention étrangère, connectée aux élites îliennes. Embargos, canonnières, interventions, déstabilisation, protectorat, groupes achetés, militaires ou non, infiltration des cercles du pouvoir, propagande, chantages au crédits : l’impérialisme peut tour à tour manier la suggestion, l’injonction ou l’agression. » Dans un article du Monde diplomatique (avril 2004), l’écrivain haïtien René Depestre, après un constat sans concession des faillites politiques, diplomatiques, sociales et économiques qui ont enfoncé Haïti parmi les pays les plus pauvres, voulait espérer : « Il est temps de s’arc-bouter stoïquement à la mobilisation des silos d’intelligence, de savoir-faire, de sagesse, de foi consensuelle en un peuple dont la force de création a fait ses preuves à travers les données vitales de sa tragédie même. En effet, peu de terroirs de la planète, confrontés deux siècles durant à des erreurs tragiques, à des vicissitudes spectaculaires, sont parvenus, comme ceux de l’île d’Haïti, à maintenir un haut niveau de résistance culturelle au lourd héritage de l’esclavage et de la colonisation, dans le même temps où ils échouaient totalement à organiser les institutions de la modernité républicaine et démocratique. » Les livres d’histoire sont aujourd’hui sous les ruines de Port-au-Prince, agglomération qui comptait, il y a encore une semaine, plus de 2 millions d’habitants et 350 bidonvilles. 50 000 ? 100 000 morts ? Quel sera le troisième siècle d’Haïti, pays dévasté et peut-être bientôt oublié ?

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