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samedi 16 janvier 2010
Haïti: Au milieu des ruines... une poignée de miracles
La foule amassée devant une station Texaco regarde, jeudi après-midi, la pelleteuse dévorer les cadavres qui gisent face contre terre dans cette rue en pente du centre-ville de Port-au-Prince. Quelques passants se cachent le nez avec un bout de foulard ou le col du tee-shirt, mais la majorité semble pétrifiée malgré l’odeur pestilentielle. "Bip, bip, bip." Dans un bruit strident, l’engin de chantier dépose les corps dans le camion benne avant de recommencer la manœuvre un peu plus haut dans la rue. A deux pas, une femme pressée soulève, au niveau de la tête, le drap qui recouvre une dépouille avant de reprendre sa marche. Cherche-t-elle un proche disparu sous les gravats? Est-ce un geste machinal dicté par l’angoisse? "Les gens donnent presque l’impression de se désintéresser des morts. Ils sont peu nombreux à porter secours aux blessés. Ils n’ont pas le choix. Ils doivent d’abord penser à eux. Ils se coupent de leur émotion pour survivre", soupire Bertrand Dubois, médecin urgentiste à Fort-de-France, en Martinique, arrivé en Haïti mercredi avec la sécurité civile martiniquaise.
Quarante-huit heures après le tremblement de terre, on a posé jeudi midi le pied au beau milieu du chaos. L’arrivée à l’aéroport Toussaint-Louverture est trompeuse. Les vitres de la tour de contrôle ont volé en éclats mais, malgré de grosses fissures, l’édifice a résisté, tout comme les hangars et les bâtiments voisins. C’est d’ailleurs ici que le président de la République, René Préval, et le Premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive, organisent chaque matin à 8 heures une réunion de crise.
Alors que de nombreux avions chargés de secouristes tournent à la queue leu leu dans le ciel haïtien en attendant l’autorisation de se poser, un semblant d’ordre règne sur le tarmac. Des GI au sourire "Ultra brite" escortent les Hercules américains mais aussi les appareils français, brésilien, péruvien, belge ou dominicain jusqu’à leur zone de parking. Les secours déchargent vivres et logistique dans la bonne humeur. Ou comment la communauté internationale semble accourir à l’unisson et, dans un bel ordonnancement, au chevet de l’enfant pauvre du continent américain. "Là, ça va, mais dehors, vous allez voir, c’est l’apocalypse. Pour l’instant, l’organisation de l’aide part dans tous les sens. C’est bien compréhensible: l’Etat haïtien est exsangue, chaque pays fait ce qu’il peut de son côté", prévient Stéphane Malgrante, médecin légiste au CHU de Fort-de-France, venu accueillir sur le tarmac ses collègues de la sécurité civile guadeloupéenne.
"Maintenant, tout est par terre. Je n’ai plus rien"
A l’extérieur, plusieurs centaines de personnes, pour la plupart issues de la nombreuse diaspora haïtienne, se rongent les sangs. Dans la tête de ces immigrés venus passer des vacances au pays, une idée fixe: quitter l’île maudite. Ils avaient des billets sur des vols réguliers qui ont été annulés et veulent sans tarder regagner leurs "douces vies" à Paris, Boston ou New York. Laurent Fritzner, un Parisien de 56 ans, a perdu sa femme dans la cohue mais elle est comme lui, saine et sauve. Il a une place sur un vol militaire pour la France. "Je ne peux pas partir sans elle, je ne peux pas partir sans elle", s’inquiète-t-il. Ce cuisinier qui travaille dans un restaurant d’entreprise à la Défense (Hauts-de-Seine) regardait un film à la télévision dans sa résidence de vacances flambant neuve quand le sol s’est mis à trembler. Un parpaing a atterri sur son crâne, un autre au niveau des reins. Plus de peur que de mal, apparemment. Mais le bâtiment n’a pas résisté.
"Ça a bougé, tellement bougé, que ma maison a coulé, raconte-t-il. J’avais mis toutes mes économies pour me faire un petit endroit où passer ma retraite. Je voulais que ça soit beau. J’avais promis à mes collègues du restaurant, des Français, des Arabes, des Portugais, de les inviter en vacances. Maintenant, tout est par terre. Je n’ai plus rien." Comme de nombreuses victimes, cet immigré qui a fui son pays il y a trente ans pour échapper à la misère est comme gangrené de stress. Depuis le séisme et ses cruelles répliques, il dort le plus loin possible des habitations et s’attend toutes les dix minutes à voir arriver une nouvelle secousse. "J’ai tout le temps l’impression que le sol bouge sous mes pieds." L’inquiétude étreint toute la population. Mercredi soir, alors que la rumeur annonçait la venue d’un tsunami, une "foule hystérique" selon l’expression d’un témoin s’est lancée à l’assaut des hauteurs.
Sur le chemin du centre-ville ravagé par les secousses, on se retrouve plongé dans un chaos indescriptible de pick-up et de 4x4 qui freinent la progression des secours. Dans leurs voitures, les gens écoutent les radios qui multiplient les appels à la solidarité. "On manque de médicaments, de bandages, d’antiseptiques", s’époumonent, par exemple, les animateurs de Signal FM, en français, en créole, en espagnol et en anglais. Sur le bas-côté de la route, en lisière de l’embouteillage monstre, des centaines de silhouettes en mouvement. Depuis mercredi matin, presque plus aucun bus ne circule et tous ceux qui n’ont aucun espoir de quitter un jour le pays, marchent, souvent une bouteille d’eau à la main, leur bien le plus précieux. Ces foules aux mines tristes sont lancées à la recherche d’un peu de nourriture mais la tâche est de plus en plus compliquée car les prix grimpent et les stocks diminuent. Sur les petits étals de rue, les légumes et les fruits se font rares. Peu de gens peuvent s’offrir un plat de riz. La majorité se contente de quelques gâteaux secs et friandises.
"Des soins, des soins, des soins!"
"Il faut faire vite pour acheminer nourriture et médicaments. On sent que tout peut dégénérer à tout moment", analyse l’ambassadeur de France, Didier Le Bret. Plutôt chanceux puisqu’il n’a perdu aucun proche et que tous ses élèves sont en vie, Mercilien Dorminier, directeur d’une école pour enfants pauvres financée par les Canadiens, parcourt la ville dans tous les sens à la recherche d’amis et de cousins. Il fait des kilomètres sous un soleil de plomb pour aller chez les uns et les autres, en quête d’un sourire ou d’une parole. "Je ne peux pas rester chez moi. Internet est coupé, le téléphone ne passe plus, alors je veux me rendre compte par moi-même. Pour le moment, j’ai eu de la veine. Je me suis inquiété pour rien. A chaque fois, on se tombe dans les bras, c’est une grande joie." Comme tous les Haïtiens, le jeune homme vit désormais uniquement au présent. "Il faudra peut-être deux ans pour que les cours reprennent."
C’est en approchant du centre que l’on mesure vraiment l’étendue du désastre. A la louche, on estime qu’une maison sur dix est à terre et puis on se ravise en découvrant tant de murs effondrés derrière les façades trompe-l’œil. "Rachetez le temps car les jours sont mauvais." L’inscription trône au fronton de cette petite église marron et jaune, dont il ne reste rien d’autre. Un peu plus loin, sur les collines du quartier Delmas, c’est la désolation. Un adolescent court derrière une brouette dans laquelle gît sa mère blessée à la tête et aux jambes. "Des soins, des soins, des soins!", implore un groupe de femmes. "On n’a vu personne. Personne ne nous a rien donné", poursuivent-elles. Quelques hommes s’affairent dans les décombres en quête de survivants. Mais le temps passe et, à cause de la chaleur et du mauvais état général de santé de la population, les miracles se font de plus rares.
Une attelle et un bandage de fortune à la main droite, chemisette jaune maculée de poussière, James, un chômeur de 50 ans ("Que faire? Chez nous le chômage est superlatif"), regarde ses voisins s’affairer dans les décombres de sa maison. Lui n’a pas le cœur à plonger dans le champ de gravats. Sa mère, Marie, est morte, ensevelie sous la maison tout comme deux autres membres de sa famille et sa servante. Mercredi soir, de nombreux cadavres allongés à même le sol ont été ramassés par les Haïtiens. Ils sont ensuite enterrés dans des fosses communes. Une perspective pénible dans un pays où les obsèques sont toujours soignées.
A 2 kilomètres de là, dans le quartier de Bel-Air, des religieuses regardent, incrédules, le couvent qui était le fleuron de leur congrégation. Sur les trente sœurs qui vivaient ici, seules sept sont encore en vie. Au moment du séisme, elles priaient dans la chapelle avec les élèves de leur école catholique. Les bonnes âmes sont peu nombreuses dans les décombres. "On ne sait plus quoi faire. Il y a encore des survivants à l’intérieur qui nous appellent au secours. On a frappé à toutes les portes mais personne ne peut nous aider. Les policiers nous ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire, qu’ils n’avaient aucun moyen et qu’eux aussi avaient beaucoup de dégâts", explique l’une des religieuses.
Comme à Ground Zero, une sensation de désastre absolu
Un peu plus loin, le centre politique de la capitale ressemble à un Ground Zero caraïbe. L’essentiel des édifices et bâtiments publics a été réduit en miettes de béton: du palais national, de l’hôpital, de l’église du Sacré-Cœur, il ne reste que des ruines. "J’étais en poste auprès de l’ambassadeur des Nations unies à New York au moment du 11-Septembre. J’ai ressenti la même impression de désastre absolu", témoigne l’ambassadeur de France.
A la veille de recevoir Alain Joyandet, le secrétaire d’Etat chargé de la Coopération, après une journée passée à organiser le rapatriement des blessés et des ressortissants français, le diplomate confessait, jeudi soir, un peu de son désarroi. "Bien sûr, nos problèmes ne sont rien à côté de ceux de la population haïtienne, mais c’est dur quand même. L’ambassade est en ruine, ma résidence est détruite. Le chaos menace le pays si on ne met pas très rapidement des vivres, des couvertures et des médicaments à la disposition des gens. Moi, j’ai tout perdu, je n’ai plus rien, à part un pantalon, une paire de pompes et une chemise! Mais on ne se plaint pas. Quand on voit la situation dans le pays, on se dit qu’on a eu un pot dingue de ne pas mourir prisonniers de nos bureaux." Si, même à l’ambassade, les vivres menacent de manquer, le personnel s’accroche aux bonnes nouvelles. "On passe de la consternation à la joie, raconte encore l’ambassadeur. Aujourd’hui, les deux gamines de l’attaché culturel ont été retrouvées vivantes sous leur maison. Pendant deux jours, leur mère n’a pas cessé de leur parler pour leur insuffler du courage."
Dans le jardin de feu la résidence de l’ambassadeur, la pelouse est semée de rescapés à qui l’on donne de maigres rations de nourriture et dorment à même la pelouse. Ces deux derniers jours, les équipes de la sécurité civile venues des Antilles et de métropole viennent remplacer les expatriés rapatriés en métropole. "On est contents de partir. On s’est bien occupés de nous, mais il me tarde de pouvoir faire pipi dans des toilettes et pas dehors!", confie une Française au moment d’embarquer dans un jeep des Nations unies qui file vers l’aéroport. La plaisanterie laisse de marbre trois gendarmes mobiles qui discutent à côté. Eux sont sonnés. Pas seulement par le sol qui s’est cabré sous leurs pieds comme un cheval fou et qui hennit encore à petites secousses, à intervalles réguliers.
Arrivés en Haïti il y a quelques mois pour participer à la mission de stabilisation des Nations unies, ces trois copains viennent de perdre deux de leurs collègues français et sont sans nouvelles de certains amis haïtiens. "C’est pas des mots. On avait l’impression que le pays évoluait dans le bon sens, qu’on faisait du bon travail. On plaçait beaucoup d’espoir dans les élections législatives et sénatoriales qui devaient avoir lieu en février 2010. Et là, tout est fichu. Comment les gens pourront-ils s’en relever?"
Des blessés acheminés vers des hôpitaux antillais
Avant de reprendre l’avion pour la Martinique, le docteur Jean-Michel Dudouit, urgentiste à Fort-de-France, glisse deux barres chocolatées dans la poche d’un collègue médecin. "Tu n’as rien mangé aujourd’hui, j’imagine." "Non, rien. Pas eu le cœur, pas eu le temps." La journée a été difficile pour lui aussi: Jean-Michel Dudouit a assisté à l’amputation d’un pied aux ciseaux et sans anesthésiants et a dû choisir parmi d’innombrables blessés les heureux élus qui vont bénéficier de soins aux Antilles françaises. Mais l’urgentiste de Martinique a le sourire malgré la fatigue. "Dans l’avion, ce matin, on a eu l’idée d’acheminer certains blessés haïtiens vers nos hôpitaux antillais. J’ai appelé mon patron qui a dit OK. On va les opérer chez nous et on les renverra ici dans quelques jours, une fois sauvés. Ici, on peut mourir de dysenterie à cause d’une fracture ouverte, chez nous, cela se soigne parfaitement."
Ce pont aérien improvisé fait la fierté des autorités françaises. "La plupart des pays prennent en charge leurs ressortissants et puis point barre", observe un diplomate. Un hôpital de campagne convoyé par avion devait arriver vendredi matin à l’aéroport Toussaint-Louverture. "Tous les hôpitaux sont en ruine, les dispensaires des ONG débordés. On va essayer de monter un hôpital à l’aéroport", se félicite l’ambassadeur de France.
La cathédrale de Port-au-Prince n’a pas mieux résisté que les églises des environs. Son fantôme rose et blanc se dessine sous le ciel azur. Les grilles, arrachées, se baladent très loin de l’endroit où elles étaient plantées. "Il y a beaucoup de gens en difficulté là-dessous. Des gens nous appellent à l’aide", dit Victor, un jeune de 15 ans dont les mains saignent à force de déplacer pierres et parpaings. A son côté, Jean Browns Dorvelos, un agent des douanes venu prêter main-forte. Armé de son seul courage, d’un masque et de gants de chirurgien déchirés, il creuse dans les décombres. "Les cadavres, on ne sait pas quoi en faire. Alors on les entasse dans un coin."
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