La mère patrie a trahi son fils noir. Celui-ci la trahira en retour. Frantz Fanon, né antillais en 1925, est mort algérien le 6 décembre 1961, à l’âge encore tendre de 36 ans. Une courte vie qui lui aura laissé le temps de combattre le nazisme au sein des Forces françaises libres, d’étudier la médecine à Lyon – et de suivre les cours du philosophe Maurice Merleau-Ponty –, puis d’exercer, à partir de 1953, son métier de psychiatre en Algérie. Expulsé en 1956 car engagé aux côtés du FLN, il rejoint la Tunisie et sillonne l’Afrique noire à son tour lancée sur la voie de l’indépendance, en tant qu’ambassadeur du gouvernement provisoire algérien, chantre d’une solidarité panafricaine. « Il a choisi. Il est devenu algérien. Il n’est pas facile de se souvenir d’un homme comme celui-là en France », résumait sobrement Aimé Césaire il y a tout juste cinquante ans.
Longtemps occulté, Fanon refait aujourd’hui surface dans l’Hexagone à travers un volume d’œuvres complètes et la traduction de la biographie de référence de David Macey. « Il était temps de proposer une vision globale de sa trajectoire intellectuelle et politique, note François Gèze, qui dirige les éditions La Découverte. Nous avons voulu répondre à la demande des lecteurs, et notamment des jeunes issus de l’immigration qui se retrouvent spontanément dans certaines pages de Fanon, stupéfiantes d’actualité. » Cette œuvre incandescente est devant nous. Vive et vivante.
« Fanon est dans l’air du temps et pas seulement dans les banlieues. Sa voix, souffle inépuisable, a l’éclat du métal. Sa pensée, une arme de silex, est animée par une indestructible volonté de vie, une poétique et une pratique de la vie », s’enflamme Achille Mbembe, politologue camerounais, préfacier de ses œuvres.
Son dernier souffle vital, Frantz Fanon l’a employé à dicter Les Damnés de la terre, son ouvrage le plus célèbre, préfacé par Jean-Paul Sartre. Le médecin, alors atteint d’une leucémie myéloïde, soigné entre Moscou et Washington, savait qu’il ne lui restait plus que quelques semaines à vivre. Dans ce testament publié en France en 1961 par François Maspero, en pleine guerre d’Algérie – et aussitôt interdit pour atteinte à la sécurité de l’Etat –, Frantz Fanon voulait « mettre sur pied un homme neuf » qui devrait naître une fois que la paysannerie aurait renversé le colonialisme et la bourgeoisie locale, toujours prête à récupérer les forces de libération nationale.
Adoré aux Etats-Unis par les Black Panthers, cet essai fut condamné par beaucoup, vu comme une apologie antieuropéenne de la violence – attisée par la préface de Sartre. « L’homme colonisé se libère dans et par la violence », écrit en effet Fanon sans détour. Mais cette violence-ci, révolutionnaire, ne peut être comprise que si on la relie à la violence du racisme. La première le libère, le désintoxique de la seconde, qui l’a rendu malade. La perspective de la révolution lui a fait faire « peau neuve », après avoir toute sa vie souffert de sa peau noire.
Le Noir n’existe que dans le regard du Blanc : “Je suis un nègre – mais naturellement, je ne le sais pas, puisque je le suis.”
A l’orée de la mort, Fanon, aguerri mais apaisé, ne craignait plus le regard du colon : « Son regard ne me foudroie plus, ne m’immobilise plus, sa voix ne me pétrifie plus. Je ne me trouble plus en sa présence. » Cet échange de regards, « expérience vécue du Noir », était déjà au cœur de Peau noire, masques blancs, son premier livre, publié en 1952, époustouflant « essai de compréhension du rapport Noir-Blanc », tout à la fois confession philosophique et étude clinique. De même que c’est l’antisémite qui fait le Juif (Sartre), de même le Noir n’existe que dans le regard du Blanc : « Je suis un nègre – mais naturellement, je ne le sais pas, puisque je le suis. »
L’intensité contemporaine de Fanon émane peut-être davantage de cette féroce description du racisme très étudiée par les post-colonial studies anglo-saxonnes que des Damnés de la terre, bible tiers-mondiste de la praxis révolutionnaire. Ces Damnés, ancrés dans la lutte anticoloniale, ne risquent-ils pas de nous paraître prisonniers de leur époque, loin de nous ? Le best-seller du psychiatre est peut-être aussi sa camisole de force. Celui qui a lutté pour humaniser la psychiatrie mérite à son tour qu’on l’en libère un peu. En vue de découvrir d’autres textes.
« L’enjeu est aujourd’hui de sortir de la division entre le Fanon anticolonial et (dé)passé des Damnés de la terre et le Fanon précurseur, postcolonial avant l’heure, de Peau noire, masques blancs, propose le jeune philosophe Matthieu Renault. Faire de Fanon notre contemporain, lui redonner un présent, c’est retrouver une continuité théorique, dialectique, qui manque souvent aux biographies. » Dans son essai, Frantz Fanon, De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, Renault remarque à juste titre que cette pensée francophone a tout de suite voyagé sans trouver d’attaches sur son propre sol. « Pour les Noirs américains, Fanon parle d’eux, précise la philosophe Magali Bessone, qui signe l’introduction aux œuvres. Il a tout de suite fonctionné aux Etats-Unis comme un auteur local, théoricien majeur de la lutte contre la ségrégation raciale. Son unité est bien plus évidente là-bas. »
“Un pays colonial est un pays raciste […] il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part.”
De part et d’autre de l’Atlantique, que nous révèle Fanon ? Que le racisme n’est pas une tare psychologique individuelle mais une vaste machinerie culturelle, sociale, politique. Deux équations sans appel en composent les rouages : « un pays colonial est un pays raciste » et « il n’est pas possible d’asservir des hommes sans logiquement les inférioriser de part en part », écrit l’auteur dans sa conférence, « Racisme et culture », donnée à Paris en 1956 au Congrès des écrivains et artistes noirs.
C’est cette implacable mécanique raciste, clé de voûte de la colonisation, qui, la même année, le décide à couper le dernier cordon qui le liait à la France, en quittant son poste de chef de service à l’hôpital psychiatrique de Blida. Dans sa lettre de démission adressée au ministre résident Robert Lacoste, il expose son cas de conscience : ne plus pouvoir continuer à soigner des hommes deux fois aliénés – « l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ».
“Ils n’ont qu’à rester chez eux ! Eh oui ! Voici le drame : ils n’ont qu’à rester chez eux. Seulement on leur a dit qu’ils étaient français.”
Ce parallèle entre aliénation psychiatrique et aliénation coloniale est l’un des fondements de sa pensée. Quelques années auparavant, à Lyon, le médecin avait su identifier les maux de ses patients nord-africains discriminés. Hier comme aujourd’hui, Fanon rappelle à ceux qui auraient tendance à l’oublier que le racisme n’est pas une idée abstraite, il est physique, ronge le corps, est affaire de peau, de mélanine, de sang, de tension musculaire – « C’est le cœur qui voltige là-dedans. C’est la tête qui éclate », écrit-il magnifiquement dans « Le syndrome nord-africain », paru dans la revue Esprit en 1952, mais qui, en ces temps de reconduites à la frontière, n’a rien perdu de son ironie tranchante. « Ils n’ont qu’à rester chez eux ! Eh oui ! Voici le drame : ils n’ont qu’à rester chez eux. Seulement on leur a dit qu’ils étaient français. Ils l’ont appris à l’école. Dans la rue. Dans les casernes. Sur les champs de bataille. On leur a introduit la France partout où, dans leur corps et dans leur “âme”, il y avait place pour quelque chose d’apparemment grand. »
Fils d’un inspecteur des douanes et d’une commerçante qui lui disait de ne pas « faire le nègre » quand il faisait des bêtises, biberonné au culte de la grandeur française, le Martiniquais a vécu la même déconvenue que ses malades. « Convaincu qu’être français consistait à défendre une certaine idée de la vie, de l’égalité entre les êtres humains, de la liberté et du droit, Fanon a pris part, à l’âge de 19 ans, à la guerre contre le nazisme, nous raconte Achille Mbembe. Au cours de cette épreuve, il découvrit qu’aux yeux de la France il était avant tout un Noir. Il en éprouva un terrible sentiment de trahison. »
Un traumatisme que met en perspective l’historien de la colonisation Nicolas Bancel, auteur de La Fracture coloniale : « Fanon est un pur produit de la politique coloniale qui consistait à former des élites. Celles-ci devaient intégrer le système pour le faire durer, en faisant un lien, une interface, entre la société colonisée et le pouvoir colonial. Mais cet entre-deux culturel fut pour Fanon la source d’une immense souffrance quand il s’est rendu compte qu’il demeurait dans une position subalterne. La promesse de l’idéal républicain s’est alors violemment brisée. »
La République prétendue une et indivisible, Fanon l’a vécue dans sa chair sous la forme d’une abominable division – il parle même de « scissiparité ». L’intégration promise devint violente désintégration. La Seconde Guerre mondiale fut un siège intérieur. Une lettre envoyée à ses parents depuis le front alsacien, un an après son départ de Fort-de-France, jette aux orties cet « idéal obsolète » : « Cette fausse idéologie ne doit plus nous illuminer. Je me suis trompé ! » Un hurlement : « Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause... » S’il rejette une telle « erreur blanche », Fanon ne veut pas non plus tomber dans ce qu’il nomme le « mirage noir » ; il refuse d’être dépositaire de valeurs spécifiques, de se laisser figer dans une négritude qui deviendrait une essence inamovible – le « Nègre je suis, nègre je resterai » de Césaire. Ni livrée noire, ni masque blanc.
Sans égale, l’œuvre de Fanon pénètre les méandres psychiques et culturels de la colonisation, ses mécanismes d’hybridation, de mimétisme. Ainsi, ses pages sur le désir de « lactification » éclairent de mille feux un phénomène social préoccupant, problème de santé publique : ces femmes noires prêtes à tout pour blanchir leur peau, pour revêtir le fameux déguisement blanc. On n’exerce ni ne subit jamais une domination sans que cela ait des conséquences, écrit Fanon en substance.
“C’est le Blanc qui crée le nègre. Mais c’est le nègre qui crée la négritude. A l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile.”
Il donne à comprendre les effets de retour de la colonisation. A quel point notre société est le fruit de notre histoire. « Rien n’est jamais simple, binaire, puisque la colonie colonise en retour la métropole. Fanon nous fournit des outils pour penser cette multiculturalité qui, qu’on le veuille ou non, traverse l’espace social français. C’est très déstabilisant tant notre système repose sur l’universalisme, mais Fanon, qui a lui-même fait ce parcours de la déstabilisation, a tout à nous apprendre », analyse Nicolas Bancel.
La question du voile, qu’il aborde dans son deuxième livre, méconnu, L’An V de la révolution algérienne (1959), est l’un de ces effets rétroactifs : « C’est le Blanc qui crée le nègre. Mais c’est le nègre qui crée la négritude. A l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile », écrit-il dans la section « L’Algérie se dévoile ». L’« exhibitionnisme véhément et agressif » comme réponse à l’acculturation : de quoi nous faire réfléchir aujourd’hui...
Même le débat actuel sur la « repentance » coloniale n’échappe pas à la lucidité de Fanon. Son intelligence interrogative refuse en effet un quelconque processus de culpabilisation, de fixation délétère, de lutte mémorielle : « Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable des négriers du XVIIe siècle ? Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la culpabilité dans les âmes ? » Non, assurément, Fanon n’implore qu’une chose : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! » Cinquante ans après sa mort, ses questionnements sont les nôtres. Ils traversent, lacèrent notre corps social et politique. Espérons que le médecin nous aidera à en penser les plaies. Et, rêvons un peu, à en panser certaines ?
Juliette Cerf
Télérama n° 3229
Le 5 décembre 2011
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