Ceux qui s’interrogent sur la nature des relations franco-africaines obtiennent aujourd’hui une réponse aussi claire que consternante : la France bombarde en Libye et en Côte d’Ivoire. Sous couverture de l’ONU, certes, mais l’État français est en première ligne, les armes à la main dans des conflits africains. Pour les meilleures raisons du monde : il s’agit ici de protéger des civils contre les troupes du colonel Kadhafi et là de permettre au vainqueur des élections présidentielles de prendre les rênes du pouvoir. Dans le discours officiel, la guerre est fondée sur le droit, la justice et la raison. La tradition est respectée : les aventures militaires occidentales sont toujours menées au nom des plus hautes valeurs civilisées. Les agressions sont légitimées par des discours de circonstances qui révèlent rapidement leur manque de substance quand il ne s’agit pas de mensonges purs et simples. De l’affaire du coup d’éventail prélude à la colonisation de l’Algérie aux armes de destruction massives pour envahir l’Irak, les prétextes sont innombrables.
L’intervention en Libye a été précédée d’une gestion médiatique jouant sur tous les registres de l’émotion : l’armée sanguinaire d’un dictateur fou aurait écrasé avec une brutalité inouïe des contestataires pacifiques. Ainsi l’opinion est « informée » que des avions de combat auraient été utilisés pour réprimer des manifestations et selon un opposant libyen, qui a entretemps disparu des écrans, il y aurait eu près de 6 000 morts dès les premiers jours de troubles. Aucune preuve n’est venue étayer ces graves accusations. Il faut souligner ici l’intéressante concordance de traitement de l’actualité libyenne par les médias lourds franco-britanniques et les chaines satellitaires arabes, Al Jazeera notamment, qui ont relayé, sans grandes nuances, un discours univoque et préparé l’opinion à l’intervention armée. Dans un climat très « émotionnel », la France a joué un rôle essentiel dans l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations unies qui consacre clairement le droit d’ingérence. Pour les spin-doctors parisiens, il s’agissait de démontrer que la France volait au secours d’un peuple arabe privé de droits et militairement menacé. L’opération est tellement grossière qu’elle en est une insulte au bon sens.
La France, amie de tous les autocrates
eux qui conduisent l’État français, qu’ils se réclament de la droite ou de la gauche, ont systématiquement soutenu les pires dictatures arabes et ont couvert des crimes gravissimes et généralisés contre l’humanité perpétrés par ces régimes. Les appréciations flatteuses sur la qualité de la gestion économique et sur la détermination des dictateurs à lutter contre « l’islamisme » constituent une part importante du discours français en direction du monde arabe. Au nom d’un réalisme sans principes et d’une politique sans éthique, la démocratie française est l’amie des tyrannies et un adversaire résolu des forces démocratiques et des oppositions dans le monde arabe. Est-il besoin de rappeler l’accueil réservé au dictateur libyen lors de son séjour parisien en décembre 2007 ? Le président Sarkozy avait publiquement déclaré son bonheur de recevoir un tyran avec tous les égards protocolaires et tous les fastes de la République. Est-il besoin de rappeler que Hosni Moubarak, dictateur égyptien, était le vice-président de l’Union pour la Méditerranée et que Tunis, alors capitale du despote Zine el Abidine Ben Ali, devait un moment accueillir le siège de cette improbable organisation voulue par Nicolas Sarkozy ? L’image de la France dans le monde arabe est à peine meilleure que celle des États-Unis, ce qui n’est pas peu dire. Le ci-devant pays des droits de l’Homme est celui où l’islamophobie décomplexée et le discours raciste anti-arabe constituent une des bases principales du consensus politico-médiatique des élites de pouvoir. Les faux-débats de diversion sur la laïcité et l’Islam ne trompent que ceux qui subissent passivement le matraquage médiatique de médias aux ordres de l’exécutif français. Est-il possible de modifier favorablement une image aussi profondément dégradée sur le dos du peuple libyen ? On peut légitimement en douter. D’autant qu’au fil des bombardements, il apparaît clairement que la situation en Libye est loin de correspondre au manichéisme simpliste que diffusent les propagandistes du néoconservatisme « à la française ». Il faut observer que les opinions au Maghreb ont changé avec l’évolution de la crise en Libye. D’une franche sympathie pour l’insurrection contre le régime de Kadhafi, l’opinion maghrébine est désormais beaucoup plus réservée du fait de l’entrée en action des armées occidentales.
En Côte d’Ivoire, c’est encore sous la couverture des Nations unies que des troupes françaises participent à une guerre civile avec comme toujours les meilleures intentions du monde. Il s’agit dans ce cas d’imposer que le résultat officiel, internationalement admis, de l’élection présidentielle se traduise dans la réalité et qu’Alassane Ouattara remplace Laurent Gbagbo à la tête d’un pays en danger de partition. Mais sur la scène ivoirienne, personne n’est moins qualifié que l’ancienne puissance coloniale pour arbitrer dans un conflit interne. Dans les faits, le France ne se proclame plus seulement en tuteur de ce pays du pré-carré néocolonial, mais prend le risque considérable d’une gestion politique directe d’un État qui est bel et bien ramené à son statut de colonie. Laurent Gbagbo, très proche des socialistes français, mis au ban des nations, est certainement coupable de toutes les dérives, mais cela ne justifie en aucune façon les menées guerrières d’une puissance extracontinentale contre son régime. Cette intrusion est très mal vécue par l’opinion africaine, qui même si elle n’éprouve guère de sympathie pour Laurent Gbagbo, ressent cette ingérence militariste comme une insulte à l’indépendance africaine et le retour de la politique de la canonnière. Pour de nombreux Africains, les équilibres ivoiriens sont fragiles et le résultat, plutôt serré, de l’élection présidentielle aurait dû conduire à une posture plus sage, à la recherche obstinée par tous les moyens de la politique et de la diplomatie d’un modus vivendi.
Des castes contre les peuples
L’arrestation de Laurent Gbagbo à laquelle ont – au moins – grandement contribué les forces françaises sous couverture de l’ONU est l’illustration de l’immixtion néocoloniale dans les affaires intérieures d’un pays réputé souverain. Si l’intervention française laissera certainement des traces profondes dans un pays divisé en deux camps d’importance comparable, elle a déjà des conséquences sur la perception du rôle de la France en Afrique. À travers l’Afrique, le silence coupable des leaders politiques ne doit pas faire illusion, une colère sourde est perceptible. Les déclarations méprisantes prononcées par le président français à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar en juillet 2007 sont le commentaire le plus approprié au déploiement des blindés et des hélicoptères français sur le sol africain. Si la guerre des civilisations a succédé à la mission civilisatrice, les discours et les méthodes ont à peine changé.
Gbagbo et Kadhafi ne sont ni Lumumba ni Nasser. Ces autocrates vulgaires sont, au premier chef, responsables de la dévastation de leur pays, responsables des guerres civiles et responsables de l’intervention étrangère. Mais rien ne laisse supposer que leurs opposants leur soient supérieurs. Et c’est à ce niveau que se situent la matrice des convulsions africaines et l’alibi au néocolonialisme. De fait, le retour militaire de la France sur le continent martyr est avant tout l’expression de l’échec catastrophique des dirigeants politiques africains. Les hommes de pouvoir, en Libye, en Côte d’Ivoire, comme presque partout ailleurs en Afrique, assument l’échec de la décolonisation. La corruption et le pillage des ressources sont la caractéristique commune d’anti-élites civiles ou militaires affiliées aux réseaux d’affaires et aux groupes d’intérêts dans les anciennes métropoles. L’action continue de ces castes de pouvoir a précipité l’affaiblissement des États et à conduit à la destruction des sociétés gérées par la violence et la privation des libertés, plongées dans la misère et l’analphabétisme.
Le néocolonialisme « humanitaire »
Les interventions françaises répondent aux objectifs à moyen et long terme de ces groupes d’intérêts. En Libye comme en Côte d’Ivoire, il s’agit de conforter ou d’établir une présence dans des pays riches et qui ouvrent sur des régions stratégiques. Que ce soit l’Afrique de l’Ouest ou le Sahel, les régions visées sont à très fort potentiel minier dans la perspective d’une concurrence mondiale exacerbée pour le contrôle de ressources fossiles et minérales en raréfaction.
Sur ces deux champs de bataille, les organisations régionales, la Ligue arabe et l’Union africaine, ont fait l’éclatante démonstration de leur impuissance, ou plus gravement dans le cas de la Ligue arabe, de faux nez au service des Occidentaux. Quant à l’ONU, réduite à son conseil de Sécurité dominé par les Américains et leurs alliés, elle est le centre suprême de légitimation du bellicisme occidental. La résolution 1973 est un modèle du genre : partie d’une zone d’exclusion aérienne, elle a abouti à un feu vert pour des bombardements généralisés sur les troupes de Kadhafi. L’interdiction d’envoi de troupes au sol – concession à des opinions occidentales qui ne souhaitent plus voir de corps expéditionnaires après l’Irak et l’Afghanistan – est en voie d’être contournée par le recours à des sociétés de guerres privées, du type Blackwater.
Ainsi, ce bellicisme bien-pensant ouvre un vaste champ d’incertitudes et de périls. Au prétexte de voler au secours de la démocratie et du droit, le néocolonialisme aux habits neufs de l’humanitaire et de l’hégémonie néolibérale renaît sur les cendres des indépendances confisquées. Pour l’État français, le retour des vieux démons néocoloniaux n’est certainement pas le signe d’une relation renouvelée avec l’Afrique ou avec le monde arabe. Quant à ceux qui doivent leur accession au pouvoir par la force d’armes étrangères, ils doivent savoir qu’ils ont dénaturé leur combat politique et qu’ils devront assumer, sous une forme ou une autre, cette tare originelle et le déficit de légitimité qu’elle induit.
Omar Benderra
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