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vendredi 12 août 2011
Bernard Dadié: La Guerre aux «Sans culottes»
N’est-il pas temps de cesser de jouer avec la vie des peuples ? Ascension, honneurs... certes, pour quelques-uns ; mais qui a jamais parlé des nuits sans sommeil, des traumas subis par le plus grand nombre ? De nos cauchemars et des séquelles que nous porterons à vie?
Le baptême du feu, nous le subissons depuis le temps des caravelles. La guerre, pour la domination d’un continent, nous la connaissons. Nous ne cessons d’en être les cibles.
Dans la lutte pour la reconnaissance de l’ÉGALITÉ des Hommes, les Amis des Noirs furent pourtant toujours présents à nos côtés. La traite cessa et les colonies virent le jour. Dans certaines furent transférées les mêmes méthodes de travail qu’à Saint Domingue. Le Travail forcé, la Corvée...Quelques rares vieux les ressentent encore dans leurs os.
Aux indépendances, on se garda de part et d’autre de raviver la mémoire. La permanence du mépris pour l’homme noir se manifesta jusque dans l’occultation de la vérité historique. L’abcès ne fut pas débridé. À peine pansé. On nous parla plus de Paix, que d’Égalité et de Fraternité.
Dans le mauvais ordre, ce ne sont que de mots. Et la « Cellule africaine » logée à l’Élysée, fut créée pour permettre aux anciens colons de s’occuper de leurs affaires florissantes sur « le Continent de leur avenir. »
Gorée, Assinie...où débarquaient les premiers portugais, auraient pu être des ports de l’Amitié. On sait ce qu’il en advint...Au XIXe, quelques voyageurs, Verdier, Binger, Treich-Laplène...furent suivis par des hommes qui perpétueront avec honneur leur nom dans notre histoire : les Campion, Delafosse, Chaudron, Turquin, Roland, Gervais... Noms du Nord d’hommes qui mêleront leur sang au nôtre pour partager sur le même sol, le grand jeu de l’existence.
Trop vite, hélas, ils sont précédés, accompagnés, suivis d’hommes de guerre et de régiments « expéditionnaires » qui ne cesseront de brûler nos pays peuplés d’hommes et de femmes qui ne souhaitent qu’être frères et parents de tout ce qui vit ; nos pays peuplés de « Sans culottes ». Nos pays qui pratiquent au quotidien la vraie Fraternité, et que l’on s’empresse d’écraser dès qu’il leur prend envie de diversifier leurs amitiés. Au mépris de tous ces droits humains que la France respecte chez elle mais dénie aux pays du Sud où ils ne doivent être que pur ornement.
À la fin de la guerre de 39-45, l’Allemagne avait fait des prisonniers que l’on remit à Paris pour un retour au pays, l’Afrique. Nous eûmes, en récompense des services rendus, Thiaroye. L’Afrique allait revivre, sous une nouvelle mouture, les prouesses passées des Frères de la Côte : Cameroun, morts, Côte d’Ivoire, à plusieurs reprises, prisons et morts, Rwanda, morts, Zaïre, morts, Angola, morts, Togo, Bénin, morts, Guinée, morts, Gabon, Tchad, morts. Opération Turquoise, des morts, opération Requin, des morts, des morts en RCA. Le président, ancien tirailleur, naturalisé français pour services rendus à la patrie hexagonale, fut nommé président à vie, ensuite interdit de séjour en France.
Nommé empereur par l’Élysée, il fut chassé du trône par la Cellule, ses domaines pillés. Ses diamants ?... La monogamie serait de rigueur pour tout gaulois. Il mourut donc moine. Mais le cas n’avait pas été prévu par la Cellule. Aussi le corps repose-t-il encore dans la brousse africaine, en attendant une décision du Club Massiac dont les agents veillent nuit et jour sur leur domaine privé de l’Afrique Noire.
Mort singulier, morts en masse, anonymes. Moumié, compagnon du camerounais Um Nyombé ne fut-il pas empoisonné par un de ses agents spéciaux ?
Bouaflé, morts, Dimbokro, morts, Dabou, Abidjan, Séguéla, morts ; suivis par l’hécatombe de l’aventure biafraise, où l’on sait le rôle qu’y joua certain pays, pour un tuteur déjà à la conquête d’un pétrole dont il faut au plus tôt priver l’Afrique afin d’en faire demain un client soumis. Les bibliothèques de la Cellule ne seraient-elles pleines que d’ouvrages relatant des prouesses guerrières ?
Les avions qui, nuit et jour, ne cessent de nous tenir éveillés, de traumatiser durablement nos enfants ne seraient que les substituts modernes des navires corsaires et négriers d’antan dont nous célébrions naïvement naguère la disparition. Leurs « exploits » doivent plus que jamais nous garder de croire que : « La meilleure arme politique est la terreur » et que « tout ce qui relève de la cruauté impose le respect ». Himmler le croyait. On connaît la suite.
Mais que recherche-t-on, lorsqu’on se prévaut du titre d’ « homme » ? Le « pouvoir » sous toutes ses formes ou la « démocratie » ?
Des néophytes peuvent se leurrer. Ignorants de l’histoire, de son poids et de son sens, ils peuvent exulter « même au prix de cent mille morts ». La vedette, le tapis rouge, le jet particulier, les applaudissements d’une foule surchauffée, valent-ils la reconnaissance d’un peuple, d’un continent qui réfléchisse par lui-même, qui débatte librement et choisisse sa voie accordée aux souhaits d’une jeunesse ouverte, décomplexée. À l’école on nous a appris à rechercher et approfondir les écrits de Las Casas, de Marmontel, de l’Abbé Raynal et de tous ceux qui ont lutté pour l’égalité des hommes. En s’opposant aux idées reçues, en marquant leur différence, ils ont été les vrais accoucheurs de la Liberté, sans cesse bridée, brimée, sans cesse désirée et renaissante.
Aux antipodes d’un certain Club Massiac, qui lui aussi se perpétue en facilitant la circulation de « fonds adéquats » à la réalisation de ses vues. Une circulation aussi pernicieuse que celle des drogues et des armes. Dans le passé, le président Nkrumah en voyage, ne retrouvera plus son siège...Faut-il continuer de vivre dans l’incertitude à chaque choix, à chaque élection populaire qui n’agrée pas à la Cellule, encore moins au Club Massiac ?
Quand on osa parler sur ce continent d’indépendance pour les pays sous tutelle française, la Guinée de Sékou Touré eut les ennuis que l’on connaît, et les dérives attendues, pour nous contraindre à rayer ce mot si plein de notre vocabulaire. « Indépendance dans l’interdépendance » était, paraît-il de bien meilleur aloi. Ici, le Syndicat des planteurs africains avait le premier en Afrique francophone pris la tête de la lutte émancipatrice. Les morts jonchèrent les rues des villages qui brûlaient et les prisons furent surpeuplées.
Nous avions un député dont l’élection avait été très difficile parce les Frères de la Côte voulaient les deux sièges. Époque où l’école nous fournissait trois ou quatre bacheliers par an, où nous commencions à former à l’extérieur nos élites, où écrivains et artistes remontant à la source de nos cultures et de notre histoire, pleins d’assurance malgré le danger nous moquions les États généraux de la colonisation. Nous leurs opposions les États Généraux des Cultures Noires. Les femmes, en avance sur les hommes, lançaient dans leurs marches de protestation, des admonestations lourdes de sens : « Oui, camarades, toutes les misères que l’on nous fait subir actuellement, c’est à cause de l’argent que les colonialistes tirent de nos pays. C’est pour cela que l’on emprisonne nos maris, nos frères et nos enfants. C’est pour cela qu’on nous en impose de façon exorbitante.»
Certes la République et la Démocratie réclamaient des sacrifices...mais de tous. Les Etats-Unis reprenaient enfin le flambeau de Lincoln et faisaient la chasse au Ku Klux Klan. Aujourd’hui, on ne peut qu’espérer que le Président Obama suive cette voie lumineuse du respect de l’homme et inspire l’ONU pour de justes et équitables décisions. Même si nous savons que l’Italie dans sa lutte contre l’Abyssinie reçut l’aide de la Société des Nations...
Rappelons-nous. Ici, dix ans plus tard, à la suite d’une conférence organisée par les serviteurs du pouvoir colonial d’alors, Mathieu Ekra et ses compagnons furent arrêtés. Condamnés avant d’avoir été jugés (un an de prévention dans les conditions que l’on connaît), malgré les appels à la raison des « Amis des Noirs ».
« Les gendarmes européens les forçaient à danser à la cadence des coups qu’ils recevaient » On les jeta dans un fourgon à bestiaux arrosé de piment en poudre (Rapport Damas 1950). Ce fut le sort, à la même époque d’autres compagnons de la boucle du cacao. Ceux qui trônent dans la Cellule africaine en ont-ils mémoire ? Savent-ils que le monde évolue, même s’il le fait en suivant une spirale ?
Enfin, nous avons chanté, l’Indépendance. Mais une indépendance surveillée. Qui allait ranger les armes ? On trouva des bancs d’essai pour en essayer de nouvelles. Quelques-uns se souviennent du Sanwi ou du sort de ce jeune homme et de sa région quand il vint de Paris pour, disait-il, réclamer une république républicaine et non une république monarchique où ne triompherait que les idées d’un homme. Soubresauts inévitables quand un État se met en place ? Peut-être...
Mais pourquoi ne pas en avoir cherché à en analyser les raisons ? «Je fais ma politique », cet aveu avait rompu la confiance et accéléré la mort de certain vieux syndicaliste. « Je fais ma politique », était-ce une réponse suffisante à toutes les aspirations d’une population et d’une jeunesse qui voulait apporter sa contribution au pays. On arguait des choix erronés des pays voisins, de la force de la Cellule, de la nécessité de s’appuyer sur un robuste tuteur. On préférait une indépendance surveillée et l’on se gardait d’évoquer l’exemple lointain du roi de Sikasso qui pour sauver sa liberté et sa dignité préféra mourir face aux troupes occidentales affamées de poudre et de soleil....
La marche des peuples vers le pouvoir est comparable à la vie d’un vaste océan aux remous et tempêtes parfois imprévus quand on se refuse à le connaître en profondeur. Ceux qui disent et prédisent l’avenir sur des apparences ne sauraient être toujours à jour. Une évidence : le premier septembre 1939, le premier coup de canon des Blancs rompit la chaîne des Sans Culottes Noirs. Les peuples d’Afrique prenaient conscience de leur part essentielle à la liberté du monde. S’ils voulaient balayer l’ère du mépris et des injustices, il leur fallait poursuivre avec constance cette marche que rien n’arrêterait.
Un matin, nous eûmes un président dont l’élection ne plut pas à tous. On ne lui laissa pas trois mois pour commencer le palabre. Dix ans... Ce président eut l’audace d’ordonner la saisie quelques fonds dus, d’une banque qui refusait de rendre son bien à l’État. Toucher à la Banque ! Le symbole le plus sacré d’une civilisation qui prétend ne défendre que l’homme.
Longtemps contenue, la colère de la Cellule éclata, tel un volcan en éruption. Sur l’océan, vaisseaux de guerre, dans le ciel, avions et hélicoptères de guerre jamais vus, à terre, encerclements des villes par des soldats en armes de guerre sophistiquées. Déluge de parachutistes et de feu sur nos ponts, nos maisons, nos têtes. Trois mois de privation de médicaments n’avaient pas suffi, on nous priva de tout et surtout de la vie.
Les cadavres, les décombres : un coup de balai en aurait raison. Le Palais présidentiel, la Résidence furent le coeur de la cible. Tous leurs résidents furent arrêtés et traités comme on le sait... Dans « La France et ses tirailleurs » de Charles Onana, on lit que dès les premières attaques de l’armée Allemande, ce sont encore les tirailleurs africains qui vont au feu pour défendre le territoire français contre l’invasion des SS : « Les boches tiraient partout, les feuilles des arbres dégringolaient autour de nous ».
Les Allemands déploient leurs forces de frappe dans toute la région lyonnaise « ils sont plutôt bien reçu par les tirailleurs sénégalais » (sic !)
Hélas. Combien comprennent qu’un coup de poing, un coup de pied, une gifle, donnés à un homme Noir est un affront à tous les Africains ; que donnés à un président de république africain c’est un affront pour tout homme, même pour les occupants brandissant le drapeau tricolore.
Mais comment respecter l’homme quand on ne respecte pas les monuments aux morts ? Quel avenir pour les pays soumis à des destructions, des incendies d’archives, de documents, à l’arrivée d’un nouveau président ? En finira-t-on avec les sévices, les arrestations, pour asseoir une autorité qui n’a pas besoin de la crainte pour se faire accepter.
Rappelons : « À peine était-il sorti qu’un aide de camp du Général Leclerc entra, accompagné d’un très grand nombre de grenadiers qui m’environnèrent et s’accaparèrent de moi, me garrotèrent comme un criminel et me conduisirent à bord de la frégate la Créole » (Toussaint Louverture in J.P. Biondi). C’était à Saint-Domingue.
Paris s’en souvient-il ? « Nous travaillons pour les générations futures, lançons la liberté dans les colonies », disait Danton en 1794. Désormais rues, port, aéroport grouillent de « tuteurs ». Ils paradent cependant que la population tremble pour sa sécurité.
C’est cette France-là « la France que je combats », comme l’écrit Théophile Kouamouo, cet Africain né à Charleville-Mézières. Le lieu où le hasard fit naître, un jour, Arthur Rimbaud, ce prince des poètes, ce « voyant » « étincelle d’or » dont la parole « apparaît en 1870, à l’un des moments les plus tristes de notre histoire, en pleine déroute, en pleine guerre civile, en pleine déconfiture matérielle et morale, en pleine stupeur positiviste. » (Paul Claudel, Préface aux Oeuvres 1942) France Libre, France de Toutes les Libertés, France de la Culture qui sait avec son Poète qui accepte que « nous ne voyons qu’en reflets et en énigmes : « un certain commencement » (ibid.), c’est cette France là que nous aimons. En dépit des pluies de bombes versées en son nom avec cynisme sur ces négrillons qui parlent de dignité, fils de ces tirailleurs qui coururent vers tes centres de recrutement en 1939, nous savons qu’elle existe.
8 mai 1945 ! Fin de la guerre avec le parent Allemand mais début de la nôtre, nous qui avions eu le tord de croire en la promesse du Maître. L’Afrique, ce grand marché, cette mine d’or, d’où partaient les hommes pour les « isles » et dont les révoltes jusqu’à très peu furent passées sous silence, l’Afrique des Sans Culottes se levait.
Nos Valmy, furent suivis de Sedan. Un président arrêté, battu, exposé ; des domiciles fouillés, des richesses emportées, des documents déchirés, des assaillants armés au milieu d’hommes, de femmes et d’enfants désarmés...
Un matin, « sur ordres » dirent-ils, ils firent irruption chez l’auteur de ces lignes, emportèrent bijoux et argent de son épouse et la voiture de l’époux, volèrent un portable et quelques sous à ses petits enfants encore endormis, jetèrent à bas des tiroirs, parce que leur grand père présidait le CNRD. Lui avait vécu les luttes du passé, les prisons de Grand Bassam et Abidjan et les brimades multiples d’une vie d’homme engagé, en Afrique. Des temps que ses agresseurs n’ont pas appris à connaître. Une vie qui ne leur a pas été enseignée.
L’Histoire, notre livre et la Culture, notre boussole.
Oui l’histoire. C’est celle du wagon dans la forêt de Compiègne à Rethondes où fut signé un traité d’armistice, mais un acte honteux d’asservissement ; c’est le récit de la mort des dictatures ; de la révolution lente mais constante, consciente des peuples réveillés et unis. Le pouvoir du peuple est une poussée, une avancée de l’humanité, celui des despotes, un événement, un moment dans le vaste temps.
Nombreux sont ceux qui ont exercé cette sorte de pouvoir, nombreux sont ceux qui l’ont abandonné. Depuis 2002 ici, et bien avant, des murs, des coeurs et des corps portent des traces des balles de hordes vindicatives qui sèment la mort sur leur trajet L’Europe poste industrielle a-t-elle encore besoin de bûchers de bois d’ébène pour continuer sa croissance ?
De grâce ! Qu’Églises et Mosquées restent fidèles à la lettre mais surtout en esprit au Message Divin. Qu’elles soient des foyers d’Amour et de Charité et non de discorde et de prêches enflammés. Que partout chacun soit respecté dans sa personne, son origine, ses opinions, qu’il soit grand ou petit. Grand merci à l’Association des Écrivains de Côte d’Ivoire qui réagi avec une hauteur de vue à saluer. Mais qui peut être aujourd’hui sûr qu’un coup mortel ne l’atteigne, parti d’une arme affamée, parce que sa tête ne plaît pas au voisin ?
Maître encore de ma personne pour autant que Dieu le voudra, mais pas de la folie des hommes, alors que la journée s’achève et que j’avance vers le terme de mon séjour, je souhaite que notre continent, uni pour le meilleur, fidèle à sa culture, ouvert à l’humain, à l’essence de l’être et non à l’apparence, refuse d’être le banc d’essai des nouveaux engins de mort et le lieu des appétits déchaînés, d’une « modernité » effrénée.
Que la juste lecture des bouleversements de ce temps n’attende pas trente ans pour être faite et que les prisonniers et les morts d’hier et d’aujourd’hui, toutes nos souffrances mêlées soient notre supplément d’âme pour avancer vers notre libération effective dans le juste respect de notre égalité de citoyens, d’être humains et d’enfants de Dieu.
Bernard B. Dadié
-Grand prix de l’Afrique noire
-Grand prix de la Légion d’honneur
-Grand croix de l’ordre national Ivoirienne
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